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29/11/2021

Iran : blocage probable sur le nucléaire, perspectives plus ouvertes sur le régional

Iran : blocage probable sur le nucléaire, perspectives plus ouvertes sur le régional
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Les négociations entre les puissances nucléaires plus l’Allemagne et l’Iran reprennent à Vienne ce 29 novembre après six mois d’interruption. 

Poursuite de la politique au bord du gouffre 

Les Iraniens, qui ont dicté le calendrier, ont manifestement joué la montre. Ils font valoir que les discussions de Vienne avaient repris en avril deux mois après l’inauguration de M. Biden et quatre mois après son élection : les délais seraient à peine plus longs s’agissant de la nouvelle administration iranienne, celle du Président Raissi, issue des élections de juin et mise en place en août. Comme cela avait été le cas pour les Américains, le temps écoulé a été utilisé pour former une nouvelle équipe de négociations et procéder à une "revue" du dossier. 

Les Démocrates qui, à Washington, ont succédé à l’administration républicaine, avaient pour objectif en avril de réintégrer l’accord nucléaire, le JCPOA, que M. Trump avait quitté. C’est au contraire une administration "dure" qui a succédé à Téhéran à celle de Rouhani, moins favorable, au moins dans son discours, au JCPOA. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, M. Hossein Amirabdollahian, est réputé faire partie des proches des Gardiens de la Révolution, même s’il n’appartient pas à l’aile la plus ultra des conservateurs. Le nouveau négociateur pour le dossier nucléaire, M. Ali Bagheri-Khani, n’a ni la compétence ni l’agilité d’esprit de son prédécesseur, M. Abbas Araghchi (que nous avions reçu à l’Institut Montaigne).

Les conclusions de la "revue" à laquelle ont procédé les nouvelles autorités iraniennes ne sont pas connues. On comprend cependant de différentes déclarations de ses porte-paroles que l’administration Raissi ne reprend pas à son compte ce qui était le point d’arrivée des négociations en juin : tout doit dans son esprit être renégocié. La levée unilatérale de l’ensemble des sanctions américaines est affichée comme préalable à toute négociation. Un dégel des avoirs iraniens bloqués dans des banques étrangères à hauteur de 10 milliards de dollars est présenté comme un geste immédiat souhaitable. La négociation doit porter notamment sur un système de garanties de non-retour des sanctions.

Il est possible que les Iraniens estiment que les progrès qu’ils ont accomplis dans leur programme nucléaire les placent désormais en position de force dans la négociation.

D’autres signes inquiétants pèsent sur les perspectives de la négociation. Ainsi, les Iraniens ont continué à s’affranchir des contrôles de l’AIEA. Deux visites à Téhéran de son directeur général, M. Rafael Grossi, n’ont pas permis de trouver une formule permettant de rétablir l’accès des inspecteurs de l’Agence à l‘installation d'assemblage de centrifugeuses de Karaj. Surtout, au nom de leur théorie du "less for less", les Iraniens ont poursuivi leur programme d’activités interdites par le JCPOA.  Certains experts américains évaluent désormais à un mois le "breaking out time" pour que la République islamique accède à une arme nucléaire (contre un an selon les dispositions du JCPOA).

Il est possible que les Iraniens estiment que les progrès qu’ils ont accomplis dans leur programme nucléaire les placent désormais en position de force dans la négociation. 

Avec quel objectif ? L’hypothèse demeure que le régime ne peut se permettre une prolongation indéfinie des sanctions. L’inflation atteint 40 %. Les manifestations d’agriculteurs à Ispahan rappellent l’état désastreux du pays, malgré le succès relatif de l’ "économie de résistance". Le nouveau pouvoir iranien peut cependant vouloir se rapprocher le plus possible du statut "d’état du seuil" en renforçant de plus en plus son orientation vers la Chine et la Russie et en jouant, comme c’est son habitude et son talent, avec le temps. 

Du côté américain, l’intérêt de négocier la survie du JCPOA dans ces conditions s’amenuise. L’accord de 2015 arrive à échéance, pour certaines de ses clauses, dans un an et demi. Faut-il s’acharner à ressusciter un accord si mal en point, et dont de toute façon les Iraniens refusent avec obstination la prolongation ? En outre, comment ne pas tenir compte du fort scepticisme du Congrès ? L’idée apparaît donc dans le milieu des experts d’un "accord intérimaire", qui permettrait au moins un gel du programme iranien en échange de concessions américaines sur les sanctions. À noter cependant que les porte-paroles iraniens ont d’ores et déjà rejeté cette option a minima, à l’heure actuelle officieuse.

Pour l’instant donc, tout laisse penser que s’ouvre une phase de grande incertitude, dans la lignée de la politique au bord du gouffre à laquelle nous a habitués la région. Les dirigeants iraniens ne peuvent ignorer en effet que, comme c’est le cas depuis quelques années, Israël, appuyé par les États-Unis et encouragé par ses nouveaux amis arabes, cherchera à entraver les progrès du programme iranien par des assassinats ciblées et des "accidents" provoqués dans les installations iraniennes, voire par des attaques sélectives. C’est un prix que le pouvoir de Téhéran paraît toutefois prêt à payer.

Il est d’ailleurs frappant de constater que le seuil de tolérance à la fois des Iraniens et des Américains à des tensions dites "de basse intensité" est devenu nettement plus élevé : il y a quelques années, il aurait été difficile d’imaginer que le général Qassem Soleimani, le patron de la force Al-Qods des Gardiens de la Révolution, soit éliminé par une frappe américaine et que l’Iran produise de l’uranium enrichi à 60 % sans que se produise une déflagration de grande ampleur. Le risque d’une telle déflagration n’en reste pas moins plus présent que jamais.

Tractations régionales en cours 

La prise en compte d’un tel risque est sans doute l’une des raisons pour lesquelles les dirigeants iraniens se prêtent depuis un ou deux ans au développement d’un dialogue bilatéral avec leurs voisins - les Émirats Arabes Unis (EAU) entre autres, malgré l’établissement de relations diplomatiques entre Abou Dhabi et Jérusalem. Avec le Qatar ou avec Oman, les contacts sont plus anciens. De manière plus innovante, plusieurs rounds d’entretiens ont eu lieu entre Saoudiens et Iraniens sous l’égide des Irakiens. 

Le nouveau gouvernement iranien a d’ailleurs fait d’un rapprochement régional un élément central de sa politique. Au motif de précaution en prévision de futurs soubresauts régionaux s’ajoutent d’autres raisons possibles : sur le plan économique, la volonté de contourner les sanctions ; sur le plan politique, peut-être l’intention de préempter une négociation régionale qui fait partie des demandes américaines et européennes en parallèle à un retour au JCPOA. Assez curieusement, les États du Golfe, mais aussi l’Égypte et d’autres souhaitent reprendre un dialogue avec l’Iran, pour des raisons symétriques à celles de Téhéran, renforcées de surcroît par les doutes accrus sur la garantie de sécurité américaine : venant après l’absence de réaction américaine lors des frappes revendiquées par les Houthis contre Aramco en mars 2021, le retrait américain précipité d’Afghanistan en août a été reçu comme une douche froide par les États du Golfe. Cet événement les renforce dans leur volonté de diversifier leurs partenariats ou leurs interlocuteurs.

Les limites des tractations en cours apparaissent toutefois assez vite. En particulier, les discussions irano-saoudiennes n’ont permis aucun progrès sur la crise au Yémen, dont l’Arabie saoudite voudrait désormais s’extirper. En Syrie, un jeu compliqué s’esquisse : plusieurs pays arabes, dont la Jordanie et les Émirats, renouent avec le régime d’Assad, notamment pour contrer l’influence de l’Iran sur ce dernier ; M. Amirabdollahian s’est néanmoins félicité de la visite à Damas - une première depuis 2011 - du ministre des Affaires étrangères émirien. Une autre limite des tractations régionales actuelles tient à leur caractère bilatéral sans que pour l’instant un forum régional, multilatéral donc, ne se mette en place. 

Une autre limite des tractations régionales actuelles tient à leur caractère bilatéral sans que pour l’instant un forum régional, multilatéral donc, ne se mette en place.

Avec cependant, sur ce dernier point, deux qualifications à apporter. D’une part, la rencontre au sommet de Bagdad - organisé par l’Irak et la France - a réuni le 28 août de cette année l’ensemble des États de la région (sans le régime syrien). La diplomatie française va s’efforcer évidemment de faire fructifier ce "format de Bagdad". Il est possible d’ailleurs que la stabilité de l’Irak constitue un intérêt commun pour tous ses voisins. Ainsi, au lendemain de l’attaque début novembre contre la résidence du Premier ministre irakien, M. Moustapha al-Khadimi, les Iraniens ont paru chercher à calmer les ardeurs des milices chiites irakiennes. D’autre part, les directeurs politiques des E3 (Allemagne, France, Royaume-Uni) et le négociateur américain pour le JCPOA, Rob Mallet, ont rencontré les représentants des États du Golfe pour parler du dossier iranien à Riyad le 18 novembre. L’encouragement à développer des négociations régionales - incluant l’Iran - a fait partie des messages des émissaires E3 et américain, ce qui est nouveau de la part de Washington.

Le représentant français a présenté à cette occasion une structuration possible de discussions régionales autour de trois corbeilles : 

  • des mesures de confiance pour faire baisser la tension ;
  • les questions de sécurité "dures" incluant entre autres les missiles et les drones, créneau sur lequel les Iraniens sont en position de force et refusent toute discussion au moins comme follow up au JCPOA ; 
  • enfin une corbeille plus générale pouvant traiter de la connectivité économique ou en matière de climat, de santé, de migration et d’autres sujets dans une région confrontée globalement à des problèmes communs.

Le président de la République doit se rendre dans les EAU, au Qatar et en Arabie saoudite les 3 et 4 décembre. Il est probable qu’il défendra un agenda de ce type dans la région. Les Russes, parmi d’autres, sont aussi actifs pour inciter les acteurs régionaux à se parler. En d’autres temps, la portée d’un tel discours aurait été fonction de progrès sur le dossier nucléaire. L’interaction entre les deux pistes de travail est peut-être moins nette aujourd’hui.

 

 

Copyright : ALEX HALADA / AFP

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