Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
02/10/2017

Le conflit syrien est-il soluble dans la décentralisation ?

Imprimer
PARTAGER
Le conflit syrien est-il soluble dans la décentralisation ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

 

L'European Council on Foreign Relations (ECFR), think tank européen influent, vient de publier un policy brief - To end a war : Europe?s role in bringing peace to Syria ? dû à la plume de Julien Barnes-Dacey. Selon lui, les Européens devraient renoncer à réclamer une "transition" à Damas pour se rabattre sur un aménagement du régime d'Assad sur la base d'une dose de décentralisation ou du moins de "déconcentration" (devolution) dans certaines parties du pays. Michel Duclos, ancien Ambassadeur de France à Damas et auteur de la note Syrie : en finir avec une guerre sans fin, analyse, pour l'Institut Montaigne, cette possibilité d'issue au conflit syrien.

On peut, dans une certaine mesure au moins, souscrire à certains des présupposés du document. Ainsi, le régime d’Assad a gagné la guerre contre son opposition : c’est vrai bien sûr, même si en fait ce sont les Russes et les Iraniens qui ont laminé l’opposition armée nationale et non le régime. Le centre de gravité du jeu politique, selon l’ECFR, réside désormais dans le processus de désescalade lancé par les Russes et rejoint par les Turcs et les Iraniens, et au moins en partie les Américains. C’est là aussi exact, encore qu’il ne faille pas négliger les risques de retours de flamme géopolitiques (non-respect des cessez-le-feu par le régime, frictions entre Américains et forces pro-régime sur l’Euphrate, probabilité grandissante d’une action militaire d’envergure d’Israël sur le Hezbollah, tensions diverses autour des affaires kurdes par exemple).

Autres présupposés du papier, non démontrés mais plausibles : les Européens pourraient avoir une fenêtre d’opportunité pour agir parce que les Russes ont désormais intérêt à un accord politique et parce que le régime, tout en ayant gagné, est suffisamment affaibli pour chercher des moyens de consolider son emprise sur le pays. Dans le même ordre d’idée, les accords d’Astana et les autres arrangements partiels de cessez-le-feu ne sont tenables que s’ils s’inscrivent dans la perspective d’un "cadre politique" à caractère national. Quel cadre politique imaginer ?

C’est là que surgit l’idée centrale de "devolution" (en français : "déconcentration" ou "décentralisation", laissons les experts trancher) : le régime pourrait accepter de reconnaître une dose d’autonomie locale, y compris en matière de sécurité, dans les zones où l’opposition abandonnerait le combat et reconnaîtrait l’autorité du pouvoir central. Le rôle de l’Europe pourrait être de favoriser un tel schéma de "désescalade-devolution" d’abord sur le plan politique en reconnaissant la légitimité d’Assad et la souveraineté de son pouvoir sur l’ensemble du territoire et ensuite en offrant une aide humanitaire et des crédits de stabilisation encourageant les parties à s’entendre sur cette base.

On a parfois défini l’humour comme une "suspension of disbelief" - une suspension de l’incrédulité. M. Barnes-Dacey pratique là une forme d’humour particulièrement noire. L’idée en effet qu’un Assad victorieux pourrait tenir sa parole et respecter comme un "bon garçon" un accord national reconnaissant une forme d’autonomie à des pans entiers du territoire syrien relève d’un étonnant aveuglement. La retenue que supposerait un système décentralisé de ce type est totalement en contradiction avec tout ce que nous savons de la nature du régime et de son ambition affichée de reprendre en main complétement l’ensemble du territoire, bien entendu selon ses méthodes habituelles. Tout au plus serait-il capable de faire miroiter ici ou là des apparences de concessions – toujours réversibles – pour obtenir sa réhabilitation par les Européens et des fonds alimentant les poches de ses amis.

L’"adoucissement du régime" par la désescalade et la devolution (le tout accompagné de la relégitimation du régime) est pourtant la proposition centrale du document de l’ECFR. Elle consiste en réalité à lancer la cavalerie humanitaire européenne au secours du régime de M. Assad. Il ne faut pas s’y tromper : cette proposition peut faire mouche auprès des responsables européens, dans les institutions de Bruxelles ou certaines capitales. Elle se pare du prestige du réalisme puisqu’elle met en avant l’idée selon laquelle il faut s’adapter au constat de la victoire du régime. Le papier de l’ECFR martèle qu’il n’y aura pas de transition du pouvoir à Damas. La proposition de Julien Barnes-Dacey offre aussi à l’Europe l’apparence d’un rôle à jouer. Et surtout, elle répondrait, si elle avait la moindre chance d’être applicable, à la double préoccupation d’alléger les souffrances du peuple syrien et d’apporter une incitation au retour des réfugiés.

Dans la réalité bien entendu, il en irait tout autrement. Il est peu probable que beaucoup de Syriens réfugiés en Europe reviendraient dans leur patrie dans de telles conditions. Des malheureux exilés dans les pays voisins, dont beaucoup touchent le fond du désespoir et certains ont déjà commencé à revenir, pourraient se laisser tenter par cette petite musique : "Assad est adouci et l’Europe s’occupe du retour de l’électricité". Pourtant, les hommes jeunes et moins jeunes auraient toutes chances de subir au minimum la conscription forcée et tous retrouveraient les mêmes conditions d’arbitraire et d’oppression que jadis. Ce serait prendre une lourde responsabilité que de les encourager à se réinstaller chez eux.

Un corollaire de la thèse de Julien Barnes-Dacey est que les Européens devraient dissuader les Américains de risquer une escalade avec les Iraniens ou les Russes sur les rives de l’Euphrate. Grâce à la "devolution", les zones libérées de l’EI pourraient revenir dans de bonnes conditions dans le giron d’Assad et la question kurde trouverait par la formule miracle de la "devolution" une solution satisfaisante à la fois pour les Kurdes eux-mêmes, pour Ankara et pour Damas.

Un débat autour de ce document, qui a eu lieu ce vendredi 22 au bureau de l’ECFR à Paris, a fait apparaître que l’auteur du document de l’ECFR ne répond pas vraiment à l’objection du manque de crédibilité de son idée de "devolution". Il répète que ce serait l’intérêt du régime, surtout au moment où il paraît avoir gagné, de faire des gestes pour apaiser les zones les plus difficiles du pays. Sans de tels gestes – permettant une "soft reintegration" des zones rebelles -, il ne sera pas en mesure de consolider vraiment son pouvoir. Hélas, la question n’est pas de savoir quel serait l’intérêt bien compris du régime, mais la manière dont il raisonne. Si bien que le papier de l’ECFR a au moins le mérite d’apporter une sorte de démonstration par l’absurde d’une donnée de base : les Européens n’ont pour seules cartes dans ce jeu tragique que leur reconnaissance ou non de la légitimité de Bachar al-Assad et un levier économique au moins potentiel. Ils auraient bien tort de s’en défausser pour faire avancer une solution apparemment séduisante mais en réalité inapplicable dans le contexte syrien.

Mais alors, comment les Européens peuvent-ils s’adapter à la situation actuelle de la "victoire d’Assad et de ses soutiens" ? On serait tenté de répondre d’abord que s’il faut négocier sur la Syrie, autant le faire avec les vrais patrons du pays, la Russie et l’Iran. C’est l’un des présupposés peu contestables de la proposition de groupe de contact du président Macron. Ce présupposé risque de se trouver d’autant plus pertinent que nous assistons à une montée de la tension géopolitique dans l’ensemble de la région. Le noyau classique du P5 (les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité) offre a priori un bon cadre pour entamer la discussion – le jour où les Russes en particulier estimeraient vraiment nécessaire d’en passer par un accord politique.

Dans cette perspective, le rôle des Européens n’est pas de changer leurs fondamentaux, mais de préciser les paramètres qui leur paraîtraient indispensables à un règlement politique. Parmi ceux-ci, la "déconcentration" ou d’autres nuances de fédéralisation peuvent constituer un élément, mais un élément à peser avec le plus grand soin : les expériences de fédéralisme dans la région (Irak, Yémen) ne se sont pas révélées particulièrement prometteuses ; ce n’est d’ailleurs pas un pays se relevant d’une terrible crise qui se prêterait le mieux à ce type d’expérimentation ; et enfin tous les travaux d’experts montrent qu’il faut en réalité un État fort pour introduire avec succès des éléments de déconcentration ou de devolution.
 

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne