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25/07/2023

Les syndicats en Belgique : l'illusion de la puissance ?

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Les syndicats en Belgique : l'illusion de la puissance ?
 Pierre Blaise
Auteur
Sociologue et secrétaire général du CRISP
 Jean Faniel
Auteur
Politologue et directeur général du CRISP

En mars 2023, un conflit social d’une ampleur inédite éclate au pays de la concertation sociale : la Belgique. Cet épisode de grèves serait-il révélateur d’un tournant pour le syndicalisme et le dialogue social chez nos voisins belges ? Pierre Blaise et Jean Faniel mettent ces évolutions récentes en perspective d’une histoire longue et d’une culture syndicale bien spécifique, en quête de signaux faibles pour les années à venir…

Retrouvez l'ensemble des articles de notre série d'été Tour d'Europe des syndicats.

Le 7 mars 2023, la direction de la chaîne de supermarchés Delhaize Belgique (branche belge du groupe néerlandais Ahold Delhaize) annonce vouloir franchiser ses 128 magasins intégrés et transférer 9 200 travailleurs vers des gérants indépendants. L’objectif de la direction est d’améliorer la croissance et la rentabilité des magasins. Elle estime qu’il s’agit de la seule solution pour la survie de la chaîne.

Immédiatement, tous les magasins en gestion propre se mettent en grève. Les syndicats s’opposent au plan de la direction dans lequel ils voient une restructuration cachée donnant lieu à un licenciement collectif qui devrait être traité comme tel selon la législation belge. Ils redoutent qu’après leur transfert vers une franchise, la moitié voire les deux tiers des travailleurs perdent leur emploi. Ils considèrent également nécessaire de défendre les conditions de travail et de rémunération des travailleurs qui seront assurément dégradées en cas de transfert dans des magasins franchisés.

Quatre mois plus tard, le conflit est toujours en cours, ce qui lui confère un caractère exceptionnel. Il rompt en outre avec les pratiques sociales en vigueur en Belgique par la manière dont les événements se déroulent et par l’attitude de la direction. Celle-ci refuse la négociation dans un pays où la concertation sociale est tellement ancrée dans la tradition et conduit habituellement au règlement des désaccords. Elle a par ailleurs recours à la justice avec une ampleur jamais vue, dans le but d’entraver l’action des syndicats, bien implantés dans ce secteur et particulièrement chez Delhaize.

Par-delà ce cas emblématique, la conflictualité sociale et, d’une manière générale, la concertation sociale prennent depuis quelques années une tournure nouvelle en Belgique. Quel est encore le poids des syndicats aujourd’hui ? Et quels sont leur parcours et leur représentativité ?

Origines et développement

Le syndicalisme belge trouve ses racines dans la révolution industrielle. Apparue en Angleterre, elle atteint rapidement la Belgique, en particulier la Wallonie. Le mouvement syndical naît au 19e siècle avec la formation d’une classe ouvrière. À l’époque, les conditions de vie de celle-ci sont exécrables. Mais la loi interdit la création d’organisations ouvrières et le délit de coalition subsiste jusqu’en 1866. Le syndicalisme belge apparaît dès lors assez tardivement, notamment car d’autres formes de solidarité (coopératives, mutuelles) mobilisent d’abord les moyens disponibles des travailleurs et leur apportent des gains immédiats.

L’apparition des syndicats d’ouvriers des usines et des fabriques remonte à 1857, dans la cité textile de Gand.

L’apparition des syndicats d’ouvriers des usines et des fabriques remonte à 1857, dans la cité textile de Gand, où ils regroupent des tisserands et des fileurs. Avec un syndicat de métallurgistes créé deux ans plus tard, ils créent une fédération en 1860. Ces premières associations ont une existence éphémère en raison de l’opposition de la bourgeoisie, de l’idéologie libérale ambiante, du particularisme des métiers et de la faiblesse des organisations, confrontées à diverses formes de répression.

Le délit de coalition est abrogé en 1866. Mais les peines relatives au délit "d’atteinte à la liberté de travail" (article 310 du Code pénal et une loi de 1892) limitent fortement l’activité des organisations. Ce n’est qu’en 1921 que l’exercice du droit de grève ne sera plus entravé légalement et que la législation autorisera explicitement la liberté d’association.

Au lendemain des événements de 1886 (des émeutes violemment réprimées éclatent dans les bassins industriels de Liège et du Hainaut), une législation sociale se met progressivement en place et, parallèlement, les institutions ouvrières et les formations politiques vont pouvoir se développer. Un mouvement de centralisation s’ébauche : des fédérations de métiers puis des centrales professionnelles se créent.

Au lendemain des événements de 1886, une législation sociale se met progressivement en place.

D’abord apolitiques, les initiatives ouvrières vont s’insérer dans le paysage partisan. Ainsi, le Parti ouvrier belge (POB, 1885), ancêtre du Parti socialiste, et la Ligue démocratique belge (LDB, 1891), d’obédience chrétienne, vont donner un nouveau cadre aux structures syndicales. Le POB crée la Commission syndicale en 1898 qui deviendra la Confédération générale du travail de Belgique (CGTB) en 1937. Tandis que le Secrétariat des unions professionnelles chrétiennes est créé en 1904 au sein de la LDB. La Confédération générale des syndicats chrétiens et libres de Belgique est formée dans son prolongement en 1912 et prend le nom de Confédération des syndicats chrétiens de Belgique (CSC) en 1923. Suivant la configuration idéologique du pays, un syndicalisme de tendance libérale se développe également, mais il faut attendre 1930 pour qu’aboutisse ce processus et que naisse la Centrale nationale des syndicats libéraux de Belgique (CNSLB).

Les syndiqués sont minoritaires au sein de la classe laborieuse jusqu’en 1914. Mais les syndicats deviennent des organisations de masse après la Première Guerre mondiale, alors que se développe une protection nationale contre le chômage qui consacre le rôle d’organisme de paiement des caisses de chômage syndicales et que se développent les commissions paritaires, organes sectoriels de concertation sociale.

Après la Seconde Guerre mondiale, une tentative de réaliser un syndicat unique échoue. À la suite de quoi, la première préoccupation des organisations est de se reconstituer et, pour certaines, de réformer leurs structures. La CGTB s’associe à trois mouvements syndicaux créés pendant la guerre pour former en 1945 la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB). La CSC poursuit son action sous la même dénomination et la confédération libérale sous le nom de Centrale générale des syndicats libéraux de Belgique (CGSLB) qu’elle avait adoptée en 1939.

Le syndicalisme en Belgique : l’unité d’action dans la pluralité des organisations

Dès l’origine, les syndicats belges se sont constitués au sein des piliers qui structurent et compartimentent la société belge.

Aujourd’hui, le paysage syndical est composé de ces trois organisations interprofessionnelles ainsi que de quelques syndicats catégoriels voire corporatistes dans des secteurs comme les finances, les chemins de fer et la police. La concertation sociale est surtout le fait des trois premières : la CSC, la FGTB et la CGSLB. Comme on a l’habitude de le dire, le syndicalisme belge se caractérise par "l’unité d’action dans la pluralité des organisations".

Dès l’origine, les syndicats belges se sont constitués au sein des piliers qui structurent et compartimentent la société belge. Constitués de réseaux qui regroupent des organisations (sociales, de santé, de jeunesse, mutualistes, coopératives) et un parti politique, ces piliers sont organisés selon les mondes idéologiques chrétien, socialiste et libéral qui ont longtemps, mais aussi de manière inégale (Le réseau libéral d’organisations sociales, de santé, de jeunesse, etc. est nettement moins développé que les réseaux chrétien et socialiste), dominé la société belge. Aujourd’hui encore, les trois principaux syndicats se rattachent à leur pilier, même si ceux-ci ont vu leur importance décroître depuis une soixantaine d’années, notamment en raison de la sécularisation de la société.

Créés dans le giron des partis politiques, les syndicats vont s’en détacher et s’en émanciper. Ce qui n’empêche pas que les liens entre syndicats et partis puissent encore être étroits, le parti étant susceptible de porter politiquement les revendications du syndicat. Si une certaine proximité entre les partis socialistes (l’un francophone, l’autre flamand) et la FGTB subsiste (notamment par l’implication de dirigeants syndicaux dans ces partis), du côté chrétien, le relais historique que constituait le parti social-chrétien a laissé la place à davantage de pluralisme partisan. La montée en puissance du Parti du travail de Belgique (PTB, gauche radicale) et l’attrait qu’il exerce à la base questionne depuis quelques années la configuration des relations historiques entre partis et syndicats belges.

En 2021, la FGTB enregistrait 1 539 911 membres, la CSC 1 500 415 et la CGSLB 308 710. Avec un total de 3 349 036 affiliés, ces trois organisations en comptent bien davantage que les syndicats français réunis, alors que la France totalise six fois plus d’habitants. Toutefois, le nombre total d’affiliés subit un recul depuis 2014, année où il a cumulé à 3 488 624 membres. Selon l’OCDE, le taux de syndicalisation est passé en Belgique de 52,9 % en 2014 à 49,1 % en 2019. Une telle érosion n’avait plus été relevée depuis les années 1980, voire les années 1930. Elle maintient néanmoins les taux belges très au-dessus des taux de syndicalisation français, qui tournent autour de 10 % depuis plusieurs années (7 % dans le secteur privé).

Ces trois organisations en comptent davantage de membres que les syndicats français réunis, alors que la France totalise six fois plus d’habitants.

La CSC et la FGTB sont des organisations composées de centrales professionnelles et de sections régionales interprofessionnelles. L’évolution de l’organisation institutionnelle du pays, qui est devenu un État fédéral, les a conduites à s’adapter et à se doter de structures régionales wallonne, flamande et bruxelloise (Comités régionaux à la CSC et Interrégionales à la FGTB), tandis que le syndicat libéral a institué des régionales.

Historiquement, les syndicats se sont constitués en caisses de secours mutuel. Ils ont continué à assurer ce service à leurs membres et lorsque, progressivement, les pouvoirs publics sont intervenus notamment pour procurer des indemnités aux chômeurs, ils ont associé les syndicats à la gestion de l’assurance naissante. Aujourd’hui encore, les syndicats constituent des caisses de paiement des allocations de chômage, ce qui participe de leur rôle de dispensateur de services.

Les syndicats sont devenus des sortes d’agences sociales.

Cette dimension de service individuel exerce un fort pouvoir d’attractivité sur les travailleurs et explique partiellement que le taux de syndicalisation reste aussi élevé dans le pays. Les syndicats sont en effet devenus des sortes d’agences sociales.

Mais ce sont aussi, voire avant tout, des organes de revendication et de contestation. Une tension peut se manifester à certains moments entre ces deux dimensions de l’action syndicale, certains considérant qu’une intégration trop grande dans le système peut nuire à la dimension de mobilisation collective de leur mission et inversement.

Par leur intégration progressive dès le début du 20e siècle dans les rouages de la sécurité sociale et dans un système de relations collectives de travail au niveau des entreprises, des secteurs d’activité et de l’ensemble des secteurs à l’échelle du pays, les syndicats sont devenus des acteurs incontournables. Ils sont parties prenantes des organes de gestion de la sécurité sociale et ils sont reconnus, par le monde patronal comme par les pouvoirs publics, comme les interlocuteurs représentatifs de l’ensemble des travailleurs.

Un système grippé

Les organisations syndicales belges demeurent des organisations de masse, caractère qui devrait leur assurer un pouvoir important et une capacité d’action élevée. Or la période actuelle semble caractérisée par une évolution qui leur est peu favorable.

Le système élaboré de concertation sociale à l’œuvre en Belgique semble grippé, du moins au niveau le plus élevé. Là où, par le passé, des accords interprofessionnels concernant l’ensemble du secteur privé étaient négociés sur le plan national tous les deux ans entre le patronat et les syndicats, notamment en matière d’évolution des salaires, on constate qu’il n’y a quasiment plus d’accord de ce type depuis 2008. Le leitmotiv de la modération salariale domine la concertation sociale depuis plusieurs décennies. Les mobilisations syndicales qui se sont échelonnées de 2021 à 2023 avec pour thème central l’évolution des salaires n’ont pas été suivies d’effet. Tandis que subsistent les remises en question par les milieux libéraux et patronaux du système d’indexation automatique des salaires (soit leur liaison à l’augmentation du coût de la vie, selon des mécanismes propres aux différents secteurs).

En outre, des décisions politiques et judiciaires ont un impact sévère sur l’action des syndicats dans un contexte où le rapport de force avec le monde patronal n’est pas en leur faveur.

Des législations ont été adoptées comme l’instauration d’un service minimum en cas de grève dans les chemins de fer, dans le secteur du contrôle aérien et dans les prisons. La justice a condamné à des peines de prison des syndicalistes qui avaient bloqué une autoroute ou un port lors d’une action de grève. Elle intervient également de plus en plus souvent dans des conflits d’entreprise pour limiter le droit de grève des travailleurs qui occupent leur lieu de travail, en empêchent l’accès ou bloquent les services logistiques d’acheminement des marchandises, par exemple. À cet égard, le conflit en cours chez Delhaize a pris des formes sans précédent.

La justice intervient de plus en plus souvent dans des conflits d’entreprise pour limiter le droit de grève des travailleurs qui occupent leur lieu de travail.

Aujourd’hui, la capacité de mobilisation des organisations syndicales belges demeure importante, mais se pose toutefois la question de leur poids sur le monde politique et sur le monde patronal alors que le pouvoir judiciaire joue un rôle de plus en plus grand dans la conflictualité sociale

Étienne Arcq, Pierre Blaise, Les organisations syndicales et patronales, Bruxelles, CRISP, Dossier n° 68, 2007.
Pierre Blaise, "Les élections sociales de novembre 2020", Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2519-2520, 2021.
Bernard Conter, Jean Faniel, "Belgique. Une sortie de pandémie sans modification du carcan salarial", Chronique internationale de l’IRES, n° 177, mars 2022, p. 27-35.
Jean Faniel, "Caractéristiques et spécificités des syndicats belges", in Étienne Arcq, Michel Capron, Évelyne Léonard, Pierre Reman (dir.), Dynamiques de la concertation sociale, Bruxelles, CRISP, 2010, p. 93-119.
Jean Faniel, "Centralité des syndicats et fracture régionale : la mobilisation des chômeurs en Belgique", Les cahiers du CHATEFP, n° 26, "Des sans-travail aux chômeurs : deux siècles de mouvements", décembre 2022, p. 123-138.
Jean Faniel, Corinne Gobin, "Les relations entre syndicats et partis politiques : un frein à la mobilisation sociale ?", in Jean Faniel, Corinne Gobin, David Paternotte (dir.), Se mobiliser en Belgique. Raisons, cadres et formes de la contestation sociale contemporaine, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2020, p. 117-139.
Jean Faniel, Pierre Reman, "Le paysage syndical : un pluralisme dépilarisé ?", in Lynn Bruyère, Anne-Sophie Crosetti, Jean Faniel, Caroline Sägesser (dir.), Piliers, dépilarisation et clivage philosophique en Belgique, Bruxelles, CRISP, 2019, p. 157-173.
Jean Faniel, Kurt Vandaele, "Implantation syndicale et taux de syndicalisation (2000-2010)", Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2146-2147, 2012.
Iannis Gracos, "Grèves et conflictualité sociale en 2021", Courrier hebdomadaire, CRISP, 2022, n° 2539-2540 et 2541-2542, 2022. Cette série annuelle a débuté en 2012.

Copyright Image : JAMES ARTHUR GEKIERE / Belga / AFP

Des manifestants se rassemblent à Bruxelles le 16 décembre 2022, au cours d'une manifestation nationale organisée par les trois syndicats nationaux pour réclamer davantage de mesures contre la hausse du coût de la vie.

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