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12/03/2021

Erreurs médicales : l’aéronautique au secours de la santé

Trois questions à François Jaulin et Guillaume Tirtiaux

Erreurs médicales : l’aéronautique au secours de la santé
 François Jaulin
Mathématicien et médecin anesthésiste-réanimateur
 Guillaume Tirtiaux
Pilote de ligne et Crew Resource Management Trainer

La crise sanitaire exceptionnelle que nous traversons a mis à mal et révélé les failles de notre système de santé. La qualité des soins est un enjeu majeur au cœur de la réflexion que mène l’Institut Montaigne sur la refondation du système. En effet, l’erreur médicale, qui constitue l’une des dix premières causes de décès dans le monde, reste un facteur de mortalité encore peu connu et pourtant majeur. D’autres secteurs d’activité, comme celui de l’aéronautique, ont beaucoup à apprendre au monde de la santé sur l’amélioration de la qualité et les stratégies à mettre en place pour favoriser coopération, communication et anticipation parmi les professionnels de santé. Afin de creuser ce sujet, nous avons interrogé Guillaume Tirtiaux, pilote de ligne et Crew Resource Management (CRM) trainer, et François Jaulin, mathématicien et médecin (anesthésiste-réanimateur). 

Comment a-t-on progressivement pris conscience que les erreurs médicales constituaient une cause majeure de décès ?

François Jaulin : En médecine, les études portant sur la sécurité des soins voient progressivement le jour à partir des années 1950, mais il faut attendre 1999 et le rapport To Err Is Human de l’Institute of Medicine (Académie de médecine américaine), pour que les liens entre l’erreur humaine et les dommages associés aux soins soient véritablement évoqués. Ce rapport estime qu’aux États-Unis, le nombre de décès liés aux erreurs humaines, donc évitables, se situe dans une fourchette allant de 44 000 à 98 000 par an. À la suite de ce rapport, de nombreuses initiatives voient le jour, tant au niveau institutionnel, à l’Organisation Mondiale de la Santé, à l’Agency for Healthcare Research and Quality aux États-Unis, à la Haute Autorité de la Santé en France, qu’au niveau local, dans les universités ou les hôpitaux. 

Depuis, une analyse plus fine et des données plus récentes font état de 251 000 à 400 000 morts par an aux États-Unis. En 2016, l’erreur médicale y est considérée comme étant la 3e cause de mortalité, derrière les maladies cardiovasculaires et les cancers. L’OMS considère quant à elle qu’il s’agit de la 14e cause de décès dans le monde, au même titre que la tuberculose ou que le paludisme. 

La prise de conscience du manque de fiabilité du système de santé se développe, et diverses démarches visent à implémenter des outils issus d’autres industries à risque. Parmi elles, l’aéronautique, avec ses protocoles, ses check-lists et le CRM (Crew Resource Management). En effet, la formation aux facteurs humains ou Crew Resource Management en anglais, est un ensemble de procédures de formation de l'équipage dans des environnements où l'erreur humaine peut avoir des effets dévastateurs. Utilisé principalement pour améliorer la sécurité aérienne, le CRM se concentre sur la communication et la relation interpersonnelle, le leadership et la prise de décision dans le poste de pilotage d'un avion de ligne. 

Qu’est-ce que la médecine peut apprendre du secteur de l’aéronautique dans le domaine de la formation ? 

La principale cause des accidents [d'aviation civile] était l’incapacité des équipages techniques à travailler ensemble.

Guillaume Tirtiaux : Le monde de l’aviation civile a été sensibilisé aux facteurs humains dès le milieu des années 1970 et notamment avec le drame du 27 mars 1977 où deux Boeing 747 s’étaient percutés dans le brouillard sur le terrain de Los Rodeos aux Baléares. Ce drame faisait partie d’une série noire à l’époque alors que les avions étaient de plus en plus fiables et les pilotes de mieux en mieux formés, grâce notamment à la généralisation des simulateurs de vols.

Malgré cela, les accidents se succédaient au point que l’industrie a dû prendre le problème à bras le corps. La première étape, consistant à établir le diagnostic, a été conduite sous l’égide de la NASA, dont les conclusions furent surprenantes. La principale cause de ces accidents était l’incapacité des équipages techniques à travailler ensemble. La deuxième étape, celle consistant à apporter un remède approprié, fut menée dès 1980 par United Airlines, qui mit en place des formations visant à développer les compétences "non techniques" de ses équipages.
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Il a fallu près de 30 ans à l’industrie aéronautique pour développer et diffuser les concepts associés au CRM, et 10 ans encore pour formaliser les compétences non techniques. Aujourd'hui, les pilotes, dès l’entrée en formation initiale, sont formés à la connaissance du fonctionnement humain qui fonde les principes du CRM. Ils bénéficient également d’une formation continue en la matière. Cette exposition est théorique et pratique, et évaluée par la mise à l’épreuve au simulateur. Le CRM fait structurellement partie de notre formation et de notre culture de pilote. 

Certes, l’activité aéronautique est plus aisée à standardiser et à surveiller que l’activité médicale et le moindre incident peut entraîner un grand nombre de décès. Le facteur humain y est apparu comme une réalité à prendre en compte pour atteindre les objectifs de performance en sécurité que la communauté internationale s'est assignée dans les années 1980 : porter les efforts en sécurité au point de ne consentir qu'à une catastrophe pour un million de décollages. Et ces efforts ont englobé le contrôle aérien, la maintenance, la certification des appareils, etc. 

En pratique, elle est maintenant plus proche d’une catastrophe sur 10 millions de décollages pour l'aviation commerciale. Du fait de ces efforts, l'aviation commerciale n'a eu, ces dernières années, que quelques centaines de décès dans le monde entier pour ses appareils de plus de 15 places.

Avec une équipe de pilotes de ligne, dont certains travaillent chez Air France, j’interviens comme facilitateur lors de journées inspirées du CRM, dans des domaines aussi variés que les blocs opératoires, les centrales nucléaires, l’industrie pétrochimique, le transport ferroviaire, ainsi que d’autres secteurs n’étant pas qualifiés de "risqués"

Comment peut-on diminuer le nombre d’erreurs médicales et agir sur le facteur humain en santé ?

François Jaulin : Les modèles de sécurité de l'aéronautique et de la médecine hospitalière ne sont pas semblables : règles, procédures, interchangeabilité des personnes, maîtrise technique d'un côté et, de l'autre, expertise individuelle de terrain, connaissances pragmatiques, effets contextuels considérables, etc. Leurs performances en sécurité sont donc différentes. Plusieurs médecins ou chirurgiens, comme le Dr Gaba pour la simulation en santé et le Dr Gawande pour la check-list au bloc opératoire, ont toutefois développé des pratiques inspirées du Crew Ressource Management (CRM). 

Toutefois, comme l’explicite le rapport du programme national pour la sécurité des patients en France publié en 2017, la réussite de l’implémentation de ces outils passe par leur appropriation par les acteurs de première ligne. Or dans le monde médical, la sécurité des patients demeure essentiellement centrée sur l'expertise individuelle des acteurs et sur le partage des bonnes pratiques médicales. Le plus souvent, toute erreur est considérée comme une faute et la personne en bout de chaîne en est rendue coupable. 

Dans le monde médical, la sécurité n'est encore que très marginalement considérée comme un problème systémique. 

En conséquence, l'erreur est fréquemment cachée, ou évoquée seulement en cercle restreint. Dans le monde médical, la sécurité n'est encore que très marginalement considérée comme un problème systémique, contrairement à ce que clament haut et fort les institutions. 

Bien que des textes de loi réglementent depuis 2016 le contenu de la formation des professionnels de santé, les seuls métiers intégrant dans leur cursus des formations aux facteurs humains sont les infirmier(e)s anesthésistes (IADE) et les infirmier(e)s des blocs opératoires (IBODE). Peu d’enseignants sont formés aux compétences non techniques et la problématique est encore largement ignorée des soignants et des patients. À ce jour, il y a très peu d’universités en France qui proposent dans leur curriculum une véritable formation à la simulation en santé, donnée par des experts en CRM. L’expertise et l’expérience des pilotes pourraient être très utiles à ce niveau. Les pilotes seraient en effet capables d’apporter un contenu et une pratique originale qui, dans certaines situations de soins, pourraient être une véritable plus-value. Je crois que l’industrie aéronautique a une expérience d’implémentation, avec les difficultés, les erreurs et les succès associés. Cette expérience serait profitable au monde de la santé, avec bien évidemment la nécessité d’adapter les différents outils à un univers dont les contraintes, le fonctionnement et l’organisation diffèrent radicalement.

Toutefois, on peut noter des avancées récentes : la sélection des futurs médecins et chirurgiens change progressivement. La simulation en santé se développe de plus en plus et apporte avec elle les outils et compétences non techniques inspirées des autres industries à risque et le retour d’expérience se développe. La Patient Safety Database, plateforme de retour d’expérience fondée par le Dr Frédéric Martin, permet aujourd’hui à de nombreux soignants de partager et d’accéder à un savoir collectif, expérientiel, mis à disposition gratuitement. Des groupes de réflexion voient le jour afin d’accélérer le changement, comme le groupe Facteurs Humains en Santé auquel je participe activement. 

Il y a beaucoup d’outils à l’échelle de l’individu ou de l’équipe qui peuvent être généralisés. Une partie a d’ailleurs déjà été transposée : la check-list, la régulation du temps de travail, le retour d’expérience, la communication standardisée, la simulation. Le briefing contextualisé, ou le FORDEC (pour Facts, Options, Risks, Decision, Execution, Check est une des solutions à disposition des pilotes pour avoir une méthode de traitement de la situation), sont également des outils transposables facilement à la médecine et le groupe Facteurs Humains en Santé s’emploie, avec l’aide de certains pilotes et experts issus d’autres industries, à les proposer au monde de la santé. Certes, la mise en œuvre n’est pas terminée, et là encore, l’expérience aéronautique peut être utile.

 

Copyright : FREDERICK FLORIN / AFP

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