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03/07/2023

France-Allemagne : La stratégie de sécurité nationale allemande décryptée par nos experts

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France-Allemagne : La stratégie de sécurité nationale allemande décryptée par nos experts
 Georgina Wright
Auteur
Directrice adjointe des Études internationales, Experte résidente
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis
 Joseph Dellatte
Auteur
Expert Résident - Climat, énergie et environnement
 Camille Le Mitouard
Auteur
Responsable des partenariats et de la relation adhérents

Après plusieurs mois de retard, la coalition gouvernementale allemande a enfin dévoilé sa première stratégie de sécurité nationale le mercredi 14 juin 2023. Déclinaison stratégique et opérationnelle de la Zeitenwende (“changement d’époque”) annoncé par le Chancelier Olaf Scholz au lendemain de l’agression russe en Ukraine, ce document formalise le rôle de l’Allemagne en Europe et dans le monde. Il vise ainsi à répondre à une question essentielle : que signifie concrètement la Zeitenwende pour la politique étrangère allemande ? Georgina Wright, François Godement, Bruno Tertrais, Joseph Dellatte et Camille Le Mitouard croisent les regards pour nous livrer les enseignements clés de cette stratégie.

La stratégie de sécurité nationale allemande, qui devait initialement être publiée en octobre 2022, puis annoncée pour la conférence de sécurité de Munich en février 2023, a subi un retard important, attribué en grande partie à des différends entre les partis de la coalition allemande : le parti social-démocrate d’Olaf Scholz (SPD), le parti libéral-démocrate (FDP) et les Verts (Grünen).

Pour la France, deux éléments revêtent une importance particulière : d’une part, une analyse partagée des priorités au sein de l’Union européenne (UE), et d’autre part, une volonté de coopération étroite en matière de politique étrangère et de sécurité. Le document met également en évidence un alignement sur des enjeux tels que le climat et l’environnement. Malgré la volonté de l’Allemagne de renforcer son influence dans certains domaines stratégiques tels que la défense, le cyber ou le spatial, elle compte l’exercer principalement à travers les institutions multilatérales telles que l’OTAN, l’UE et l’ONU.

Dans l'ensemble, la France devrait saluer la stratégie de sécurité nationale allemande qui lui accorde une place importante, ce qui est encourageant pour les relations franco-allemandes, qui traversent une période difficile. Néanmoins, la question se pose de savoir si l’Allemagne dispose des moyens et des ressources nécessaires pour concrétiser ses ambitions.

Une approche globale et prudente pour l’avenir sécuritaire - François Godement

La nouvelle "stratégie de sécurité nationale" allemande devrait être qualifiée de “stratégie globale de sécurité”.

La nouvelle "stratégie de sécurité nationale" allemande devrait être qualifiée de “stratégie globale de sécurité”. Si dans l’ordre des moyens géopolitiques, l’alliance avec les États-Unis via l’OTAN, l’approfondissement de l’Union européenne et la solidarité franco-allemande dominent, le champ couvert est par contre très vaste et peu hiérarchisé.

On déduit en matière de défense une priorité donnée au voisinage géographique, avec bien sûr un accent sur l’agression russe en Ukraine et ses conséquences. Les conflits dans le reste du monde et ses zones géographiques sont peu ou pas cités. Le sous-jacent reste les limites de la loi fondamentale allemande (Grundgesetz) de 1949, qui définit les principes fondamentaux du système politique allemand, notamment son adhésion au pacifisme. Il n’y a qu’à propos de la cybersécurité qu’une révision de cette loi est mentionnée. Ces limitations par la loi fondamentale deviennent au fil des années un problème, d’autant que le document évoque l’approfondissement de l'intégration européenne et des réformes nécessaires dans l’Union pour assurer la sécurité : mais comment accomplir cela si l’Allemagne, un contributeur essentiel, reste presque complètement dans les limites fixées après la Seconde Guerre mondiale ?

Le document confirme certes la Zeitenwende qui a eu lieu après le déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, et donc les intentions en matière d’augmentation des dépenses d’équipement militaire : y compris en mentionnant l’utilité d’une approche coopérative au sein de l’Europe. Il ne donne toutefois pas de calendrier ou de précision par rapport à un chiffrage initial qui n’est pas répété ici.

La stratégie cite par contre nombre de défis de sécurité assimilés à la sécurité nationale, jusqu’à l’urgence climatique en passant par la résilience des chaînes de valeur. Ce sont des éléments importants, sur lesquels les choix allemands ont été problématiques. Ainsi, le grand effort pour les énergies renouvelables est compromis en termes de résultats par l’exclusion de l’énergie nucléaire et donc le maintien inévitable du charbon et du gaz. D’autres États membres - Suède, France - sont déjà allés plus loin en matière d’analyse des risques sur les chaînes de valeur. L’Allemagne s’est divisée, une partie de son industrie restant très attachée au maintien d’une approche globale, incluant la Chine.

À l’égard de la Chine, précisément, on sait qu’un document sur la stratégie à suivre fait l’objet d’intenses débats mais a été retardé pour suivre, et non précéder, le document de stratégie nationale qui vient de paraître. Celui-ci conserve une approche à deux faces : la Chine est un rival systémique (sans qu’aucune menace géopolitique ne soit citée, qu’il s’agisse de l’Asie et d’autres régions du monde, ou des liens avec la Russie. Elle est aussi un partenaire "indispensable à la résolution de beaucoup de problèmes". Certes. Mais est-elle disposée à coopérer ? Le document ne prend aucune position.

Ce document témoigne plutôt d’une évolution à petits pas, prudente et souvent caractérisée par l’absence de désignation très concrète des menaces qu’il analyse. Résultat d’une probable synthèse politique, il faudra attendre l’application des principes pour juger de l’existence ou non d’une dynamique nouvelle, notamment entre Européens.

Ce document témoigne plutôt d’une évolution à petits pas, prudente.

Des objectifs partagés à l’échelle européenne - Georgina Wright

La France devrait se réjouir du rôle central accordé à l'Europe, en particulier à l'Union européenne, au sein de la stratégie de sécurité nationale de l'Allemagne. Malgré les tensions croissantes entre la France et l'Allemagne, la stratégie laisse entrevoir une convergence importante quant à leurs aspirations européennes. Tous deux veulent que l’UE devienne un garant compétent de la sécurité européenne et acteur crédible sur la scène internationale. Pour l'Allemagne, deux éléments sont essentiels.
 
Premièrement, l’UE doit être stable, ce qui requiert des démocraties stables elles-aussi, un marché intérieur solide, des services sociaux performants et des infrastructures publiques résilientes. Implicitement, cela implique le soutien continu de l’UE au développement des États membres tout en les préservant des menaces et des influences extérieures.

Berlin s’engage à soutenir et renforcer la Coopération structurée permanente (CSP) et les missions civiles et militaires de l'UE.

Deuxièmement, l'UE doit se doter des moyens et des capacités nécessaires pour agir en tant qu’acteur géopolitique et faire face à un nombre croissant de menaces, parmi lesquelles la Russie occupe une place prépondérante. Berlin s’engage notamment à soutenir et renforcer la Coopération structurée permanente (CSP) et les missions civiles et militaires de l'UE.

La stratégie mentionne même la Communauté politique européenne (CPE), une initiative imaginée par Emmanuel Macron visant à réunir les dirigeants européens -  initiative qui s'est tenue pour la deuxième fois en Moldavie. Cette même initiative avait pourtant suscité beaucoup de scepticisme chez les Allemands qui n’en comprenaient pas l’objectif et y voyaient une duplication du travail du Conseil de l’Europe ou encore de l’OSCE.

Tout comme la France, l’Allemagne soutient l'élargissement de l'UE aux Balkans occidentaux, à l'Ukraine, à la Moldavie et, à terme, à la Géorgie. Fait intéressant, l’Allemagne ne mentionne pas la Turquie, candidate à l'adhésion à l'UE depuis 2005, bien que les négociations soient au point mort. La France elle-même est sceptique. L'Allemagne et la France s’accordent sur le fait que l'UE doit entreprendre des réformes internes pour pouvoir accueillir de nouveaux pays membres. À cet effet, les deux gouvernements ont mis en place un groupe d'experts franco-allemand chargé d’explorer les pistes potentielles. Contrairement à l’Allemagne, la France ne mentionne pas l’élargissement dans sa revue nationale stratégique publiée en novembre 2022.
 
La France occupe une place prépondérante dans la stratégie de sécurité nationale, notamment dans les parties qui recouvrent l’Union européenne. La formule de "profonde amitié entre l'Allemagne et la France" est même mentionnée dans deux phrases consécutives.

Cependant, dans l’ensemble, le document demeure vague quant aux moyens par lesquels l'Allemagne atteindra ces objectifs. Cette absence de clarté pourrait être perçue comme un manque d'engagement réel, ou du moins de volonté, à l'égard de ce qui est énoncé dans la stratégie.

Une réponse conforme aux attentes de la France en matière de défense - Bruno Tertrais

La stratégie nationale de sécurité allemande en matière de défense satisfait la France à deux égards. D’abord, elle ancre dans un document officiel, mûrement préparé, la Zeitenwende et confirme l’ambition de l’Allemagne de consacrer 2 % de son PIB à la défense. Cette stratégie témoigne d’un nouveau réalisme stratégique de l’Allemagne, notamment vis-à-vis de la Russie et de la Chine, ou encore dans le domaine de la dissuasion nucléaire. Bien que les termes "autonomie" et "souveraineté européenne" ne soient pas explicitement mentionnés, le contenu y est et le document insiste sur l’importance croissante de "la capacité de l’Europe à agir par elle-même".

Force est de constater que la stratégie accorde une place centrale à Paris dans les relations de défense du pays, surpassant ainsi les États-Unis (la France est mentionnée cinq fois contre quatre fois pour les États-Unis et aucune mention du Royaume-Uni ou de la Pologne).

La stratégie accorde une place centrale à Paris dans les relations de défense du pays.

Il aurait été surprenant que la première stratégie nationale de sécurité allemande contienne de mauvaises surprises pour la France. Toutefois, si Berlin avait souhaité délivrer un message d’avertissement sur les fragilités du lien de défense franco-allemand, cela aurait pu en être l’occasion. Cela n’a pas été le cas. Étant axé principalement sur la sécurité nationale dans son ensemble, le document ne traite pas des grands programmes franco-allemands. Cela est compréhensible. Ainsi, la stratégie de sécurité nationale allemande répond aux attentes de la France dans le domaine de la défense et ne lui donne aucune raison de se plaindre.

Aligner la sécurité nationale sur la durabilité : les enseignements de la stratégie allemande pour la France - Joseph Dellatte

La première stratégie de sécurité nationale allemande intègre la notion de "durabilité" en reconnaissant l’importance des politiques mondiales relatives au climat, à l’environnement, à l’alimentation et aux ressources pour la sécurité nationale et internationale. La coalition allemande inscrit sa stratégie dans les pas de l'Agenda 2030 pour le développement durable des Nations-unies, de l'Accord de Paris et d'autres accords internationaux axés sur le développement durable. En alignant ses actions sur ces cadres, l'Allemagne espère ainsi limiter, s'adapter et se protéger contre les effets néfastes de la crise climatique, de la perte de biodiversité et de la dégradation des écosystèmes qui sont conçus comme des risques systémiques et sécuritaires.

La stratégie de sécurité de l'Allemagne, axée sur la durabilité, fournit des indications précieuses à la France.

La France peut tirer des enseignements précieux de ce volet de la stratégie allemande de sécurité. Bien que la prise en compte des dimensions sécuritaire du changement climatique et de son impact croissant sur la sécurité n’est pas nouveau, il est rare de voir un grand pays y accorder tant d’importance.

Ainsi, la France peut bénéficier de l'alignement de sa stratégie de sécurité sur ces cadres internationaux pour relever les défis interdépendants du changement climatique, de la perte de biodiversité et de la sécurité alimentaire.

La France peut également s'inspirer de l'approche de l'Allemagne en reconnaissant que le financement climatique international revêt également une dimension de sécurité nationale. En ce qui concerne la sécurité alimentaire, la France peut tirer parti de l'accent mis par l'Allemagne sur la durabilité et la résilience des systèmes agricoles et alimentaires. Le renforcement de la coordination au niveau européen et le soutien à des organisations telles que l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture peuvent améliorer la gouvernance mondiale et favoriser la coopération dans ce domaine.

La stratégie de sécurité de l'Allemagne, axée sur la durabilité, fournit des indications précieuses à la France. En alignant ses actions sur les cadres internationaux, en investissant dans la prévention et en accordant une priorité aux systèmes agricoles et alimentaires durables, la France peut améliorer sa stratégie de sécurité tout en contribuant aux objectifs mondiaux de durabilité.

 

Copyright Image : John MACDOUGALL / AFP

Le chancelier allemand Olaf Scholz vient saluer le Premier ministre de Macédoine du Nord, accompagné de la chef du protocole du ministère de la Défense Sonja Fischer, à la Chancellerie à Berlin, le 28 juin 2023.

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