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15/01/2025

France paralysée, Outre-mer sacrifiés ?

France paralysée, Outre-mer sacrifiés ?
 Cédric Ménissier
Auteur
Chargé de projets - Études France

Après le cyclone Chido qui a balayé Mayotte le 5 décembre, les Outre-mer sont passés de leur périphérie administrative à une centralité politique nécessaire. Pourtant, les péripéties - pour employer un euphémisme - d’un budget 2025 empêché et la temporisation résultant d’une majorité introuvable maintiennent les territoires ultramarins dans l’incertitude, en dépit de leurs habitants et aux dépens de leur potentiel. Tensions structurelles profondes, défis climatiques et déclin économique : alors que le statu quo apparaît intenable, comment redonner aux Outre-mer leur juste place ? Comment prendre en compte la spécificité de ces territoires, sans les réduire à n’être que des variables d’ajustement ou des exemples utiles au service d’une instrumentalisation politique - sur les sujets migratoires ou institutionnels ? Une analyse de Cédric Ménissier.

Les Outre-mer ont fait plusieurs fois la une de l’actualité française durant l’année 2024. Il est tentant d’y voir une meilleure visibilité de l’étendue et de la diversité du territoire national ; il n’en est pourtant rien. Comme à l’accoutumée, cette médiatisation accrue est la conséquence d’un ensemble de crises ayant frappé les territoires ultramarins : contestations sociales, émeutes, blocages, catastrophes naturelles et in fine déplacements gouvernementaux ou présidentiels. À mesure que se succèdent ces événements, l’action de la puissance publique dans ces territoires ainsi que son efficacité sont interrogées. L’observateur peine à déceler, au-delà des réponses aux crises économiques, démocratiques ou climatiques, une ambition nationale claire pour les Outre-mer.

Cette instabilité politique a en outre des conséquences concrètes pour les Outre-mer, où les enjeux budgétaires et les besoins des territoires peinent à trouver une réponse adéquate.

Alors que l’inaction est largement préjudiciable pour ces territoires comme pour la France dans son ensemble, la dissolution de l’Assemblée nationale semble reporter encore toute réflexion stratégique à leur endroit. Cette instabilité politique a en outre des conséquences concrètes pour les Outre-mer, où les enjeux budgétaires et les besoins des territoires peinent à trouver une réponse adéquate.

Ainsi, 18 députés ultramarins (sur 27) ayant voté la motion de censure à l’encontre du Gouvernement dirigé par Michel Barnier ont justifié ce choix par leur opposition aux coupes budgétaires prévues dans le projet de loi de finances pour 2025 initialement présenté. Ce dernier prévoyait en effet une baisse de 9  % des crédits alloués à la mission Outre-mer, dont l’objet est le financement du soutien à l’économie locale, le développement économique ou encore l’investissement dans l’habitat social de ces territoires. Ils dénoncent la vision comptable des Outre-mer ainsi que la persistance du concept colonial du moindre coût de ces territoires.

Cette justification est toutefois peu audible et témoigne d’une appréhension incomplète des enjeux des territoires d’Outre-mer. La baisse prévue des crédits était avant tout symbolique dans le mesure où la mission ne rassemble que 13  % de l’ensemble des dépenses de l’État dédiées aux Outre-mer en 2023 - l’action de l’État dans ces territoires étant très transversale. En revanche, la reconduction temporaire du budget 2024 par le vote d’une loi spéciale se fera à crédits constants - donc sans prise en compte de l’inflation. Elle entraînera une diminution en volume des crédits alloués aux Outre-mer non seulement sur la mission dédiée, mais également sur l’ensemble des missions qui les financent. Cette situation pourrait dériver en une baisse supérieure à celle initialement prévue dans le projet de loi de finances.

Surtout, la censure du gouvernement et la non-adoption du budget reportent sine die la mise en place de dispositifs destinés à améliorer le quotidien des habitants d’Outre-mer. Le protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère, signé à la suite du mouvement social de cette fin d’année en Martinique, est par exemple suspendu. Les prix de plus de 7 000 produits ne baisseront donc pas de 20  % à partir de janvier 2025. De même, si l’adoption de la loi de fin de gestion pour 2024 a permis de débloquer des crédits pour financer le soutien à la Nouvelle-Calédonie jusqu’à cette fin d’année, l’absence d’accord sur le budget de 2025 empêche le renouvellement de ces aides exceptionnelles d’un milliard d’euros, cruciales pour la résilience du territoire et des Calédoniens. L’organisation du prochain Comité interministériel des Outre-mer, promis par Michel Barnier lors de sa déclaration de politique générale, est également reportée.

Le blocage politique risque d’aggraver une situation déjà critique pour les Outre-mer, marquée par de profondes difficultés économiques et sociales, et la crise actuelle menace de faire plonger davantage ces territoires, peu susceptibles de s’accommoder d’un statu quo.

Des territoires confrontés à de profondes difficultés économiques

L’éloignement géographique et l’isolement économique sont une donnée fondamentale des territoires ultramarins. Si Saint-Pierre-et-Miquelon, situé à plus de 4 000 km de l’Hexagone, est le plus proche, plus de 15 000 km séparent Paris de Papeete en Polynésie française. En trois mots caractéristiques, les territoires ultramarins sont à la fois éloignés, isolés et insulaires (hormis pour la Guyane). À cette vulnérabilité géographique se superpose une situation économique et sociale dégradée. Par rapport à l’Hexagone, l’ensemble des DROM-COM accuse un profond retard de développement. Si la République "reconnaît aux populations des Outre-mer le droit à l’égalité réelle au sein du peuple français" depuis la loi ÉROM votée en 2017, la réalité diffère des obligations légales. De grands écarts de niveau de vie perdurent bien qu’ils varient fortement selon les territoires. Si le PIB/habitant de la France hexagonale est de plus de 39 323 € (2021), il est de 11 579 € à Mayotte, 18 356 € en Polynésie française ou encore 27 179 € en Martinique.

Les économies ultramarines, malgré des trajectoires contrastées, peinent à converger vers le niveau de vie hexagonal. L’économie réunionnaise est celle se rapprochant le plus d’une économie "moderne", basée sur les services et, en ce sens, comparable à l’Hexagone.

En trois mots caractéristiques, les territoires ultramarins sont à la fois éloignés, isolés et insulaires (hormis pour la Guyane).

La Martinique et la Guadeloupe sont depuis longtemps sur une trajectoire de rattrapage, mais peinent à s’approcher du niveau hexagonal, malgré une baisse démographique à la charnière des années 2010 augmentant mécaniquement leur niveau de vie par habitant. Si Mayotte enregistre régulièrement des taux de croissance autour des deux chiffres depuis 10 ans, le département demeure le plus pauvre de France. Quant à la Guyane, les effets de sa forte croissance sont annihilés par son dynamisme démographique, ce qu’illustre la stagnation de son PIB/habitant depuis plus d’une dizaine d’années. Les fragilités économiques et sociales ultramarines sont confirmées par des taux de chômage, de pauvreté ou de mortalité infantile supérieurs à ceux de l’Hexagone. L’enjeu de la convergence et du rattrapage économique des territoires est central. Devenue un priorité de politique publique, cela illustre les limites des modèles locaux de développement, percutés par ailleurs par des dynamiques démographiques propres et contradictoires entre chaque territoire.

De cette situation, certains élus d’Outre-mer dénoncent l’existence d’une "économie de comptoir", caractérisée par une lourde dépendance économique à l’Hexagone, une faible intégration régionale et un manque d’insertion dans l’économie mondiale. La politique commerciale de l’UE n’est pas toujours adaptée aux problématiques des régions ultrapériphériques (RUP), ni favorable à leurs intérêts. Ce modèle économique, associé à la sur-rémunération des fonctionnaires, entretient le phénomène de "vie chère" tant dénoncé et à l’origine de nombreux conflits sociaux embrasant notamment les Antilles. La situation de dépendance alimentaire des DROM, qui s’est accrue depuis 30 ans pour atteindre plus de 70  %, est en grande partie responsable de ce fait. Le niveau général des prix à la consommation est entre 9 et 16  % plus élevé dans les DROM que dans l’Hexagone, tandis que celui de l’alimentaire l’est de 30  % (à Mayotte) à 42  % (en Guadeloupe). La structure oligopolistique des économies ultramarines, le manque de production locale destinée à la consommation et l’étroitesse des marchés locaux aggravent ce phénomène. En outre, l’octroi de mer, impôt visant à protéger la production locale par une taxation des importations, est également accusé d’entretenir cette cherté de la vie. Assurant cependant le fonctionnement des collectivités territoriales, les élus d’Outre-mer s’opposent à sa suppression et dénoncent la perception de cette barrière protectionniste comme bouc émissaire de la vie chère. D’un montant de plus d’1,6 milliard d’euros en 2022 tous DROM confondus, il représente en moyenne 32  % des produits de gestion et 43 à 57  % des dépenses de personnel des communes.

Cette réalité économique nourrit des mouvements de contestation anciens, qui se sont encore récemment manifestés – autant dans la rue que par les urnes.

Une intense contestation sociale dans la rue et par les urnes

Les sociétés ultramarines sont traversées par des mouvements de contestation et des phénomènes de radicalité protéiformes débouchant régulièrement sur des crises de natures diverses (sociales, économiques, sécuritaires ou politiques). Ces événements sont fréquemment en tête de l’actualité nationale. Rien qu’en 2024 et dans les trois océans de la planète : émeutes à Mayotte sur fond d’insécurité et de pression migratoire, situation insurrectionnelle en Nouvelle-Calédonie dans un contexte de redéfinition des relations avec l’Hexagone après l’organisation de trois référendums sur l’indépendance entre 2018 et 2021 et affrontements en Martinique pour des raisons essentiellement d’ordre économique et social.

Les sociétés ultramarines sont traversées par des mouvements de contestation et des phénomènes de radicalité protéiformes débouchant régulièrement sur des crises de natures diverses (sociales, économiques, sécuritaires ou politiques).

Ces contestations sociales ne sont pas nouvelles. Les Antilles ont déjà connu une crise d’ampleur ayant abouti à une paralysie partielle de la Guadeloupe et de la Martinique en 2008-2009. Cette grève générale pointait du doigt déjà la cherté de la vie et la "pwofitasyon" (mot créole signifiant "exploitation outrancière, capitaliste et colonialiste"). De telles situations insurrectionnelles ont également touché la Guyane au printemps 2017, avant que les "Accords de Guyane" du 21 avril 2017 ne ramènent un calme précaire, en plein second tour de l’élection présidentielle.

Dans les Antilles et en Guyane, une myriade d’acteurs privés ont appelé à la violence et à l’insurrection, au motif qu’il ne fallait plus rien attendre ni de l’État, ni des élus locaux, ni des acteurs économiques. Dans l’océan Indien, Mayotte fait régulièrement face elle aussi à des explosions sociales (2011, 2018 et 2024). Les collectifs citoyens, et notamment les "mamans"sont au cœur de la protestation, en bloquant l’île pour renforcer la pression sur l’État, qui ne lutterait pas suffisamment contre l’immigration illégale et l’insécurité qui en découlerait. Plus de 30 000 clandestins arrivent ainsi chaque année sur "l’île aux parfums" par le biais de kwassas kwassas, en provenance des Comores. Une partie de la radicalisation de la contestation dans le 101e département français s’explique ainsi par un sentiment d’injustice et d’abandon de l’État, accentué par les nombreuses exceptions légales toujours en vigueur sur le territoire. La Réunion s’est quant à elle illustrée par des troubles et des protestations particulièrement violents dans le cadre du mouvement des Gilets Jaunes en 2018 et 2019, occasionnant d’importants dégâts sur l’île. La crise sanitaire du Covid-19 a également été très mal perçue dans ce territoire, ainsi que dans le reste des DROM. La pandémie a profité de leur fragilité (faiblesse des hôpitaux, éloignement géographique, surreprésentation de certains facteurs de comorbidité, présence de certains variants, etc.) pour s’abattre de manière intense. Beaucoup d’élus et d’habitants ont reproché à l’État un manque d’investissement dans le domaine sanitaire et ont vivement dénoncé les mesures d’endiguement du virus.

Dans le Pacifique, les radicalités s’expriment pour des raisons principalement d’ordre institutionnel. La plupart des politiques publiques (économie, fiscalité, santé, travail) ne relèvent pas, dans ces territoires disposant d’un statut d’autonomie, de l’État mais des collectivités. Seules les fonctions régaliennes sont du ressort de l’État, de sorte que les crispations ne se nourrissent pas d’une absence de résultats dans les politiques publiques du quotidien, mais se cristallisent autour d’autres enjeux. La crise récente et toujours en cours en Nouvelle-Calédonie s’explique par l’enlisement du processus post-Nouméa et l’opposition des indépendantistes kanak à l’égard d’un gouvernement accusé de passer en force sur la révision constitutionnelle. Les Calédoniens n’ont jamais été autant polarisés entre les indépendantistes, souhaitant une rupture réelle, et les Loyalistes, ne voulant aucun compromis et dont certains leaders comme Sonia Backès osent désormais évoquer une "sécession" ou une "partition".

Cette succession de crises et de mouvements de protestation se traduit par des évolutions électorales extrêmement profondes et uniques aux territoires ultramarins. Désormais, LFI et le RN apparaissent majoritaires pratiquement partout dans les scrutins nationaux, alors même que jusqu’à présent les Outre-mer semblaient relativement immunisés à leur ascension. En 1987, Jean-Marie Le Pen n’avait pas pu se rendre aux Antilles, son avion ayant été empêché d’atterrir ; 35 ans plus tard, Marine Le Pen a quant à elle pu parcourir très facilement les territoires ultramarins lors des élections présidentielles de 2017 et 2022, obtenant parfois un accueil très positif comme à Mayotte. Sur le plan électoral, deux caractéristiques fondamentales sont à observer. La première est l’augmentation constante des blocs populistes, de gauche comme de droite. À La Réunion, la somme des votes au premier tour en faveur de Jean-Luc Mélenchon et de Marine le Pen est ainsi passée de moins de 50  % en 2017 à 65  % en 2022. La seconde - originalité ultramarine - est la fluidité de l’électorat de ces deux blocs entre les deux tours des élections. Si le caractère contestataire du vote en faveur de Marine Le Pen, et plus largement du RN, est l’objet d’un intense débat en Hexagone, la situation en Outre-mer est très claire. La figure d’Emmanuel Macron suscite certes une partie de ce rejet, mais c’est plus largement l’expression d’un malaise palpable dans la relation entre l’Hexagone et les Outre-mer, avec des causes différentes pour chaque territoire. Cette fluidité électorale entre l’extrême gauche et l’extrême droite est aisément observable pour l’élection présidentielle de 2022. Le cas guadeloupéen est saisissant : Jean-Luc Mélenchon est en tête à l’issue du premier tour, recueillant plus de 55  % des suffrages, tandis que Marine Le Pen arrive à la troisième place avec moins de 15  % des voix. Au second tour, cette dernière devance toutefois largement Emmanuel Macron, en totalisant près de 70  % des voix.

En parallèle, les Ultramarins tendent à se désintéresser davantage encore que dans l’Hexagone de la politique nationale et même parfois locale. Un nombre croissant de Français d’Outre-mer ne votent plus : 53  % d’entre eux se sont abstenus lors du second tour de la présidentielle de 2022 - un chiffre pouvant atteindre jusqu'à 98  % dans certains villages kanak de Nouvelle-Calédonie. La puissance publique étant discréditée, l’absence de corps intermédiaires entre l’État central et les habitants rend plus difficile la résolution des conflits, des méthodes alternatives d’expression et de défense de ses intérêts sont ainsi privilégiées.

Cette succession de crises et de mouvements de protestation se traduit par des évolutions électorales extrêmement profondes et uniques aux territoires ultramarins.

Si cette relation à distance tend à l’être de plus en plus, c’est aussi en raison d’une usure et d’une défiance poussant les Ultramarins à ne plus toujours considérer Paris comme un acteur légitime pour répondre à leurs préoccupations quotidiennes. C’est d’ailleurs la grande force du RN et de LFI que de promettre une meilleure considération et des investissements massifs dans les services publics. Les deux partis s’accordaient dans leur programme présidentiel de 2022 sur la réhabilitation des Outre-mer : le RN en proposant un retour à un "respect" perdu et LFI en dénonçant "les espoirs déçus et les promesses non tenues" par les précédents présidents de la République, Nicolas Sarkozy et François Hollande.

Un renforcement du budget et de l’autonomie des Outre-mer : tout sauf des solutions miracles

Il convient d’abord de déconstruire l’argument selon lequel les territoires ultramarins sont moins développés car l’État y investirait moins que dans l’Hexagone. L’effort de l’État en faveur des DROM-COM est en croissance depuis 2015, surtout à partir de l’élection d’Emmanuel Macron : les crédits dédiés au sein des projets de loi finances ont augmenté de 21  % entre 2017 et 2021. Ainsi, les dépenses budgétaires en leur faveur s’élèvent en 2020 à 10 065 € par personne âgée de moins de 60 ans, contre 8 100 € pour la même population dans l’Hexagone. Les contrats de convergence et de transformation (CCT), mis en place en 2019 après la promulgation de la loi ÉROM, ont également permis une augmentation des dépenses d’intervention telle que préconisée dans le Livre bleu Outre-mer. Les effets de ce réel effort financier peinent à se concrétiser sur place, notamment en raison d’une sous-exécution récurrente des crédits affectés, pointée du doigt par la Cour des comptes. Cela s’explique par la plus grande complexité du financement de projets en Outre-mer, un manque de compétences en ingénierie de projets au sein des collectivités, une insuffisante maîtrise du foncier et la saturation du marché de la construction. Partant de ce constat, la baisse initialement prévue du budget de la mission Outre-mer n’est en soi pas alarmante. Le message qui en résulte l’est toutefois : les Outre-mer sont une variable d’ajustement pour lesquels il serait acceptable d’appliquer une logique uniquement comptable.

En outre, au-delà des urgences économiques et sociales auxquelles sont actuellement confrontés les territoires ultramarins, le projet de budget proposé par le gouvernement Barnier - dont François Bayrou, nouveau Premier ministre, reprendra la base - était hors de propos s’agissant de l’anticipation des défis futurs, notamment climatiques, alors que les coupes prévues devaient notamment concerner le logement ainsi que l’accompagnement des collectivités territoriales, déjà exsangues et de plus en plus endettées. Si les collectivités doivent bien participer à l’effort budgétaire national, il convient de ne pas obérer - sans concertation - les marges de manœuvre des collectivités locales ultramarines en faveur du développement économique. La chute de près de trois-quarts du budget de l’aménagement du territoire était de surcroît manifestement incompatible avec l’impératif d’adaptation au changement climatique, pour des territoires pourtant vulnérables et aux avant-postes de ce fléau. De manière générale, ils ne sont pas assez armés pour faire face aux catastrophes naturelles, en témoignent les dégâts immenses - humains et matériels - causés à Mayotte par le cyclone Chido.

Si le sujet institutionnel ne saurait être d’emblée balayé d’un revers de main, il ne constitue nullement la panacée face aux problèmes de ces territoires.

Par ailleurs, si le sujet institutionnel ne saurait être d’emblée balayé d’un revers de main, il ne constitue nullement la panacée face aux problèmes de ces territoires. L’exploration de mesures dérogatoires et d’adaptation, ainsi qu’une forme d’initiative locale approfondie sont sans doute indispensables. Mais l’idée selon laquelle les DROM, s’ils étaient véritablement autonomes et pouvaient décider à la place de l’État, ne seraient pas confrontés aux mêmes problématiques économiques et sociales, est également à déconstruire.

L’octroi de nouvelles compétences ne serait pas de nature à changer miraculeusement la donne. Si le principe de différenciation du droit applicable dans les Outre-mer relève du bon sens, il n’est pas raisonnable d’aller toujours plus dans ce sens tout en continuant à assurer un financement consolidé en grande partie par l’État. C’est la puissance publique dans son ensemble qui doit être renforcée, alors que la somme des dispositifs existants en Outre-mer manque de lisibilité. L’État ne peut pas être tenu responsable de tout, beaucoup de compétences étant décentralisées (notamment le service public de l’eau, dont la responsabilité incombe aux collectivités). En outre, bien que la Nouvelle-Calédonie soit autonome, c’est bien l’État central qui est appelé pour financer les aides à l’économie locale, meurtrie par les émeutes.

Le débat sur l’autonomie des collectivités ultramarines et leur relation avec l’État soulève la question cruciale de leur responsabilisation. La posture selon laquelle l’État et l’administration seront toujours là pour les sauver en dernier recours a largement vécu. Malgré tout, l’État ne peut plus maintenir cette situation médiane entre dépendance et manque de développement économique endogène. Cette épineuse controverse institutionnelle, ainsi que la relation entre les collectivités et l’État, étaient au cœur des revendications de l’appel de Fort-de-France. Signé par les présidents des sept régions ultrapériphériques françaises en mai 2022, il demandait pour mieux répondre aux préoccupations des populations "la définition d’un nouveau cadre permettant la mise en œuvre de politiques publiques conformes aux réalités de chacune de nos régions". Les constitutionnalistes et spécialistes peuvent se délecter des spécificités juridiques ultramarines, mais la contrepartie à plus d’autonomie est une plus grande responsabilisation des élus et des collectivités territoriales d’Outre-mer, ainsi qu’une réflexion profonde sur le modèle économique, actuellement largement dépendant des deniers de l’État.

Il convient malgré tout d’interroger le pilotage des sujets ultramarins au sein de l’État, qui gagnerait à être beaucoup plus efficace et réactif, en dehors des situations de crises. Cela pose toute une série de questions : la pertinence du ministère des Outre-mer, de la Direction générale des Outre-mer (DGOM), de la prise en compte des sujets ultramarins dans la transversalité de l’action gouvernementale, etc. Le rattachement du ministère, dirigé jusqu’à la censure par François-Noël Buffet, auprès du Premier ministre était un premier pas symbolique important, salué par les élus ultramarins. Cette valorisation se poursuit avec la nomination de l’ancien Premier ministre Manuel Valls, troisième dans l’ordre protocolaire du gouvernement et élevé au rang de ministre d’État, une première pour les Outre-mer depuis Pierre Messmer au début des années 1970. Une profonde réforme s’impose toutefois, visant à véritablement intégrer les Outre-mer, territoire à part entière de la République, dans la réflexion et l’action interministérielles. Sous réserve d’une étude plus approfondie, l’une des pistes de réflexion possible pourrait ainsi être de transformer la DGOM en Secrétariat général des Outre-mer (SGOM) afin de veiller à ce que tous les ministères prennent suffisamment en compte les enjeux ultramarins. Un nouveau cadre propice au développement harmonieux des territoires doit émaner de ce pilotage : l’État crée les conditions du développement, les élus locaux - dotés de réelles compétences - en sont responsables, appuyés par l’administration. La défaillance des modèles économiques n’est pas causée par la stabilité institutionnelle, mais une réforme de ces cadres - dans une réflexion globale ou territoire par territoire - pourrait être opportune in fine.

Dernièrement, le passage du cyclone Chido sur Mayotte contraint une nouvelle fois la France à clarifier son attitude à l’égard des Outre-mer. A-t-elle les moyens d’assumer leur développement et de leur accorder la place qu’ils méritent ? La considération de ces territoires comme variables d’ajustement et comme prétention de la grandeur de la France est dépassée. Les différentes crises émaillant les Outre-mer exigent l’élaboration d’une réelle stratégie nationale aux déclinaisons locales - pour reprendre l’expression de Paco Milhiet concernant l’Indopacifique français. Cela passe tout d’abord par l’interdit politique de reconstruire Mayotte à l’identique, sous peine de condamner ce territoire. Panser les plaies est nécessaire, s’assurer qu’elles ne s’ouvrent pas de nouveau l’est absolument. L’état de crise traversant les Outre-mer rend urgente la conception d’un véritable projet ultramarin, associant l’État et les collectivités, à même de répondre aux défis actuels comme futurs (développement économique, démographie, changement climatique), en ne diluant aucune responsabilité.

Loin des yeux, près du cœur ? Rien n’est moins sûr. C’est de manière générale à une meilleure considération de la part de la République et de leurs compatriotes hexagonaux qu’aspirent les Français d’Outre-mer. S’ajoute à l’éloignement physique une distance sentimentale, notamment symbolisée par la suppression de la chaîne de télévision France Ô en 2020 malgré la promesse de son maintien par Emmanuel Macron, alors candidat à l’élection présidentielle de 2017. L’annonce d’une nouvelle émission, "C pas si loin", diffusée en quotidienne sur France 5 à partir de ce début d’année 2025 ne rattrape guère ce qui fut perçu en Outre-mer comme la preuve du peu d’estime porté à leur égard par Paris.

Loin des yeux, près du cœur ? Rien n’est moins sûr. C’est de manière générale à une meilleure considération de la part de la République et de leurs compatriotes hexagonaux qu’aspirent les Français d’Outre-mer.

Clamer toujours plus fort que les Outre-mer sont à la fois stratégiques et "une chance pour la France" ne suffit plus. Pourtant considérés comme des îlots de prospérité dans leur environnement régional, l’insuffisante concrétisation des promesses de convergence avec l’Hexagone abîme le lien de confiance et crée une situation d’équilibre instable avec ce dernier. Cette méfiance se nourrit de l’impression d’une vive différence de traitement et de considération, comme si "l’Outre-mer [était] à la France ce que la province est à Paris". En pire, au regard des récentes déclarations de François Bayrou concernant la place de Mayotte au sein du territoire national ?

Remerciements
L’auteur de cet article remercie tout particulièrement Allianz France, le Conseil supérieur du notariat, le Groupe La Poste et Meridiam, qui ont permis, par des échanges fructueux, de nourrir la rédaction de cet article.

Copyright image : Jody amiet / AFP
Emmanuel Macron à Matoury en Guyane, le 25 mars 2024

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