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24/07/2023

Syndicalisme en Allemagne - Un modèle en crise ?

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Syndicalisme en Allemagne - Un modèle en crise ?
 Brigitte Lestrade
Auteur
Professeur émérite de civilisation allemande contemporaine à Cergy Paris Université

Le 27 mars 2023, les deux principaux syndicats allemands, ver.di et l’EVG, bloquaient les transports publics du pays à l’occasion d’une “méga-grève” considérée comme historique. Une journée de grève donc, la première du genre depuis les années 1990. Le phénomène peut sembler banal, voire mineur depuis Paris, mais il n’a pas manqué d’inquiéter Berlin. La culture syndicale est, en effet, très différente outre-Rhin. Elle s’exprime selon des modalités particulières, qui sont le fruit d’une histoire syndicale et d’une organisation du dialogue social propres au pays. Leur analyse nous permet d’appréhender le caractère exceptionnel de cette journée, ses origines et ses possibles répercussions.

Retrouvez l'ensemble des articles de notre série d'été Tour d'Europe des syndicats.

C’est peut-être en raison de leur pouvoir, dont ils usent avec une certaine parcimonie, que les syndicats allemands ont bonne presse à l’étranger. Considérés comme moins politisés que dans certains autres pays, dont la France, et plus efficaces pour obtenir satisfaction concernant leurs revendications, ils suscitent l’intérêt de leurs pairs des pays voisins. Alors qu’en France, l’État intervient régulièrement dans les relations entre les partenaires sociaux, en Allemagne, il s’est contenté d’énoncer certaines conditions cadres au sein desquelles les conventions collectives sont négociées. Les organisations patronales et syndicales, que ce soit au niveau national ou régional, voire à celui des entreprises, négocient donc en toute indépendance, dans le cadre des règlements existants.

Les organisations patronales et syndicales négocient en toute indépendance, dans le cadre des règlements existants.

Les gouvernements peuvent appeler à la modération, s’il y a lieu, mais ils n’ont aucun pouvoir d’intervention réel. Si les syndicats bénéficient ainsi d’une certaine indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, très différente de la situation qui prévaut en France, ils subissent, comme ailleurs, les contrecoups des évolutions telles que le changement de composition du salariat ou, plus récemment, l’impact de la situation sanitaire.

Recul considérable du nombre d’adhésions

Depuis 2020, année marquée par l’irruption de l’épidémie du Covid, les négociations entre partenaires sociaux sont totalement à l’arrêt dans un certain nombre de branches d’activité : entreprises fermées, chômage partiel et travail au domicile ont pesé sur les négociations entre partenaires sociaux et rendu difficiles les échanges entre syndicats.

La présence des travailleurs sur le site leur est indispensable afin de maintenir des liens de qualité avec ces derniers, surtout lorsqu’il s’agit de gagner de nouveaux membres ou, du moins, de ne pas perdre ceux qui sont déjà encartés. L’analyse des chiffres montre toutefois que l’impact de la pandémie sur le taux d’adhésion est marginal, comparé aux évolutions des quarante dernières années. De 1980 à 2018, le taux d’adhésion aux syndicats en Allemagne est passé de 32,5 % à 16,7 %, ce qui correspond pratiquement à une division par deux.

L’impact de la pandémie sur le taux d’adhésion est marginal, comparé aux évolutions des quarante dernières années.

Ce recul s’accompagne d’un changement de structure des adhérents : les fonctionnaires, avec un taux d’adhésion de 38,7 % en 2021, constituent le groupe d’actifs le mieux organisé sur le plan syndical, sachant toutefois qu’ils pèsent peu globalement, car les fonctionnaires ne constituent que 8,2 % des actifs dans le pays. Les ouvriers et les employés affichent un taux de syndicalisation inchangé, 21,9 % pour les ouvriers et 13,7 % pour les employés en 2021.

Ce recul depuis plusieurs décennies peut en partie s’expliquer par la présence, dans la plupart des entreprises, d’un Betriebsrat, ce conseil d’entreprise qui jouit d’un pouvoir plus important que celui dont dispose le comité d’entreprise, son cousin français. Si certains membres du Betriebsrat sont également encartés dans un syndicat membre du DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund), la fédération des syndicats allemands, celui dont relève le domaine d’activité de l’entreprise, voire au DAG (Deutsche Angestelltengewerkschaft), le syndicat des employés, leur attitude est davantage dictée par les attentes de leurs collègues que par les instructions éventuelles de la branche syndicale dont ils relèvent. Si le nombre de salariés organisés sur le plan syndical a régressé, cela ne signifie pas que les syndicats aient perdu tout pouvoir. S’ils appellent à la grève, ce qui arrive rarement, et seulement en dernier ressort, quand les négociations ont échoué, les salariés suivent souvent, qu’ils soient membres du syndicat en question ou non. Il est vrai que la présence des syndicats est une réalité dont les prémisses remontent au début du XIXe siècle.

Aperçu historique

Bien que les conditions de travail dans les premières usines au XIXe siècle - journées de travail de 14 à 16h, travail des enfants, etc. - aient été excessivement dures, les premières tentatives de fonder des regroupements de travailleurs furent des échecs, les organisateurs de l’époque n’ayant ni les moyens financiers ni l’expérience nécessaires. Néanmoins, un certain nombre de regroupements naissent dans les années 1830-1840, principalement pour venir au secours d’ouvriers dans le besoin.

Le renouveau du syndicalisme allemand, trente ans plus tard, est lié à la ville de Leipzig.

Toutefois, ce ne sont pas eux, mais les compagnons artisans qui, les premiers, défendent cette idée. Leur existence est en effet menacée par l'utilisation de machines, leur qualification est dévalorisée et leur fierté professionnelle est blessée. Ils se regroupent dans des organisations professionnelles afin de lutter pour de meilleures conditions d’emploi et contre la dévalorisation de leur travail. Ils rejoignent également le mouvement révolutionnaire pour plus de démocratie, une évolution où l’économique et le politique se mêlent.

Mais deux ans seulement après la révolution de 1848, ces premières ébauches d'un mouvement ouvrier organisé sont étouffées dans l'œuf. La monarchie, qui se renforce à nouveau, restreint les droits fondamentaux : la liberté d'association et de réunion est supprimée, la plupart des organisations ouvrières sont interdites et leurs dirigeants poursuivis. Le renouveau du syndicalisme allemand, trente ans plus tard, est lié à la ville de Leipzig. À la fin du XIXe siècle, l’Europe centrale voit se répandre les idées de démocratie ainsi que d’autonomisation des travailleurs. Dans cette ville de Saxe, l’association des ouvriers de l’imprimerie s’en empare. Peu après avoir fondé le premier syndicat allemand, elle signe le 9 mai 1873 la première convention collective sectorielle avec les représentants du patronat. L’accord met fin à plusieurs années de luttes sociales ponctuées de licenciements, de grèves et d’incarcérations. C’est le premier acte d’une longue histoire marquée par le succès des syndicats tels qu’on les connaît aujourd’hui.

150 ans plus tard, les conventions collectives sectorielles sont devenues un pilier de la démocratie et de la paix sociale en Allemagne. On en recensait plus de 84 000 à la fin 2022.

On recensait plus de 84 000 conventions collectives sectorielles fin 2022.

Leur contenu évolue peu au fil des ans : les salaires et les conditions de travail sont toujours au centre des négociations. Mais l’accord du 9 mai 1873 marque un véritable changement : il octroie aux ouvriers du livre 30 pfennigs pour 1 000 caractères posés, un salaire minimum hebdomadaire de 19,80 marks et l’introduction de la journée de dix heures avec deux pauses d’un quart d’heure. Aujourd’hui, les revendications tournent plutôt autour de la semaine de 32 heures, si possible sur quatre jours.

Forces et fragilités des syndicats

Le nombre de syndicats en Allemagne est très élevé, mais leur importance numérique varie de façon considérable. Le plus important est sans conteste le DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund, Fédération allemande de syndicats) avec ses 5,6 millions de membres en 2022. Il regroupe 8 syndicats au nombre de membres très diversifié, dont deux très importants : IG Metall, le syndicat de la métallurgie, avec 2,1 millions de membres issus de secteurs variés, de l’automobile ou l’électrotechnique en passant par la construction mécanique. Ver.di (VereinigteDienstleistungsgewerkschaft), le syndicat des services, est également prépondérant avec 1,85 million d’adhérents dans un millier de professions, où se côtoient journalistes, conducteurs de tramways ou jardiniers de cimetières. Le vaste domaine des emplois précaires, avec ou sans contrat de travail, en fait également partie. Enfin, Nahrung, Genuss, Gaststätten, consacré à l’alimentation et au restaurants, est la plus petite organisation avec ses 185 000 adhérents. Tous sont selon le principe du syndicat unitaire (Einheitsgewerkschaft), et non par professions.

Tous se financent exclusivement par les cotisations de leurs adhérents et par le produit de leurs placements.

Leur mission est de défendre de façon concrète les intérêts du salariat dans son ensemble - les intérêts économiques et sociaux - et non d’une lutte idéologique sur l’échiquier politique. À ce principe s’ajoute celui du syndicat d’industrie (Industriegewerkschaft), où chaque syndicat défend l’intérêt commun de tous les salariés d’une même branche, quelle que soit leur profession ou leur activité en son sein, principe défendu par le DGB.

À côté de ce dernier existent quelques syndicats particuliers ou catégoriels, réunissant par exemple les médecins hospitaliers, les pilotes ou les conducteurs de train, ou confessionnels, comme la confédération des syndicats chrétiens (Christlicher Gewerkschaftsbund, CGB). Tous se financent exclusivement par les cotisations de leurs adhérents, 1 % du salaire brut en général, et par le produit de leurs placements.

Un modèle en crise

Aujourd’hui, l'ensemble du mouvement syndical est en crise, comme le montre l’évolution du nombre d’adhérents. Il y a une trentaine d’années, en 1990, plus de onze millions d’actifs étaient encore affiliés à un syndicat du DGB ; aujourd'hui, ils sont moins de six millions - et ce malgré un nombre croissant de salariés. En Allemagne de l'Ouest, le nombre d'emplois couverts par des conventions collectives a chuté de 71 % à 56 % depuis 2001. À l'Est, seuls 45 % des emplois sont encore couverts par une convention collective.

En Allemagne de l'Ouest, le nombre d'emplois couverts par des conventions collectives a chuté de 71 % à 56 % depuis 2001.

Cette désaffection touche tous les grands syndicats. Le syndicat de la chimie IG BCE, le numéro trois en Allemagne, a perdu 15 000 membres l'année dernière, et IG Metall, le plus grand syndicat, 45 000. Ver.di, le numéro deux, a également communiqué ses chiffres. Son nombre d'adhérents a baissé de 45 000 membres, passant ainsi pour la première fois de son l'histoire sous la barre des 1,9 million. En tout, ce sont 105 000 personnes sur lesquelles les syndicats ne pourront plus compter à l'avenir pour appeler à des conflits sociaux et des manifestations - et verser des cotisations.

Il est vrai que les adhérents sont essentiels à la survie des syndicats, et pas seulement parce qu'ils paient des cotisations. Ce sont eux qui donnent aux fonctionnaires un pouvoir de négociation lorsqu'ils luttent avec les employeurs pour obtenir des salaires plus élevés pour les éducateurs, les éboueurs ou les vendeurs. Sans la menace de paralyser si nécessaire, les crèches, les entreprises et les administrations par des grèves, ils n’auraient aucune marge de manœuvre. C’est à dessein que deux exemples sont fréquemment repris  pour montrer à quel point le taux de syndicalisation et les conditions de travail sont étroitement liés : dans l'industrie métallurgique (où le taux de syndicalisation est très élevé), il existe dans de nombreux Länder une semaine de 35 heures et souvent des salaires annuels de 45 000 euros et plus. À l’inverse, dans le secteur des soins aux personnes âgées (où le taux de syndicalisation est pratiquement inexistant), les professionnels sont chroniquement surchargés de travail et gagnent en moyenne a minima 7 000 euros de moins par an.

Comment expliquer cette désaffection ? Une des raisons avancées est le recul du nombre d’apprentis dans les grandes entreprises industrielles. Les jeunes préfèrent aujourd’hui étudier à l’université ou travailler dans le secteur des services, où les firmes sont généralement plus petites, sans comité d’entreprise et sans présence syndicale. De plus, le langage syndical est moins bien adapté aux salariés actuels qu’il conviendrait de recruter, les femmes et les jeunes. Au DGB, on en a pris conscience : le nouveau n° 1, qui en a pris les rênes au mois de mai 2023, s’appelle Yasmin Fahimi. C’est une femme, et elle a douze ans de moins que son prédécesseur. Cela suffira-t-il pour redresser la situation ?

 

Copyright Image : DANIEL ROLAND / AFP

Des employés brandissent des drapeaux du syndicat du secteur des services Ver.di, alors qu'ils organisent une grève à l'aéroport de Francfort-sur-le-Main, dans l'ouest de l'Allemagne, le 27 mars 2014.

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