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17/11/2023

Le métaréel : univers possibles sous conditions

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Le métaréel : univers possibles sous conditions
 Louise Frion
Auteur
Responsable de projets - Nouvelles Technologies

Le métavers demande d’abord à l’imagination de faire un saut, pour se figurer l’oxymore d’un "internet incarné", c’est-à-dire d’un monde parallèle totalement immersif qui connecte ses utilisateurs dans un univers persistant et synchronisé
 
Le métavers exige ensuite d’élaborer une réflexion afin que son déploiement soit à la hauteur de son potentiel économique, social et même sociétal. Aujourd’hui réservé au cercle des gamers, le métavers peut-il élargir ses usages et sous quelles conditions (techniques, normatives) ? Quels sont les besoins des consommateurs, B2B et B2C ? Qui sont les acteurs du secteur ? Le métavers est-il l’avenir, comme le prétendent certains de ses thuriféraires enthousiastes, ou faut-il le considérer avec plus de scepticisme, comme nous y invite par exemple les 13,7 milliards de dollars de perte d’exploitation de la firme métavers développée par Mark Zuckerberg ? Pour répondre à ces questions, Louise Frion nous apporte son éclairage. 

Le métavers est un concept ancien né il y a plus de 30 ans dans Snowcrash, un roman de Neal Stephenson mettant en scène un entrepreneur fou qui souhaite créer des mondes virtuels pour s’affranchir des contraintes du monde réel mais aussi pour contrôler l’esprit des gens. 

Aujourd’hui, si les technologies de réalité augmentée (AR) et de réalité virtuelle (VR) nous permettent de construire des mondes virtuels de plus en plus sophistiqués, le marché du métavers semble davantage alimenté par l’offre que par la demande. 

En fonction des études, rapports et articles disponibles en ligne, le métavers représente actuellement un marché compris entre 50 et 85 mds $. Il pourrait atteindre le chiffre exorbitant de 5 trilliards de $ en 2030, selon un récent rapport de Global Counsel. Ces rapports ne font néanmoins pas la différence entre les métavers à usage professionnels, destinés aux studios ou agences, et les métavers à usage personnel, destinés au grand public. Tous ne reposent pas sur des environnements de type Web3, ni sur des technologies AR/VR

Plus qu’un changement dans les usages - sous la forme d’un continuum entre le réel et le virtuel - le métavers apporte un changement de perspective. Il est très probable qu’il reste cantonné à la sphère récréative à horizon 2030, en particulier au gaming, et ce, pour trois raisons. 

Les investissements engagés sont essentiellement pour des usages professionnels et leur montant seul ne saurait préfigurer une forte adoption du métavers.

Aujourd’hui, l’écosystème du métavers se compose de deux acteurs principaux : 

  • Un métavers dit “B2B” pour des audiences professionnelles autour de la réalité virtuelle (Méta, Fortnite) ou augmentée (Niantic, Snapchat, Apple) qui restent centralisée par des éditeurs ; l’accessibilité est plus complexe car les utilisateurs ne sont pas propriétaires de leurs actifs ; la technologie est toutefois plus avancée et les interfaces sont user-friendly ; 
  • Un métavers dit “B2C” pour des audiences individuelles avec du contenu généré par les utilisateurs (UGC) et utilisant des technologies de registre distribués (DLTs) comme la blockchain ou les NFT (Decentraland, The Sandbox) ; l’accessibilité est plus simple car n’importe quel utilisateur peut créer son contenu, le personnaliser et le posséder ; la technologie est toutefois moins avancée et ses interfaces sont moins user-friendly

Le métavers prend en charge des environnements virtuels persistants en ligne et en 3D qui sont aujourd’hui créés par des studios et non par des utilisateurs. Ce sont des environnements simulés que les utilisateurs peuvent explorer et avec lesquels ils peuvent interagir mais que les utilisateurs n’alimentent pas directement. 

L’usage grand public du métavers dépend de l’adoption du métavers dit B2C. Les pure players les plus avancés de ce type de métavers ont enregistré des valorisations très élevées (c. 680 mds $ pour The Sandbox et 655 mds $ pour Decentraland au 27 octobre 2023) mais leur nombre d'utilisateurs reste trop faible pour prétendre à une adoption généralisée d’ici à 2030 (entre 39 000 et 57 000 utilisateurs actifs mensuels fin 2022). 

En outre, ces plateformes ne visent pas le grand public mais une certaine catégorie de la population qui, issue de l’univers du gaming, n’a pas besoin de pédagogie sur les technologies ou environnements virtuels sous-jacents. La capacité de cette population à naviguer dans des environnements complexes et pas toujours très ergonomiques contribue d’ailleurs à une forme de reconnaissance par leurs pairs, et fait partie de leur expérience globale dans ces univers récréatifs. 

Le fait d’investir de gros montants dans le métavers ne signifie pas qu’il a vocation à se diffuser au sein du grand public. Les 20 mds $ investis par Méta dans Horizon Worlds ou encore les 70 mds $ investis par Microsoft pour racheter Activision sont essentiellement destinés à des usages professionnels, pour des métavers de type B2B, soit des interfaces pour des studios de création qui font le lien ensuite avec les utilisateurs finaux. 

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Il faudrait des investissements équivalents dans [le] B2C pour établir une corrélation entre le montant des investissements dans le métavers et [sa] potentielle généralisation.

Il faudrait des investissements équivalents dans les métavers de type B2C pour établir une corrélation entre le montant des investissements dans le métavers et la potentielle généralisation des usages du métavers. Pour l’instant le potentiel commercial est surtout lié à de la conception professionnalisée de mondes virtuels ou de gestion d’évènements virtuels par des studios spécialisés. 

Or, les besoins du monde réel auxquels répond le métavers sont différents des besoins de la vie quotidienne des individus. 

Aujourd’hui le métavers répond à des besoins réels : 

  • Sur les usages B2C, c’est une technologie prometteuse pour permettre de réaliser des procédures médicales à distance ou des consultations virtuelles, de se former de manière plus appliquée dans certaines disciplines (par exemple pratiquer des opérations délicates dans le monde virtuel pour s’entraîner au lieu de prendre des cadavres) ou encore avoir la possibilité d’accéder à des concerts ou à du divertissement de manière plus démocratique (il est moins cher d’aller à un concert de Snoop Dogg ou d’Aya Nakamura dans le métavers que dans le monde réel) ; 
  • Sur les usages B2B, le métavers est une source de revenus supplémentaires car il ouvre de nouveaux canaux de distribution de produits (par exemple des looks virtuels qui permettent de stimuler la visibilité de certaines marques) et améliore l’expérience client en facilitant le contact avec les entreprises (par exemple le Onyx Lounge de JP Morgan qui permet d’éviter les files d’attente du monde réel) ; c’est aussi une source de réduction de coûts car il est testé pour optimiser l’efficacité opérationnelle de certains process (par exemple les usines Digital Twin de Renault qui testent certains produits dans le métavers pour réduire leurs coûts de conception et de test).


Si ces besoins sont réels, ils ne correspondent pas à des besoins essentiels de la vie quotidienne des individus, mais restent cantonnés à des usages spécialisés : 

  • Sur les usages B2C, les expériences passives qui caractérisent les modèles des métavers décentralisés ne répondent pas à la demande du grand public
    • La tendance est à l’interactivité et l’engagement : au fur et à mesure de l’amélioration des technologies de réalité virtuelle et de réalité augmentée, le grand public sera de plus en plus exigeant sur l’impression de réalisme et la précision au sein des univers virtuels, ce qui n’est pas le modèle des métavers B2C pour le moment ; 
    • Le grand public ne souhaite pas vivre dans des environnements virtuels, même en cas de maladie prolongée ou de handicap majeur. Les métavers B2C de type The Sandbox et Decentraland travaillent actuellement sur la mise en place de jetons dits "de gouvernance", qui pourraient potentiellement inciter leurs utilisateurs à faire évoluer les expériences immersives dans le temps par le biais de systèmes de récompense dédiés, mais il est trop tôt pour statuer sur leur efficacité.
  • Sur les usagers B2B, la technologie fonctionne mais n’est pas assez disruptive par rapport à d’autres technologies pour se diffuser massivement. Le métavers pourrait toutefois impacter durablement certaines verticales bien précises, à l’instar du gaming, de la formation et du recrutement. Dans un contexte où, comme l’indique par exemple le rapport de l’Institut Montaigne sur les talents du numérique, la demande de compétences pratiques supplante la demande de bons diplômes dans certaines industries, le métavers pourrait être utilisé à grande échelle pour mobiliser des DRH, des DSI, des designers et des psychologues du travail autour de processus de recrutement augmentés pour mieux repérer les compétences pratiques qui seront utiles au quotidien dans un emploi donné. 


Si la technologie est prête pour un certain type de métavers, il est peu probable que ces mondes deviennent interopérables avec les environnements numériques dans lesquels nous évoluons au quotidien.

Il est important de noter que la technologie est prête pour un certain type de métavers mais pas pour des métavers qui auraient vocation à imprégner nos vies quotidiennes, comme le fait par exemple l’iPhone. Aujourd’hui, la technologie est prête pour des espaces persistants combinant plusieurs espaces virtuels (5G, blockchains, extended reality avec Vision Pro, Starline, Quest 2 et Hololens 2 et l’IA) mais pas pour des mondes virtuels totalement immersifs et interconnectés. 

 Le métavers pourrait toutefois impacter durablement certaines verticales bien précises, à l’instar du gaming, de la formation et du recrutement.

Un méta-réel doit toutefois pouvoir être vécu de manière synchrone par un nombre illimité d’utilisateurs avec une continuité des données, objets échangés dedans et droits des utilisateurs. Pour cela, le métavers de type B2C doit pouvoir se connecter aux infrastructures qui sous-tendent les métavers de type B2B, et en particulier les métavers de type Web 2. Cela implique que des standards d’interopérabilité soient clairement établis au niveau mondial. 

De nombreuses organisations travaillent aujourd’hui sur des normes d'interopérabilité pour les métavers de type B2C à l’instar du Métavers Standard Forum issu d’une collaboration entre Méta, Microsoft et Nvidia, de l’Interoperable Web Foundation et de la Decentralized Identity Foundation élaborée par des développeurs et des chercheurs. 

Pour rendre leurs travaux opérationnels il faudrait toutefois un alignement entre la tarification pratiquée par les acteurs du métavers de type Web 2 (Horizon Worlds prélève une commission de 47,5 % sur les ventes des créateurs, Apple 30 % pour intégrer une application à son système) et celle pratiquée par les acteurs du métavers de type Web 3 (95 % de la valeur générée par les jeux de Sandbox est captée par les créateurs, 100 % pour Decentraland, OpenSea prélève une commission de 2,5 %). 

L’impact du métavers B2C sur notre quotidien dépendra de la capacité des plateformes à proposer des contenus faciles d’accès et d'utilisation et “réalistes".

Ainsi, ce sont essentiellement les métavers à destination des studios professionnels qui sous-tendent le marché. Il serait utile de conduire des études ciblées sur la taille du marché des métavers de type B2C, et sur leur impact potentiel à horizon 2030-2040 sur les usages de la vie quotidienne, pour statuer sur l’avenir du métavers sur les usages grand public. L’impact du métavers B2C sur notre quotidien dépendra en grande partie de la capacité des plateformes sous-jacentes à proposer des contenus faciles d’accès et d’utilisation, et “réalistes" pour le plus grand nombre, ce qui impliquera sans doute de s’affranchir de chartes graphiques propres aux environnements de gaming

Copyright image : Oli SCARFF / AFP

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