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10/01/2024

[Le monde vu d'ailleurs] - Défi migratoire et élections européennes

[Le monde vu d'ailleurs] - Défi migratoire et élections européennes
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l'actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, il examine les réactions à l'accord conclu le 20 décembre pour un Pacte de migration et d'asile européen.

L’accord politique qui s’est dégagé entre le Parlement européen et le Conseil de l’UE sur le nouveau Pacte sur la migration et l’asile le 20 décembre 2023 a été en partie occulté par le débat national autour de la loi immigration. Cette réforme est pourtant d’importance. Elle instaure une ligne plus ferme en matière de traitement de l’immigration, en phase avec des opinions publiques inquiètes, et doit faire face à un environnement géopolitique risqué, soit que des pays pratiquent un « chantage à l’immigration », soit que les crises qui cernent l’Europe ne nous laissent attendre des vagues migratoires très importantes. Quelles ont été les solutions envisagées pour tenter d’équilibrer les arrivées sur le sol de l’UE ? Comment les arbitrages politiques opérés veulent-ils répondre aux préoccupations des citoyens avant les élections prochaines du 6 au 9 juin ?

"La vraie réforme de l’immigration" est celle sur laquelle l’UE s’est accordée, observe François Hollande, en référence aux débats polémiques qui, en France, ont marqué le vote de la loi destinée à mieux contrôler l’immigration et à améliorer l’intégration. Le Pacte migration-asile, qui a fait l’objet d’un accord politique le 20 décembre à Bruxelles - à quelques mois des élections européennes de juin prochain - ambitionne en effet de mieux contrôler les flux migratoires et d’endiguer la montée des courants populistes et souverainistes.

L’immigration, sujet majeur de préoccupation des Européens

La guerre en Ukraine et l'immigration figurent au premier rang des préoccupations de 28 % des citoyens européens interrogés pour le dernier Eurobaromètre, publié en décembre 2023. Ces deux questions devancent les autres sujets d'inquiétude majeurs que sont l'évolution de la situation internationale (24 %), l'inflation (20 %) et le changement climatique (16 %). Tandis que 84 % des Européens se déclarent favorables à l'accueil des réfugiés ukrainiens, 75 % d'entre eux souhaitent un contrôle plus strict des frontières extérieures de l'Union, 69 % plébiscitent une politique d'immigration commune et un pourcentage très voisin (68 %) souscrit à une politique européenne en matière d'asile. Les résultats d'une autre étude ("Qu'est ce qui préoccupe le monde ?"), réalisée par Ipsos dans 29 pays confirment l'importance de ce thème. Ce sont les Européens qui sont les plus préoccupés par l’immigration, tout particulièrement les Allemands, 44 % d’entre eux considérant qu’elle pose un véritable problème, soit une hausse de 26 % par rapport à octobre 2022 et un niveau proche de celui atteint début 2016 (47 %). 

La guerre en Ukraine et l'immigration figurent au premier rang des préoccupations de 28 % des citoyens européens.

C’est aussi le cas aux Pays-Bas (32 %), en Belgique (27 %), en France (26 %), en Italie (19 %), en Suède (19 %) et en Pologne (16 %), dans un contexte dans lequel l’UE enregistre une forte hausse des demandes d’asile (874 000 demandes en 2022), chiffre qui devrait dépasser le million en 2023. Plus de 250 000 personnes ont traversé la Méditerranée l'an dernier (160 000 en 2022) et, d'après le HCR, plus de 2 500 victimes sont à déplorer, tragédie qui fait de 2023 l’année la plus meurtrière depuis 2017.

L'immigration est devenue une arme, relève d’autre part le journaliste Christian Jakob, elle est instrumentalisée par les pays voisins de l'UE au service de leurs objectifs, qu'il s'agisse de la Turquie en 2020, pour obtenir la prolongation de l'accord de prise en charge des réfugiés, du Maroc en 2021 pour amener l'Espagne à reconnaître sa souveraineté sur le Sahara occidental, de la Biélorussie pour obtenir la levée des sanctions européennes et, plus récemment encore, de la Russie après le choix de la Finlande d'adhérer à l'OTAN. L'arc de crises aux frontières de l'UE (Ukraine, Proche et Moyen-Orient) pourrait provoquer en 2024 de nouveaux flux migratoires, avertit le New York Times. Cette situation pose un défi particulier à l'Allemagne, premier pays d'accueil des Ukrainiens (1,1 million) et destinataire de près du tiers des demandes d'asile (325 800 au cours des 11 premiers mois de l'année passée).

Un "accord historique" ?

Alors que la crise des réfugiés de 2015 avait mis à jour les carences de l'UE en la matière, le Pacte européen sur la migration et l'asile était très attendu. "L'accord historique" du 20 décembre se compose de cinq volets. Il vise en particulier (1) à harmoniser les règles d'identification des étrangers à leur arrivée sur le sol européen ; (2) à mettre en place une base de données (Eurodac) pour mieux détecter les mouvements irréguliers ; (3) à rendre plus efficace le traitement des procédures d'asile ; (4) à instituer un nouveau mécanisme de solidarité entre États membres ; (5) à rendre l'UE mieux à même de réagir à des crises et à l'instrumentalisation des migrants. Parmi les mesures âprement discutées, la procédure accélérée d'examen (douze semaines au plus) appliquée aux ressortissants originaires de pays qui ont à priori peu de chances d'obtenir l'asile (taux de reconnaissance inférieur à 20 %), qui seront maintenus pendant l'examen de leurs demandes dans des centres de rétention. 

Quant aux demandeurs d'asile déboutés, ils devraient faire l'objet d'une reconduite à la frontière dans un délai inférieur à douze semaines, soit dans leur pays d'origine, soit dans un pays jugé "sûr". Pour faciliter ces mesures d'éloignement, des accords de réadmission seront négociés avec les pays d'origine des migrants. En cas de "pression migratoire" sur des États membres, la Commission aura la possibilité de déclencher un "mécanisme de solidarité", les autres États membres ayant le choix entre l'accueil d'une partie des demandeurs d'asile et une contribution financière. Le filtre appliqué aux demandes des ressortissants ayant à priori peu de chances d'obtenir l'asile pourra alors être relevé de 20 à 50 %. 

La Commission aura la possibilité de déclencher un "mécanisme de solidarité", les autres États membres ayant le choix entre l'accueil d'une partie des demandeurs d'asile et une contribution financière.

La Présidente du Parlement européen a salué un "jour historique", il s'agit, selon Roberta Metsola, "probablement de l'acte législatif le plus important de la législature". Le Pacte devrait "réduire de manière significative le nombre d'entrées irrégulières", estime le groupe Renew, tandis que le Parti populaire européen (PPE) considère que les nouvelles règles "nous permettront de regagner le contrôle de nos frontières extérieures et de réduire la pression migratoire". Selon la présidente du groupe de centre-gauche S&D, "le statu quo ne peut plus durer", le compromis constitue "un grand pas dans la bonne direction", en effet "nous avons désormais la base d’un système de solidarité obligatoire" et "avec ce nouveau Pacte, nous serons en mesure de protéger la dignité humaine des personnes qui viennent en Europe". Pour les députés écologistes, tout au contraire, les accords intervenus "entérinent des idées dépassées sur la manière de traiter la migration" et "ils portent atteinte au droit d'asile, au droit international et aux droits humains". Les députés du groupe de gauche (The Left) évoquent une "sombre journée pour l'UE", qui "marque la fin du droit individuel à l'asile en Europe", et qui constitue "l'attaque la plus massive en matière de droit d'asile et d'immigration depuis la fondation de l'UE". Le compromis intervenu fait la part belle aux exigences du Conseil, les négociateurs du Parlement européen ont dû céder aux demandes des États membres, favorables à un système plus restrictif, observe le FT. Leur ligne plus ferme s'est imposée sur pratiquement tous les sujets, note aussi la FAZ.

Une prise en compte par les gouvernements européens de la question migratoire

En France, le gouvernement a été contraint de faire adopter un texte beaucoup plus dur et restrictif, à l'issue d'un jeu parlementaire, aussi bien tactique qu'idéologique, qu'il ne s'agit pas de résumer ici. Par cette législation qui est "l'une des plus strictes de l'UE", rapporte la correspondante de la FAZ à Paris, il a ébranlé la cohésion de sa propre majorité. En Allemagne, l’opinion est dorénavant majoritairement favorable (70 %) à une réduction de l'immigration, constate la Frankfurter Rundschau. La progression de l'AfD, entrée au Bundestag en 2017, désormais deuxième parti en termes d'intention de vote au niveau fédéral (22-23 %), s’explique largement par les difficultés en matière d'immigration et d’intégration. Ce sujet devient "particulièrement toxique quand l'économie ralentit", souligne Nathalie Tocci, et, "pour la première fois, l'Allemagne est confrontée à ce cocktail qu'ont connu la France, l'Espagne et l'Italie. C'est pourquoi la situation y est si dangereuse". La victoire aux Pays-Bas du parti (PVV) de Geert Wilders, favorable à un arrêt complet de l'immigration, a provoqué en novembre dernier une onde de choc, sans qu'on connaisse toutefois sa traduction politique, la formation de la future coalition nécessitant des mois de tractations, note la politologue italienne

La progression de l'AfD [...] s’explique largement par les difficultés en matière d'immigration et d’intégration. Ce sujet devient "particulièrement toxique quand l'économie ralentit", souligne Nathalie Tocci.

En Pologne, le nouveau Premier ministre Donald Tusk prévient que son gouvernement "n'acceptera aucun mécanisme contraignant" de relocalisation des demandeurs d'asile et "n'admettra aucun migrant illégal". Il rappelle qu'en tant que Président du Conseil européen, il s'était prononcé contre cette "solidarité forcée" que l'UE avait tenté de mettre en place lors de la crise des réfugiés de 2015. L'exemple de l'Italie montre les limites des mesures répressives. Dans l'opposition, G. Meloni avait annoncé vouloir mettre en place un "blocus naval" pour endiguer l'arrivée des migrants, une fois au pouvoir, elle constate une hausse des entrées illégales et, en raison du déficit de main d'œuvre, est conduite à accroître le nombre de permis de travail pour attirer des ressortissants non européens, observe le FT.

Parmi les orientations retenues par le Parlement et le Conseil figure la coopération avec des États tiers dont l'UE attend beaucoup en matière de contrôle des flux migratoires et de retour de leurs ressortissants. Selon les Nations Unies, près de 100 000 personnes sont arrivées sur les côtes italiennes en provenance de Tunisie. C’est pourquoi, explique le FT, Rome a joué un rôle moteur dans la conclusion, en 2023, d’un accord avec l'UE, qui inclut une assistance financière d'un milliard d'euros, dont une partie destinée à la coopération en matière d'immigration illégale. Ursula von der Leyen y voit un modèle pour d'autres accords similaires avec les pays de la région (Maroc, Égypte). Cet accord UE-Tunisie connaît cependant des difficultés, le Président Saied ayant qualifié d’"aumône" l'aide prévue pour aider son pays à mieux contrôler ses frontières. La coopération avec les pays d’origine constitue, d’après die Zeit, "l’élément central d’une politique migratoire" qui nécessite toutefois un dialogue avec eux "sur un pied d’égalité", qui fait défaut jusqu’à présent. Sur un plan bilatéral, rapporte l’hebdomadaire allemand, Rome a signé avec Tirana un accord prévoyant la construction en Albanie de deux centres, susceptibles d'accueillir 36 000 migrants, en attendant qu'il soit statué sur leur sort. Ce projet fait toutefois l'objet d'un recours devant la cour constitutionnelle albanaise. 

Un enjeu électoral important en 2024

Pour les dirigeants des démocraties occidentales confrontés à des échéances électorales, l’immigration est désormais un facteur susceptible de les déstabiliser, analyse Politico. La Belgique assume depuis le 1er janvier la Présidence de l'UE, elle organise des élections générales en juin prochain. La finalisation du Pacte migration-asile figure parmi ses priorités, d’autant que cette présidence passera ensuite à la Hongrie, opposée à une politique européenne en matière d'immigration. La présidence belge entend notamment "renforcer la dimension extérieure de la politique européenne en matière d'asile et de migration, au travers notamment d’une collaboration étroite avec nos partenaires africains". L'accord du 20 décembre est important pour éviter que la question migratoire ne domine le paysage politique en 2024, souligne Manfred Weber, président du PPE. Néanmoins, prévient une note du European policy center, les effets du nouveau Pacte ne se feront sentir que dans un ou deux ans. Dans une Allemagne en proie au doute et touchée par des mouvements revendicatifs inédits (agriculteurs), 2024 sera aussi une année électorale avec trois scrutins régionaux importants dans l'est du pays, en Saxe et en Thuringe (1er septembre) et au Brandebourg (22 septembre), alors que l'image de la coalition au pouvoir à Berlin s'est nettement dégradée, et ce malgré le tournant amorcé à la fin de l'année dernière dans la politique migratoire. Seul un Allemand sur sept pense que la courbe de l'immigration va s'inverser, indique la dernière enquête ARD-Deutschlandtrend. Un pourcentage très faible de 17 % des personnes interrogées se déclare satisfait du bilan du gouvernement fédéral, le taux d'approbation de l'action du Chancelier Scholz se situe à un niveau historiquement bas (19 %). En cas d'élections législatives anticipées, les trois partis de l'actuelle coalition (SPD, Grünen, FDP) ne rassembleraient au total que 32 % des suffrages. 

Selon les derniers sondages disponibles, l'AfD se situe nettement en tête des intentions de vote au Brandebourg (27 %), en Thuringe (34 %) et en Saxe (35 %).L’immigration est également un thème de prédilection de Sahra Wagenknecht, ancienne dirigeante de die Linke. Le parti BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht), qu’elle a fondé cette semaine, devrait présenter des candidats aux élections européennes et régionales, il pourrait attirer des électeurs de l’AfD et de die Linke, mais aussi de la CDU et du SPD, et rendre encore plus difficile la formation des futures coalitions.

L'accord du 20 décembre est important pour éviter que la question migratoire ne domine le paysage politique en 2024.

Copyright image : Miguel MEDINA / AFP

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