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14/09/2023

L’antidumping et les véhicules électriques chinois : une ligne Maginot européenne

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L’antidumping et les véhicules électriques chinois : une ligne Maginot européenne
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

L'annonce par l'Union européenne de l'ouverture d’une enquête sur les subventions publiques chinoises aux automobiles électriques, une réponse salutaire ? Pour François Godement, cette réponse est partielle et réduit les défis de l’industrie automobile à une simple bataille de subventions, là où c’est une guerre des infrastructures et des standards qui se joue, dans laquelle Chine et États-Unis ont pris une très large avance. De même, les moyens financiers engagés pour la mobilité électrique semblent dérisoires par rapport à la force de frappe de nos concurrents. Pouvoir d’achat du consommateur, dynamisme de l’innovation : comment les concilier avec  l’équité des échanges, le  respect de l’environnement ? La réponse de l’UE ne convainc pas tout à fait.

La décision annoncée par Ursula von der Leyen d’ouvrir une enquête sur les subventions chinoises à son industrie de voitures électriques (VE) est une décision naturelle, qui découle de faits évidents. Elle est aussi opportune, car l’essor des exportations chinoises, en particulier vers l’Europe, relève d’une véritable explosion. Elle ne pouvait être empêchée que par la crainte des grands constructeurs allemands de contre-mesures chinoises dans le même secteur. La première réaction chinoise, en l'occurrence celle du ministère du Commerce, sous-entend, sans les préciser, des répercussions sur l'ensemble des échanges et des chaînes d'approvisionnement. Or, les constructeurs allemands sont encore bien implantés en Chine même si leur part du marché automobile baisse, et est presque inexistante pour les VE. Une telle approche liée à l’anti-dumping sera-t-elle pour autant efficace, et ne comporte-t-elle pas des risques de marginalisation des constructeurs européens à l’abri d’une protection toute relative ?

Un marché de l’automobile dominé par la Chine

Les faits. Les ventes automobiles chinoises en 2023 se situeront entre 27 et 30 millions de véhicules, soit 31 à 34 % du marché mondial, autant que l’Europe et les États-Unis réunis.  Les capacités chinoises de production sont bien supérieures, ce qui explique une guerre des prix et des subventions locales sur le marché chinois. Alors que les importations automobiles chinoises sont en 2023 au même niveau qu’en 2013 (en valeur, 45 milliards de dollars, 41,4 milliards d’euros au taux moyen de début septembre), les exportations explosent depuis 2020, pour atteindre 90 milliards de dollars (82,8 milliards d’euros) en année glissante en août 2023. En trois ans, comme le relève Brad Setser, économiste américain et Senior Fellow au Council on Foreign Relations (CFR), un déficit sectoriel de 35 milliards est devenu un surplus de 45 milliards… La domination chinoise est encore plus nette pour les VE et l’ensemble de leur chaîne de composants. Les exportations de VE ont doublé en un an, et des entreprises chinoises comme BYD (où l’actionnariat de Warren Buffett est désormais très dilué) rattrapent rapidement l’usine de Tesla à Shanghai. Leur avantage prix est évident, même s’il faut noter que le prix moyen des voitures chinoises vendues en Europe est 50 % plus élevé que leur prix dans le reste du monde. Dans l’industrie des batteries, le cœur de l’industrie des VE avec les semi-conducteurs, il n’existe pratiquement pas de matériaux ou de composants pour lesquels la Chine détiendrait moins des deux tiers du marché, et c’est même souvent une part de 90 %.

Les ventes automobiles chinoises en 2023 se situeront entre 27 et 30 millions de véhicules, soit 31 à 34 % du marché mondial, autant que l’Europe et les États-Unis réunis.

Quant aux subventions chinoises, à la production comme à la consommation, elles apparaissent comme une évidence, pour deux raisons : c’est le cœur de la politique industrielle et d’innovation depuis plusieurs décennies, et les VE et leurs composants en ont été un pilier. La féroce concurrence interprovinciale, alimentant des surcapacités avec des subventions locales, fait le reste : au point que le marché chinois des VE a été jugé assez mûr pour que les subventions nationales à l’achat soient supprimées en 2023. Les subventions locales et la guerre des prix prennent le relais.

 

L’Europe démunie face à la concurrence chinoise et américaine : l’exemple des panneaux solaires

L’Europe est par ailleurs prise en étau, entre la Chine et les États-Unis. Il ne s’agit pas tant de l’industrie automobile américaine - qui exporte très peu vers l’Europe, tandis que les exportations européennes vers les États-Unis se portent bien. Les constructeurs américains n’exportent plus du tout vers la Chine, dont ils se retirent en termes de production. Tesla fait bien sûr figure d’exception, étant la seule grande entreprise de VE à côté des firmes chinoises, mais il s’agit d’une entreprise mondiale implantée sur les trois continents.

Les États-Unis ont en revanche maintenu un barème douanier de 27,5 % sur les autos chinoises, alors que l’UE n’applique qu’un taux de 10 %. Non seulement le marché européen, fragmenté, présente des prix de distribution élevés et des constructeurs éparpillés, mais le virage électrique a été pris tard, et l’UE n’a pas les moyens du budget fédéral pour un IRA européen. Le spectre de la destruction des emplois européens est bien là, y compris en France où il existe tout de même 23 sites d’assemblage (voitures, moteurs électriques et batteries), contre 50 en Allemagne.

Non seulement le marché européen présente des prix élevés et des constructeurs éparpillés, mais le virage électrique a été pris tard, et l’UE n’a pas les moyens pour un IRA européen.

Inévitable et sans doute nécessaire à court terme, la décision européenne est loin d’être suffisante.  L’auteur de ces lignes a suivi la querelle européenne sur les panneaux solaires en 2013, qui opposa le commissaire européen pour le Commerce extérieur Karel de Gucht à l’Allemagne et à d’autres pays européens, surtout inquiets des rétorsions chinoises : c’était en effet la première fois que la Chine menaçait de représailles en termes obliques l’industrie automobile allemande. De Gucht avait raison sur le fond de la procédure (les subventions et le dumping chinois), mais les taxes n’ont fait que différer l’inéluctable : la submersion complète de toute la chaîne solaire par les entreprises chinoises. Tout cela avec un grand mépris pour l’objectif climatique  affiché (la production des panneaux en Chine repose beaucoup sur le charbon) et pour les droits humains (le rôle du Xinjiang pour les silices est essentiel). Mais avec le recul, on peut dire que l’épargne chinoise a financé une baisse sans précédent du coût de l’énergie solaire, sans que cela ne pèse sur le consommateur européen.

La guerre des standards : un modèle chinois largement en avance

L’industrie automobile représente bien sûr un enjeu social et politique bien plus considérable que celui de l’industrie solaire. Mais la supériorité chinoise vient de loin. Elle repose sur plusieurs choix décisifs de politique industrielle. Symbole de cette stratégie publique multiforme, la Chine assure 98 % de la production mondiale d’autobus électriques. Seul Tesla - financé par le capital-risque et par le marché, à la différence d’autres entreprises d’Elon Musk - a su faire sur les voitures un pari aussi audacieux pour l’économie de marché. Le gouvernement chinois a développé en parallèle le domaine des points de charge publics à une échelle sans commune mesure avec l’Europe ou les États-Unis. Fin 2022, la Chine recensait 5,87 millions de bornes de chargement, et 1,8 millions de chargeurs publics, des chiffres qui devraient être portés à 9,5 millions et 2,8 millions en 2023. Par comparaison, on comptait 400 000 points de recharge accessibles au public dans l’Union européenne fin 2022, et 157 000 aux États-Unis en septembre 2023 : une comparaison imparfaite en raison de la prévalence de l’habitat et des chargeurs individuels aux États-Unis.
 
Faut-il s’étonner que ce pari chinois sur les chargeurs ait produit une avancée décisive pour l’échelle de l’industrie VE chinoise ? L’Inflation Reduction Act (IRA) de l’administration Biden vise à rattraper ce retard, y compris dans les chargeurs avec un budget de subventions de 7,5 milliards de dollars (6,9 milliards d’euros) en 2023, toujours avec l’exigence d’une composition à plus de 55 % américaine sur l’ensemble de la chaîne.

La guerre des VE est autant une guerre d’écosystèmes, et de coordination public-privé, qu’une course aux subventions à l'achat de ces véhicules et même l’Europe n’a pas d’autre choix que d’emboîter le pas.

Par comparaison, un plan analogue de l’Union européenne, mais qui inclut aussi des stations hydrogène, l’électrification de ports et aéroports, reçoit un budget de 352 millions d’euros fin 2023. Comme pour les voitures, Tesla, qui vient d’ouvrir ses stations à d’autres marques de voitures (et à toutes en Europe), semble en passe de remporter la course à la subvention aux États-Unis avec l’équipement le plus facile d’usage et parmi les plus rapides du marché. De façon cruciale, les constructeurs se rallient donc pour leurs prises au standard Tesla, rebaptisé  North American Charging Standard. Le choix et la propriété des standards deviennent de puissants arguments de vente.

La guerre des VE est autant une guerre d’écosystèmes, comprenant les investissements dans les infrastructures et les standards, et de coordination public-privé, qu’une course aux subventions à l'achat de ces véhicules et même l’Europe n’a pas d’autre choix que d’emboîter le pas à la Chine et aux États-Unis sur ce dernier point. Ce dernier point rendra d’ailleurs difficile la conduite de l’ enquête européenne sur les subventions. Les constructeurs européens sont pris dans un piège qu’ils ont en partie fabriqué eux-mêmes, mais qui résulte aussi d’une pusillanimité publique. En attaquant à la fois la question des voitures et des chargeurs, Tesla résolvait une équation en apparence insoluble : comment investir des sommes colossales dans la reconversion de l’industrie automobile si l’usage ne pouvait suivre. En Chine, la puissance publique a tout poussé. Divisés et attachés à leur profitabilité immédiate, ne prévoyant ni l’ascension de Tesla ni les progrès rapides de l’industrie chinoise, les Européens ont cru disposer du temps. Le volontarisme environnemental de la Commission et du Parlement, plus fondé sur des valeurs politiques nouvelles que sur une compréhension des technologies nécessaires, n’a pas aidé. Mais les constructeurs n’auraient-ils pas dû déployer leurs efforts de lobbying vers l’industrie des chargeurs au lieu de se mobiliser contre l’étrange norme Euro 7 et l’extinction des moteurs thermiques en 2035 ?


Europe : une stratégie de court-terme

Faute d’un soutien public conséquent à l’écosystème européen, les constructeurs ont donc utilisé ces dernières années les pénuries de composants et le prétexte de la transition pour élever leurs prix et leurs profits. De conséquentes taxes anti-subventions contre les concurrents chinois permettraient certes de prolonger quelque temps cette stratégie court-termiste. Les taxes à l’importation pèsent toujours sur le consommateur final, qu’il s’en rende compte ou non. Elles auront deux conséquences : une grève des consommateurs, sinon une révolte politique, contre des prix qui interdisent à un salarié modeste d’acheter une voiture ; et un écart d’autant plus grand dans les marchés tiers avec les prix chinois ou américains. L’Europe exporte encore (y compris vers le Royaume-Uni) 5,6 millions de véhicules en 2022. S’il était démontré par exemple qu’il y avait un écart très significatif entre les prix européens et ceux à l’exportation, cela ne ferait-il pas un cas avéré de dumping ? Il n’est pas facile de vouloir à la fois une transition énergétique très coûteuse pour le consommateur et des mesures frappant les constructeurs les plus avancés, mesures qui élèvent aussi les prix moyens sur nos marchés.

Au fond, derrière des arguments justes sur des conditions de concurrence équitable, il y a aussi un argument qu’on ne peut rejeter en termes de sécurité économique : quelles sont les conséquences géopolitiques d’une domination chinoise, avec ses caractéristiques uniques, sur le cœur des industries de consommation de nos sociétés ? Mais craignons que ceci ne nous entraîne à plus long terme vers une stratégie de cocon industriel qui nuirait à l’innovation. C’est de l’extérieur que l’industrie automobile est révolutionnée aujourd’hui. Cette évolution est bénéfique à la planète. Il ne faut pas qu’elle nuise au consommateur.

Il n’est pas facile de vouloir une transition énergétique très coûteuse pour le consommateur et des mesures frappant les constructeurs les plus avancés, mesures qui élèvent aussi les prix moyens.

La stratégie ouverte aujourd’hui par Ursula von der Leyen est donc un expédient provisoire. Le choix français de démarcher à la fois Tesla et BYD pour des investissements sur notre territoire a sa logique : comme pour les constructeurs japonais des années 1980, la localisation est un contre-feu au protectionnisme direct ou indirect. Comme pour les batteries, c’est la seule solution qui offre un vrai compromis des deux côtés. Encore faut-il que les firmes chinoises - en réalité, le gouvernement chinois - croient à la menace et soient prêtes à concéder ces implantations : la stratégie de Xi Jinping, alliage d’auto-suffisance chinoise et de liens de dépendance pour ses partenaires, ne s’y prête guère. L’intention française parallèle, annoncée par Bruno Le Maire, d’exiger une conformité environnementale tout au long de la chaîne de production et de logistique des VE importés pour bénéficier du "bonus carbone" français, est tout aussi rationnelle. Mais il est fort possible que sur un de ses créneaux d’exportation les plus dynamiques, la Chine arrive à mettre en place ces certifications.

La stratégie ouverte aujourd’hui par Ursula von der Leyen est donc un expédient provisoire.

Toutes ces stratégies peuvent être tentées. Et il faut résister à la tentation politique de revenir en arrière sur les objectifs du Green Deal, sinon parfois sur un calendrier trop dépourvu de moyens. Mais on aperçoit mieux aujourd’hui qu’un effort beaucoup plus massif et concerté entre constructeurs européens, États membres et budgets nationaux ou européens est seul à même de créer le nouvel écosystème énergétique et de permettre à ces constructeurs les paris financiers qu’ils doivent prendre, y compris sur les prix qu’ils pratiquent..

Copyright Image : STR / AFP

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