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19/03/2021

Inquiétudes sur le dossier iranien

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Inquiétudes sur le dossier iranien
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Deux mois après l’installation d’une nouvelle administration à Washington, les sujets d’inquiétudes paraissent l’emporter sur les motifs d’espoir dans les relations avec l’Iran.

Le déblocage de la situation concernant l’accord nucléaire (JCPOA) ne s’est pas produit. Les tensions régionales connaissent un nouveau regain, avec par exemple des attaques répétées contre l’Arabie saoudite venant des Houthis (Yémen), un navire israélien victime d’un incident dans le Golfe et de nouvelles attaques contre les bases américaines en Irak.

Des missiles tirés par une milice irakienne soutenue par l’Iran sur des installations militaires américaines à Erbil ont conduit l’Amérique à répliquer par des frappes sur un contingent de cette milice à Abou Kamal, en Syrie, le 25 février.

Tous les observateurs savaient que la volonté de retour de l’Amérique dans le JCPOA, affichée pendant la campagne présidentielle par M. Biden, se heurterait à des difficultés de mise en œuvre. On parlait en particulier d’un problème de "séquençage" : qui ferait le premier pas et comment synchroniser les mesures qui devraient être prises du côté iranien comme du côté américain pour redonner vie à l’accord ?

Lenteurs américaines et durcissement iranien

Un premier constat est que la nouvelle administration américaine a été relativement lente à bouger. Ses premiers gestes sont venus au bout de plusieurs semaines. Elle a annulé les déclarations de l’administration Trump prétendant que l’accord était caduc, et donc reconnu ainsi que les sanctions américaines ne reposent pas sur une base onusienne. Elle s’est déclarée prête, le 18 février, lors d’une rencontre du Secrétaire d’État Blinken avec ses homologues des E3 (Allemagne, France, Royaume-Uni), à renouer la discussion avec Téhéran sans faire de la mise en conformité de l’Iran avec ses obligations au titre du JCPOA une précondition ("si l’Iran revenait au plein respect de ses obligations, les États-Unis feraient de même et ils sont prêts à entamer des conversations avec l’Iran afin d’y parvenir") . Les Iraniens attendaient quelque chose de plus tangible en matière d’atténuation des sanctions qui n’est pas venu (levée du gel de certains avoirs, exceptions aux sanctions concernant certaines exportations notamment). Ils ont refusé l’offre de reprendre langue.

Les Iraniens attendaient quelque chose de plus tangible en matière d’atténuation des sanctions qui n’est pas venu.

Deuxième constat : les autorités iraniennes ont rendu systématiquement la tâche plus difficile pour une ouverture de Washington. Certes, M. Zarif, le ministre des Affaires étrangères iranien, a donné quelques signaux positifs. Mais la loi adoptée par le Majlis le 3 décembre 2020 posant une sorte d’ultimatum à l’administration américaine, avec un délai de mise en œuvre fin février et la menace de nouvelles et graves infractions au JCPOA, représentait un geste de défiance difficilement acceptable pour Washington

Les Iraniens ont commencé à mettre en œuvre les nouvelles infractions prévues par la loi du Majlis - enrichissement à 20 %, nouvelles centrifugeuses - même s’il est difficile de mesurer jusqu’à quel point (y a-t-il ou non production d’uranium métal ?) Ils remettent en cause également le mécanisme des inspections-surprise de l’AIEA, même si un accord trouvé avec l’agence de Vienne diffère de trois mois une crise qui ne pourra qu’avoir de graves répercussions. Au total donc, surtout si on y ajoute l’accroissement des tensions régionales : durcissement de la République islamique.

Troisième constat : les Européens ne sont pas parvenus à jouer les intermédiaires ou en tout cas n’ont pas eu jusqu’ici de succès dans leurs efforts. Certaines déclarations allemandes et françaises avaient pu susciter un doute à Téhéran. Les deux capitales ont en effet rappelé qu’à terme, le retour au JCPOA devrait ouvrir la voie à une négociation plus large, notamment sur les missiles et sur les questions régionales ; d’autres acteurs régionaux devraient alors être impliqués. Depuis lors, tout doute possible a été écarté : dans l’esprit des Européens, la priorité est bien le retour dans le JCPOA, des États-Unis comme de l’Iran, sans précondition liée à d’autres dossiers ; c’est sur cette base que s’est fait l’accord avec les États-Unis dans le communiqué du 18 février précité.

Les Européens ne sont pas parvenus à jouer les intermédiaires ou en tout cas n’ont pas eu jusqu’ici de succès dans leurs efforts.

L’ombre de la rivalité entre la Chine et l’Ouest

L’approche des élections présidentielles iraniennes constitue sans doute un facteur de complication. Le Président Rouhani vient d’ailleurs d’accuser ses opposants de jeter de l’huile sur le feu pour renforcer leur main dans le combat électoral. La marge de manœuvre du Président Biden, par ailleurs, est limitée par l’attitude négative du Congrès sur le dialogue avec l’Iran.

Ne faut-il pas cependant s’interroger au-delà des aspects tactiques du dossier ? N’y a-t-il pas à Washington, en profondeur, y compris dans les rangs de l’administration, un doute sur l’intérêt de faire revivre un accord perçu comme comportant d’importants défauts ? En particulier alors qu’atteindre ce but demandera des efforts considérables, peut-être disproportionnés ? Symétriquement, à Téhéran, les sacrifices à consentir pour renouer avec les Occidentaux ne sont-ils pas perçus comme trop élevés pour une levée des sanctions dont l’expérience a prouvé qu’elle risquait d’être aléatoire ? En particulier alors que ce ne sont pas les "durs", désormais aux commandes à Téhéran, qui souffrent pour de bon du maintien des "pressions maximales" ?

C’est de ces sujets de fond qu’il faudrait pouvoir discuter, dans des circuits non-officiels tels que les think tanks pour commencer. Nous suggèrerions que de telles réflexions soient menées, comme tant de choses désormais, à la lumière de la rivalité entre la Chine et l’Ouest : une prolongation de la crise iranienne ne risque-t-elle pas d’engluer les États-Unis dans les turbulences du Proche-Orient, contrairement à son souhait de se concentrer sur l’Indopacifique ? Washington ne doit-il pas considérer que d’une certaine manière, l’Indopacifique commence en Iran ? Inversement, en cas de non-normalisation durable de ses relations avec les États-Unis, la République islamique ne sera-t-elle pas obligée de renoncer à sa vocation de "ni Est ni Ouest", pour dépendre profondément de la Chine et (pour certains aspects) de la Russie ? Au risque de constituer un pion dans une compétition globale peu favorable à sa souveraineté ? 

 

Copyright : JOE KLAMAR / AFP

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