Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
29/01/2024

Élargissement de l’Union Européenne : cap à l’Est

Élargissement de l’Union Européenne : cap à l’Est
 Teuta Vodo
Auteur
Experte et professeur associé à l'université Paris Cité et Sciences Po Paris

L’élargissement de l’Union Européenne semblait relativement figé depuis l’entrée de la Croatie en 2012 et certaines demandes d’adhésion demeurent en souffrance depuis de longues années : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Serbie patientent depuis 2012, la Turquie depuis 1999.

Pourtant, lors du sommet européen du 14 décembre dernier, la Moldavie et l’Ukraine ont obtenu des 27 États-membres, qui confirmaient ainsi la décision prise par la Commission le 22 juin 2022, l’ouverture de négociations d'adhésion. Quelques jours après la mort de Jacques Delors, symbole fort de l’UE et du dialogue franco-allemand, défenseur d’une vision politique et, presque, morale de l’UE, favorable à une Europe de la Défense, cette adhésion signifie-t-elle un nouveau tournant pour l’Europe ?

Le geste fort envoyé à l’Ukraine signifie-t-il un tournant historique ? Que recherche l’Ukraine en adhérant à l’Union Européenne (UE) ?

La politique d’élargissement s’est longtemps trouvée quasiment bloquée, avec une préférence donnée à la politique de voisinage, qui impliquait la Moldavie et l'Ukraine. L'idée même d'une adhésion de l'Ukraine avait été largement mise de côté, y compris pendant la guerre de Crimée en 2014.

Pourtant, l'Ukraine représente un atout majeur pour l'Union européenne à plusieurs égards. Tout d'abord, sur le plan géostratégique, elle offre un avantage indéniable. Dans un monde global où d'autres axes se renforcent, la montée en puissance de l'UE en tant que bloc cohérent constitue un signal fort. Avec ses 44 millions d'habitants, majoritairement jeunes, et son vaste territoire d'environ 600 000 km2 à l'est, l'Ukraine permet à l'UE de renforcer sa position territoriale et démographique dans une Europe soumise à des dynamiques expansionnistes et confrontée au vieillissement de sa population.

L'adhésion de l'Ukraine contribuera également à renforcer le marché unique de l'UE, l'un des plus grands marchés intégrés du monde.

L'Ukraine représente un atout majeur pour l'Union européenne.

En tant que poids économique dans le secteur agricole, l'Ukraine est cruciale pour l'UE, comme en témoigne la dépendance de cette dernière vis-à-vis des exportations de céréales ukrainiennes, notamment soulignée au début du conflit.

La libre circulation des capitaux et des biens entre l'UE et l'Ukraine offrira des opportunités économiques mutuelles et renforcera la coopération économique entre les deux parties.

Comment les Ukrainiens voient-ils cette adhésion ?

L'adhésion à l'Union européenne est perçue par les Ukrainiens comme un objectif politique et historique majeur. Bien que le pays entretient des liens historiques forts avec la Russie, la volonté du peuple ukrainien de s'orienter vers l'Ouest et de rejoindre l'UE est affirmée depuis longtemps. Cette aspiration a été confirmée à plusieurs reprises par le peuple ukrainien. La classe politique va se conformer à ces objectifs et s’adapter à tous les critères demandés par l’Union à travers les 35 chapitres de l’acquis communautaire. Cela implique notamment de se conformer aux exigences quant à l'État de droit et d’accepter des contrôles en la matière. Cette contrainte fait consensus en raison du contexte de guerre mais les dirigeants ukrainiens, à d’autres périodes, étaient peu enclins à la supporter. La priorité est désormais de répondre à la Russie d’une voix unie. Cela souligne également la volonté de l'Ukraine de consolider son indépendance et son orientation vers l'Europe, malgré les tensions persistantes avec la Russie.

Y a-t-il un consensus parmi les différents pays de l’UE ? Quels sont les pays les plus enclins à soutenir l’adhésion ? Ceux qui sont les plus réticents ?

La position critique adoptée par la Hongrie, dirigée par Viktor Orban, qui souligne la corruption, les inégalités et la mauvaise gestion en Ukraine, semble omettre le rôle essentiel joué par l'Union européenne dans la promotion de la transition démocratique des pays candidats. La démocratisation ne se réalise pas de manière automatique, même sur un horizon temporel de 10 ans ; le cadre communautaire est un moteur essentiel pour cette transformation.

Il est impératif de noter que, à l'heure actuelle, il ne s'agit nullement de compromettre l'acquis communautaire. Au contraire, cela nécessitera une mobilisation intensive de tous les secteurs de la société ukrainienne, même face aux défis de la guerre, afin de respecter les exigences d'adhésion. Des domaines tels que le système judiciaire, l'industrie, la recherche, l'éducation et l'état de droit seront soumis à un examen approfondi, témoignant de la rigueur des critères imposés par l'Union européenne.

C'est à travers cette évaluation complète que l'Ukraine pourra progresser vers son objectif d'adhésion tout en consolidant les principes fondamentaux de la démocratie et de l'État de droit.

 Il ne s'agit nullement de compromettre l'acquis communautaire.

Poids démographiques (44 millions d'habitants en Ukraine), organisation de l’économie (concurrence de l’agriculture) : l’UE risque-t-elle le déséquilibre ? Comment parer ce risque ?

Le débat n’est pas neuf et était déjà survenu en 2014 : que faire face à ces 44 millions d’habitants et aux conséquences que cela implique quant à la libre circulation des citoyens, à la concurrence sur les prix ou le marché du travail ? Par exemple, cette peur se retrouve notamment chez les agriculteurs et dans les milieux d’affaires. L’UE n’est pas démunie pour organiser ces nouveaux apports, elle l’a montré précédemment avec les autres pays de l’Est. Contrôles, normes sont autant d’outils à mettre en place et mobiliser.

Néanmoins, le lancement de la procédure d’adhésion aura aussi une incidence non négligeable sur les financements : le budget de l’UE ne va pas grossir mais être davantage réparti, notamment en ce qui concerne les aides agricoles. En effet, les pays candidats n’abondant qu’à hauteur de 15 % aux aides versées par l’Europe, qui assume les 85 % restants, le budget reste à peu près constant alors que la charge augmente. La Pologne, qui est une importante bénéficiaire de la PAC, percevra moins de subventions et Kiev pourrait devenir le premier bénéficiaire des subventions agricoles. Une étude de La Hertie, menée conjointement avec le Centre Jacques Delors, invite néanmoins à ne pas surestimer ces conséquences financières : les dépenses additionnelles occasionnées par l’adhésion de l’Ukraine s’élèveraient à 13,2 milliards d’euros, dont 7,6 milliards d’euros dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC).

D’un point de vue politique, on peut, sans parler de déséquilibre, parler de nouvelles tendances. Le moteur politique se situe sur l’axe France/Allemagne tandis que les pays de l’Est avaient tendance à suivre, malgré l’exception représentée par Viktor Orbán. Avec l’adhésion de l’Ukraine, la Pologne, qui est le plus grand pays à l’Est, va bénéficier d’un rééquilibrage à son avantage.

Avec l’adhésion de l’Ukraine, la Pologne, qui est le plus grand pays à l’Est, va bénéficier d’un rééquilibrage à son avantage.

Elle partage avec l’Ukraine des convictions religieuses, une influence comparable de l’Église orthodoxe et catholique sur leur société, avec des vues convergentes sur certaines questions bioéthiques (LGBTI, euthanasie, avortement, GPA). Le camp conservateur européen sortira renforcé sur les questions sociétales.

Quelle est la position de la France concernant l’élargissement de l’UE ?

La position de la France en matière d'élargissement de l'Union reflète une volonté affirmée de jouer un rôle actif, avec le président Macron en tant qu’acteur politique supranational réformateur.

Emmanuel Macron et la France se positionnent en tant que force de proposition et de décision au sein de la Communauté politique européenne (CPE). Bien que les pays des Balkans aient initialement perçu la CPE comme les cantonnant à des limbes européennes, Macron a démontré un véritable intérêt pour la réforme de l'Union européenne et son élargissement.

Le dossier de l'élargissement de l'Ukraine, de la Moldavie et de la Géorgie (pays intégrés à la politique de voisinage et ayant développé des accords de coopération avec l'UE) a évolué de manière rapide, dépassant de loin les avancées des demandes des Balkans. Cette différence de traitement pourrait soulever des questions de double standard, bien que l'on puisse plutôt parler d'une double approche, conditionnée par le contexte particulier de la guerre en Ukraine.

Pour les Balkans, le président Macron a été particulièrement actif dans la région en mobilisant sa diplomatie. Il a proposé des solutions pour surmonter le blocage entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord et a effectué une visite en Albanie, marquant ainsi la première visite d'un président français dans le pays.

L'engagement de la France en faveur de l'élargissement de l'UE est donc clair, avec des efforts visibles pour résoudre les problèmes régionaux et une volonté d'influencer positivement la dynamique d'adhésion des pays des Balkans. Cependant, la différence de traitement entre les Balkans et d'autres pays souligne la complexité des enjeux liés à l'élargissement et la nécessité de prendre en compte divers facteurs, notamment le contexte géopolitique et les relations régionales.

Un pays en guerre est-il susceptible de remplir les conditions (économiques, politiques) fixées par Bruxelles ? L’Europe ne court-elle pas un risque en constituant un tel précédent ?

La question de savoir si un pays en guerre peut remplir les conditions économiques et politiques fixées par Bruxelles soulève des préoccupations légitimes quant à la possibilité de constituer un tel précédent et aux risques associés pour l'Union européenne. Pourtant, l'histoire des élargissements passés offre des enseignements utiles. Il existe déjà des précédents, notamment avec les adhésions de pays jugés insuffisamment matures en 2007. Les procédures de contrôle sur des questions cruciales telles que la lutte anti-corruption avaient été acceptées de manière accélérée, entraînant la nécessité de retarder l'adhésion par la suite. L'Union européenne est déterminée à ne pas reproduire ces erreurs.

Parmi les sept élargissements précédents, seul celui ayant permis l'adhésion de la Finlande, de l'Autriche et de la Suède peut être considéré comme abouti de manière satisfaisante. Les autres ont été marqués par des problèmes tels que des conflits territoriaux, des différends de voisinage ou des questions liées à l'État de droit.

En ce qui concerne l'Ukraine, il est reconnu qu'elle ne sera pas prête au moment de l’ouverture de chapitres, en raison du contexte particulier de la guerre. Cependant, cette situation n'est pas unique, et aucun des pays aspirant à l'adhésion ne pourra se comparer immédiatement aux membres de longue date de l'UE. La rigueur de l'UE sur des aspects tels que l'État de droit, les systèmes électoraux et judiciaires, la lutte contre la corruption, la séparation des pouvoirs, la liberté de la presse, etc., doit être maintenue. Néanmoins, certains autres  critères peuvent être ajustés.

Les critères d'adhésion, au nombre de quatre (politiques, économiques, communautaires et de capacité d'intégration), permettent une certaine flexibilité. Sur des questions plus techniques telles que le climat, l'éducation, la recherche et l'agriculture, une approche plus indulgente peut être envisagée. L'agenda climatique, par exemple, est l'un des chapitres les plus coûteux.

Aucun des pays aspirant à l'adhésion ne pourra se comparer immédiatement aux membres de longue date de l'UE.

Le cas de la Croatie montre que les pays peuvent rattraper les exigences européennes après leur adhésion : Zagreb, qui n'était pas prêt à clôturer le chapitre climatique lors de son adhésion en 2013, est entré à condition que les spécifications soient respectées dans un délai de 15 ans. Elle est aujourd'hui en bonne voie pour y parvenir. Kiev, quant à lui, travaille déjà sur les chapitres d'adhésion, s'adapte à l'acquis communautaire et répond aux critères exigés par l'UE. Dans le meilleur des cas, cela prendrait dix ou quinze ans.

Ce laps de temps n’est-il pas un risque que l’adhésion soit remise en cause, si le contexte de guerre change ?

La Turquie rappelle qu'aucune possibilité n'est exclue, et que la suspension de l'adhésion reste envisageable, notamment si une classe politique ukrainienne nouvellement élue venait à négliger les exigences européennes, suivant en cela le précédent observé avec Erdogan. Cependant, cette perspective semble davantage relever de la politique fiction. En effet, la classe politique ukrainienne démontre actuellement un fort engagement à progresser dans les différents dossiers, à se préparer au marché unique, et à adapter la vie publique aux standards européens.

Va-t-on vers une Europe de la défense ?

La question d'une Europe de la défense a toujours été un sujet de débat. La perspective d'une Europe de la défense ne semble pas être à l'horizon dans un futur proche. Actuellement, l'absence d'une armée européenne est manifeste, et à moyen terme, la création d'une telle entité ne semble pas être une priorité. L'OTAN demeure le pilier central en matière de défense en Europe, avec une implication significative des États-Unis. De plus, Washington ne montre pas un enthousiasme particulier à l'idée d'une initiative d'union européenne indépendante sur le plan militaire. En dehors du cadre de l'OTAN, les pays européens semblent privilégier des stratégies nationales, souvent sans une coordination étroite entre eux.

En dehors du cadre de l'OTAN, les pays européens semblent privilégier des stratégies nationales, souvent sans une coordination étroite entre eux.

Le maintien de l'OTAN en tant que référence majeure souligne la préférence actuelle pour une approche collective de la défense en Europe, avec une coopération étroite entre les États membres de l'Alliance. Cependant, il est important de souligner que les dynamiques géopolitiques peuvent évoluer, et la question de la création d'une Europe de la défense pourrait être réévaluée en fonction des développements futurs.

Quels sont les enjeux spécifiques des Balkans occidentaux ? Faut-il réformer le processus d’adhésion à l’UE pour l’adapter aux menaces nouvelles qui pèsent sur les pays de l’Est ?

Les Balkans sont depuis longtemps marqués par l'influence de la Turquie, la Chine et la Russie. Si ces dynamiques ne sont pas nouvelles, elles suscitent des inquiétudes persistantes chez les Européens. Malgré cela, la région des Balkans a clairement exprimé son choix en faveur de l'Europe, à l'exception de la Serbie, qui maintient une position ambiguë en naviguant entre différentes influences.

Si la Serbie, avec ses 7 millions d'habitants et son petit territoire, peut sembler avoir un impact mineur, son rôle est en réalité éminent d'un point de vue géostratégique. Elle pourrait jouer un rôle important pour l'Union européenne, en renforçant ses liens avec l'OTAN et en facilitant l'installation de bases militaires en vue d'une intervention potentielle dans d'autres conflits.

Toutefois, retarder le processus d'adhésion des Balkans à l'Union européenne est une entreprise risquée. La région est démocratiquement fragile et économiquement pauvre, ce qui la rend sensible à l'influence des puissances extérieures. Encourager le processus d'adhésion ne doit pas signifier négliger les procédures techniques, mais plutôt accompagner ces pays pour améliorer leur transparence et accroître leur attractivité pour les investisseurs étrangers.

Il est également impératif de réformer le processus d'adhésion lui-même, en mettant fin au mécanisme qui permet à tout Etat membre de rouvrir un chapitre de son traité d'adhésion, en mettant fin au mécanisme qui permet à tout Etat membre de rouvrir un chapitre de son traité d'adhésion.

propos recueillis par Hortense Miginiac

Copyright image : Sergei SUPINSKY / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne