AccueilExpressions par Montaigne[Le monde vu d'ailleurs] - Regards de Moscou sur le sommet de VilniusL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.19/07/2023[Le monde vu d'ailleurs] - Regards de Moscou sur le sommet de Vilnius RussieImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères Le monde vu d'ailleursTous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il se penche sur les réactions russes suite au sommet de l’OTAN à Vilnius.Sans surprise, les commentateurs russes mettent en exergue les dissensions entre les Alliés et avec l’Ukraine - un pays considéré comme un instrument de l’Occident dans sa confrontation avec Moscou. Sans méconnaître le risque d’escalade entre l’OTAN et la Russie, ils ne dramatisent pas la modification de l’environnement stratégique de leur pays et la transformation de la Baltique en "lac de l’OTAN". Ils se résignent à voir Recep Tayyip Erdogan poursuivre son jeu de bascule. Retrouvez l'ensemble des papiers de la série Le Monde vu d'ailleurs.Pour Kiev, le "sommet des espoirs non réalisés""L'attention accordée par notre communauté d'experts au sommet de l'OTAN qui vient de s'achever excède de beaucoup l'importance réelle de cet événement du point de vue des intérêts de la Russie", estime Timothée Bordatchev, directeur du Centre des études européennes de l’École supérieure d’économie de Moscou. Les membres de l’Alliance auraient pu relever l’objectif des 2 % du PIB alloués à la défense pour montrer leur détermination, ils ne l’ont pas fait, note-t-il. "La couardise et l’avidité continuent à dominer", en conclut l’expert du club Valdaï.En réalité, les appréciations portées sur la rencontre des chefs d’État et de gouvernement de l’Alliance sont assez variées. Les difficultés de la contre-offensive ukrainienne ont créé à Vilnius un contexte peu porteur, notent les analystes. Aussi, "pour la Russie, le sommet de Vilnius s'est beaucoup mieux achevé que ce qu'on pouvait anticiper", estime le quotidien moscovite MK, qui parle même d'une "victoire de Poutine". "Je dois dire que, cette fois, j'ai largement surestimé les Occidentaux", écrit le commentateur.Les désaccords entre Kiev et ses "supporters" ont éclaté au grand jour, observe Mikhaïl Rostovski, qui évoque les attaques lancées par Volodymyr Zelensky en direction de l’OTAN à la veille du sommet et les vifs échanges entre le ministre de la Défense britannique, Ben Wallace, et le Président ukrainien, "échec retentissant" du point de vue de la communication, conclut-il. La question des "garanties de sécurité" accordées à l’Ukraine par les Occidentaux n'a finalement pas été traitée, observe la Nezavissimaïa gazeta, la question de son adhésion n’est pas tranchée, le communiqué ne contient aucun engagement concret. Le principal changement c'est qu’Emmanuel Macron y est désormais favorable, note le site Regnum, qui évoque des "promesses nébuleuses" à l'Ukraine."Kiev a été remis à sa place : servir de matériau consommable, faire tuer ses soldats pour l'OTAN sans garantie d'en devenir membre". - Konstantin Kossatchev"L'Alliance utilise le régime de Kiev comme un élément de son combat avec la Russie, rien de plus", affirme la revue Mejdunarodnaïa jizn, thèse fréquemment reprise, notamment par Konstantin Kossatchev, vice-président du Conseil de la Fédération, la chambre haute du Parlement russe : "Kiev a été remis à sa place : servir de matériau consommable, faire tuer ses soldats pour l'OTAN sans garantie d'en devenir membre"."Si les États-Unis voulaient vraiment défendre l'Ukraine, ils seraient depuis longtemps en conflit avec la Russie", renchérit Sergueï Mironov, président du parti Russie juste." Mais verser le sang des soldats américains et risquer leur bien-être n'entre pas dans les plans de Washington. Quand la ressource ukrainienne sera épuisée, Polonais et Baltes seront jetés dans la bataille", assure cet ancien Président du Conseil de la Fédération. "L'Ukraine n'est qu'un instrument dans la guerre hybride contre la Russie, officiellement qualifiée de menace à la sécurité du bloc transatlantique", juge Leonid Sloutsky, en effet pour Kiev, le sommet de Vilnius est celui des "espoirs non réalisés".Son issue a "visiblement déçu Zelensky", estime le président de la commission des Affaires étrangères de la Douma, convaincu que le "soutien" de Washington et de Bruxelles à Kiev est "exclusivement dicté par "le milliard d'or" (théorie selon laquelle les élites occidentales auraient décidé de restreindre l'accès des ressources de la planète au milliard d'habitants les plus riches - ndr). Tout comme le Ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie, dans son communiqué, Konstantin Kossatchev, membre du Conseil de la Fédération de Russie, reprend cette thèse complotiste et, s'agissant de l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, il considère également que, pour Kiev, le bilan est tout sauf satisfaisant ("aucun automatisme, ancien calendrier, aucune garantie de devenir membre").En fait, "Vilnius ramène l'Ukraine à Bucarest", l'OTAN persiste et réitère "l'erreur fatale" commise au sommet de 2008, en refusant toujours de prendre en compte le principe de la "sécurité indivisible", qui stipule qu'un pays ne peut assurer sa sécurité au détriment de celle des autres. Quant au conseil OTAN-Ukraine, l'ancien président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre haute invite le Président Zelensky à ne pas fonder trop d'espoirs sur cette enceinte, compte tenu du précédent du conseil OTAN-Russie, ce format servant, d’après lui, "exclusivement à l'Occident pour informer l'autre partie des décisions déjà prises unilatéralement".Autre enseignement de Vilnius, il a consacré "la victoire totale des États-Unis sur l'Europe", selon Konstantin Kossatchev, Washington a "utilisé à 100 % la situation en Ukraine" pour mettre un terme à toutes les discussions sur "l'autonomie stratégique" européenne et sur la "mort cérébrale de l'OTAN" et pour "anéantir la politique orientale européenne qui a apporté des décennies de paix et de prospérité".Autre enseignement de Vilnius, il a consacré "la victoire totale des États-Unis sur l'Europe", selon Konstantin Kossatchev."Les jalons d’une confrontation de long terme avec la Russie"Critique de la logique des "sphères d'influence", "Bruxelles" s'occupe "exclusivement depuis plus de 30 ans de l'élargissement de la sienne", accuse Konstantin Kossatchev, convaincu que "le front ukrainien ne sera pas le seul pour continuer la guerre (jusqu'à présent) hybride menée contre la Russie". Il observe que le communiqué final mentionne l'Arctique, l'espace, le cyberespace, la Moldavie, la Géorgie, d'autres régions du monde (Iran, Moyen-Orient, Afrique, Asie-Pacifique) ainsi que la Chine. Preuve supplémentaire au demeurant de l'hypocrisie des Occidentaux, qui, selon Konstantin Kossatchev, mettent en avant le principe du libre choix des alliances, tout en dénonçant le partenariat russo-chinois.À en juger par l'intervention du Président Biden à Vilnius, l'OTAN "pose les jalons d'une confrontation de long terme avec la Russie dans un esprit de guerre froide", écrit Fiodor Loukjanovqui, dans une autre tribune, s’inquiète de la "volonté de l'OTAN d'élargir son influence au-delà de l'Atlantique nord", notamment en Asie-Pacifique. Les relations que souhaite établir l'OTAN avec le Japon font l'objet d'appréciations diverses. "Les descendants des Samouraïs jouent un jeu dangereux", avertit la Fondation pour la culture stratégique. L'opposition de la France à l'ouverture d'un bureau de l'OTAN à Tokyo - "Macron freine l’élargissement de l’OTAN" (Ria-novosti) - n'a pas empêché l'adoption d'une nouvelle version du partenariat avec le Japon (ITPP), qui a pris un contenu très concret, note Oleg Paramonov, expert du MGIMO.Il ne faut pas interpréter le comportement japonais comme une agression envers la Russie, tempère Korinna Kostioukova, chercheuse à l'IMEMO, le soutien apporté par l'OTAN à Tokyo répond à une stratégie de "dissuasion des agresseurs potentiels que sont la Chine et la Corée du nord".Fiodor Loukjanov exprime sa nostalgie de la période de la guerre froide, époque où "les règles de comportement, fondées sur les rapports de force, étaient stables".Fiodor Loukjanov exprime toutefois sa nostalgie de la période de la guerre froide, époque où "les règles de comportement, fondées sur les rapports de force, étaient stables". Aujourd'hui, la posture de l'OTAN ne serait plus adaptée à une période de "confrontation politico-militaire aiguë au bord de la guerre", qui fait qu'on ne peut plus exclure un "affrontement direct". Le rédacteur en chef de la revue Russia in global Affairs s'en prend à "un groupe d'États (...) favorables à une militarisation maximale de la zone frontière entre la Russie et l'OTAN - de la construction de bases militaires au stationnement de l'arme nucléaire".La situation géopolitique de la Russie à l'issue du sommet de Vilnius a été évoquée lors d'une table-ronde organisée par le RIAC. Après l'adhésion de la Suède et de la Finlande, la Mer baltique et l'Océan glacial arctique, mentionnés explicitement dans le communiqué final, se transforment en "lacs de l'OTAN", constate Sergueï Rogov. Cet expert de l'institut des États-Unis et du Canada de l'Académie des sciences note aussi le déploiement, à proximité des frontières russes, de forces conventionnelles de l'Alliance, ce qui accroît la menace, notamment pour Kaliningrad. Natalia Markouchina, professeur à l'Université de Saint-Pétersbourg, pointe l'attitude de la Lituanie, qui contribue à "tendre l'atmosphère" autour de l'exclave. L'intégration de la Suède et de la Finlande a pour conséquence "un certain isolement de la Russie", les questions de sécurité dans la Baltique, les problèmes écologiques et économiques peuvent désormais être mis à l'agenda "sans la participation de la Russie", s'inquiète Natalia Markouchina."L'Europe du nord a définitivement renoncé à la neutralité", déplore la Nezavissimaïa gazeta (NG), elle devient "progressivement une région essentielle dans le système de dissuasion de la Russie, que l'Occident met sur pied" et ce n'est pas un hasard si Joe Biden a achevé sa tournée européenne par une visite à Helsinki. Les "changements tectoniques" postérieurs au 24 février 2022 ont eu un impact en Suède et en Finlande, note le quotidien, "les opinions publiques, qui soutenaient jusque-là sans réserve le maintien de la neutralité, ont incliné en faveur d'une adhésion à l'OTAN", constate-t-il. La Norvège et le Danemark ont nettement accru leurs budgets de défense, qui devraient atteindre, voire dépasser le seuil des 2 % du PIB et ils accordent une aide importante à l'Ukraine. Même la "minuscule Islande", note la NG, fournit une assistance à Kiev et a consenti à un geste "très inhabituel" en accueillant des réfugiés ukrainiens. Néanmoins, relève l’agence officielle Ria novosti, "la Russie réagit sereinement au projet d’entrée des Scandinaves dans l’Alliance", comme le montrent les premiers commentaires officiels du Kremlin et du MID."Maître de l’opportunisme", Recep Tayyip Erdogan a sauvé la situationL'aval donné, à l’ouverture du sommet de Vilnius, par le Président turc à la candidature de la Suède a presque relégué au second plan la question ukrainienne, relève la NG. Grâce à cet accord entre Ankara et Stockholm, l'OTAN a "sauvé la situation et la face" et peut se prévaloir d'un succès, note l'agence officielle Ria-novosti. Il a extorqué de nouvelles concessions (acquisition de chasseurs F-16, remise à l'agenda de la demande d'adhésion de la Turquie à l'UE), la contrepartie - son accord à l’adhésion de la Suède à l'OTAN - "n'avait aucun caractère de principe, c'était purement un marchandage", souligne la NG.Après sa réélection, Erdogan a voulu apparaître à Washington comme un "partenaire sérieux", prêt à affronter la Russie, explique Timothée Bordatchev, directeur du Centre des études européennes de l’Ecole supérieure d’économie de Moscou. Recep Tayyip Erdogan est "peut-être l'interlocuteur le plus ambigu" de la Russie, "maître de l'opportunisme, qui aime être assis entre deux chaises", écrit Gevorg Mirzayan, professeur à l'Université des finances du gouvernement russe, il est apprécié en Russie du fait de "son intransigeance envers l'Occident, de sa volonté de pratiquer une politique souverainiste" et parce qu'il aide la Russie à contourner les sanctions.Recep Tayyip Erdogan st apprécié en Russie du fait de "son intransigeance envers l'Occident, de sa volonté de pratiquer une politique souverainiste" et parce qu'il aide la Russie à contourner les sanctions.Dans le même temps, "c'est un partenaire très peu fiable, ajoute l’éditorialiste, qui, à chaque instant, peut planter un couteau dans le dos de la Russie". Néanmoins, il n'y a pas lieu, selon lui, de se formaliser, Erdogan "respecte rigoureusement les règles de base des relations internationales", selon lesquelles, "il n'y a pas d'alliances, d'ennemis ou d'accords permanents. L'intérêt décide de tout".Le retour en Ukraine des défenseurs d'Azovstahl, taxés de "nazis" par le Kremlin, a cependant "beaucoup surpris", rapporte Gevorg Mirzayan. Ces officiers ukrainiens, capturés par les russes après la prise de la ville, devaient rester en Turquie jusqu'à la fin du conflit. En remettant au Président turc les commandants du bataillon Azov, explique le politologue, "Moscou était bien conscient qu'il lui conférait un atout important, et qu'Erdogan, tel un vrai marchand, l'utiliserait dans ses discussions avec Zelinsky et/ou avec l'Occident". De fait, le Président turc a "attendu le moment où cette marchandise a atteint son prix maximal", c'est-à-dire, selon Gevorg Mirzayan, "quand la contre-offensive ukrainienne a échoué" et qu'il fallait "donner une image de victoire".Pour beaucoup de commentateurs russes, le comportement d’Erdogan s'explique aussi par les difficultés économiques de son pays qui rendent encore plus nécessaires capitaux et investissements occidentaux, d'où la nomination au ministère des Finances de Mehmet Şimşek, qui "a la confiance des investisseurs occidentaux", et le retour à une politique économique et monétaire plus orthodoxe, mais aussi une inflexion importante en politique étrangère en direction de l'Occident, analyse Vzgliad. La possible livraison à Kiev d'obusiers turcs Firtina T-155 est suivie avec attention à Moscou, note Kirill Semionov, expert du RIAC.Les dernières initiatives du Président turc signifient qu'il entend "tester les nouvelles lignes rouges de Moscou", qui fait face à la contre-offensive ukrainienne et aux conséquences de la mutinerie du groupe Wagner, analyse Ruslan Suleymanov. La Russie ne peut cependant rompre avec Ankara, le seul véritable intermédiaire entre l'Occident et l'Ukraine, devenu un partenaire économique essentiel (50 Mds $ d'échanges en 2022). Le Président turc doit de son côté ménager le Kremlin, qui a accepté, alors qu'il était en campagne pour sa réélection, de différer le paiement de sa facture de gaz (20 Mds $), il devrait donc continuer à pratiquer ce jeu de bascule. Copyright Image : Ludovic MARIN / AFP ImprimerPARTAGERcontenus associés 13/07/2023 Vilnius - un sommet OTAN pour rien ? 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