Rechercher un rapport, une publication, un expert...

La guerre en Ukraine continue à faire rage, un an après l'invasion russe du 24 février 2022. Quel nouvel ordre du monde ce conflit va-t-il engendrer ? Sonne-t-il le glas de l’hégémonie occidentale ou, au contraire, son raffermissement ? Quelle place pourront occuper, demain, les puissances émergentes ? Ce sont les questions qu’aborde cet ouvrage, Guerre en Ukraine et nouvel ordre du monde, dirigé par l’ancien ambassadeur Michel Duclos, conseiller spécial à l’Institut Montaigne, et co-édité avec les éditions de l'Observatoire.

Pour comprendre les événements, comme pour préparer l’avenir, la seule lecture occidentale ne saurait suffire. C’est pourquoi l’Institut Montaigne a demandé à 22 experts internationaux de partager leur vision de l’impact de cette guerre sur l’ordre du monde. De la Chine à l’Afrique en passant par les pays du Golfe, l’Amérique Latine, l’Europe, les États-Unis et la Russie, leurs voix sont parfois opposées ou complémentaires, tantôt sévères ou encourageantes, mais toujours déterminées. Chacune ébauche de premières hypothèses. Toutes nous donnent à voir l’extraordinaire diversité des points de vue qui coexistent dans le monde d’aujourd’hui.

À partir de ce véritable kaléidoscope des lectures possibles, à chacun des lecteurs de se forger sa propre opinion. Nous offrons cependant ci-dessous quelques-unes des conclusions que Michel Duclos tire, pour sa part, du dialogue mené avec les auteurs.

L’Europe est la plus touchée par le séisme ukrainien

En Europe, ce sont les fondements même de l’organisation d’un continent qui sont en cause. À cet égard, deux interprétations sont possibles. On peut considérer que les Européens ont fait preuve d’unité et de fermeté (sanctions, aide à l’Ukraine), en étroite coordination avec les États-Unis. L’Union européenne en particulier a pu apparaître comme jouant enfin un rôle "géopolitique" non-négligeable. L’autre interprétation consiste à mettre en relief les lignes de fractures profondes qui divisent les Européens. Ainsi, une partie de l’Europe considère que la France et l’Allemagne ont perdu une grande partie de leur autorité, du fait de leur aveuglement ancien sur la Russie. Ce sont une fois de plus les États-Unis qui apparaissent comme les acteurs majeurs de la sécurité européenne. L’Europe aura par ailleurs beaucoup de mal à ne pas sortir affaiblie de l’épreuve, ne serait-ce qu’en raison des coûts économiques et du défi énergétique qui s’imposent aux Européens.

Dans d’autres régions, par exemple au Proche-Orient ou en Asie, les ondes de choc de la guerre se font également sentir.

Le "Sud Global" se détache de l’ordre international existant

On peut certes contester cette étiquette de "Sud Global". C’est un fait cependant qu’il est utilisé par beaucoup des auteurs de cet ouvrage venant de pays en voie de développement. Il y a entre ces pays un trait commun incontestable : le ressentiment à l’égard de l’Occident et une volonté de contestation d’un ordre du monde perçu comme encore dominé par les Occidentaux. L’Ukraine agit à cet égard comme un révélateur : la position médiane du Sud Global est de blâmer l’agression, russe mais de se dissocier des Occidentaux dans la riposte à apporter à cette agression. De surcroît, dans les opinions de ces pays, cette guerre est perçue comme une "guerre entre Européens", qui ne les concerne pas.

Le point le plus important cependant, au-delà du divorce Ouest-Sud, réside dans l’éloignement de beaucoup de pays à l’égard des principes fondamentaux de la Charte des Nations-Unis : la réticence à condamner la Russie contraste en effet avec le fait que l’agression russe constitue une violation systématique des principales dispositions de la Charte (souveraineté des États, non recours à la force etc.).

Les puissances moyennes désinhibées sont pour l’instant les grandes bénéficiaires du conflit

Certains des États du Sud comptent davantage que d’autres. C’est le cas évidemment de la Chine, qui ne manque pas de soutenir, au moins politiquement, la Russie, mais évite à ce stade de s’exposer à des sanctions américaines en s’abstenant de soutenir économiquement et militairement, de manière visible, son partenaire stratégique russe. Surtout, l’Ukraine semble constituer un "moment d’affirmation" pour ce que l’on pourrait appeler les puissances moyennes désinhibées comme la Turquie, l’Arabie Saoudite ou l’Inde. Le poids acquis par ces pays leur permet d’accroître leurs liens économiques avec la Russie sans provoquer de représailles occidentales. Or, en offrant un "ballon d’oxygène" à l’économie russe, ces pays contribuent à affaiblir la stratégie occidentale d’isolement et d’affaiblissement de la Russie. Certains d’entre eux n’en ont pas moins acquis une capacité d’influence politique peut-être sans précédent, suscitant l’espoir qu’ils pourront servir de médiateurs.

L’Inde, qui est beaucoup plus qu’une puissance moyenne bien sûr, apparaît en particulier comme un acteur pivot dont la stature sort pour l’instant incontestablement renforcée.

La probabilité d’une action de force chinoise contre Taiwan s’est accrue

Quelles leçons la Chine de Xi Jinping tirera-t-elle de la guerre ukrainienne ? Une première hypothèse est que la direction chinoise révise son évaluation d’une "décadence de l’Occident" - et donc qu’elle soit incitée à la prudence. D’autres facteurs peuvent aller en sens inverse : le système chinois aura appris de l’affaire ukrainienne les erreurs à ne pas commettre ou les points faibles des Occidentaux. Par ailleurs, un tabou est tombé, celui de l’agression d’un membre permanent du Conseil de Sécurité contre un voisin, bénéficiant finalement d’une certaine tolérance dans le vaste monde, sauf de la part d’un Occident relativement isolé. Pour beaucoup d’observateurs, une action de force de la Chine contre Taiwan est désormais prévisible dans un délai de quelques années, même si cette action peut prendre d’autres formes qu’une invasion. Autre point à noter : l’Australie et le Japon, d’autres pays de la région, ont décidé au cours de ces derniers mois un effort de défense considérable.

Un risque nucléaire, au-delà de l’Ukraine, doit désormais être pris en compte

L’une des retombées de la guerre en Ukraine est le retour d’une préoccupation majeure concernant l’arme nucléaire. Peut-être sommes-nous entrés dans un "nouvel âge" de ce point de vue. Un premier aspect réside dans la répétition des menaces d’emploi d’armes de destruction massive par les dirigeants et les propagandistes russes - ce qui laisse penser que le nucléaire peut avoir un rôle coercitif et non plus seulement dissuasif. Un autre aspect a trait à la prolifération. L’Iran semble profiter de la situation pour se rapprocher avec détermination du nucléaire, ce qui ne peut qu’inciter certains de ses voisins à revoir leurs propres options. La Corée du Nord a accru le développement de son arsenal et la Corée du Sud se pose publiquement la question d’une accession au nucléaire. Dans ce nouveau contexte, on peut avoir les plus grands doutes sur la possibilité de réunir un "front commun" des puissances dites "dotées" (France, Royaume-Uni, mais surtout Chine, États-Unis et Russie) aux nouveaux risques qui apparaissent.

Une concertation accrue entre partenaires transatlantiques est indispensable

Les perspectives de sortie de crise restent à ce stade largement ouvertes, entre enlisement prolongé et percée possible de l’un ou l’autre des deux belligérants. La volonté d’escalade de Vladimir Poutine ne fait cependant aucun doute ; il a compensé les reculs successifs de ses armées par des mesures à chaque fois plus dangereuses : annexion des territoires ukrainiens qu’il revendique, mobilisation dite partielle, frappes destructives dans la profondeur de l’Ukraine etc. Les risques sont donc élevés pour l’Ukraine bien sûr mais aussi ceux qui la soutiennent : ni un choc Russie-OTAN ni une crise nucléaire ne peuvent être écartés non plus que la poursuite d’une "guerre hybride" de portée mondiale.

L’épisode récent de l’envoi de chars lourds montre le coût politique - ne serait-ce qu’en termes de signal adressé à Moscou - des hésitations occidentales dévoilées sur la place publique. Il serait temps d’établir un groupe de concertation des principales puissances soutenant l’Ukraine, dont la vocation première serait d’organiser la stratégie permettant à l’Ukraine de gagner. Une autre fonction d’un groupe directeur des soutiens à l’Ukraine pourrait être aussi de réfléchir aux contours d’une éventuelle "fin de partie". La ligne consistant à remettre aux seuls Ukrainiens la responsabilité de déterminer le calendrier et le contenu d’une éventuelle négociation place en fait l’Ukraine dans une position difficile.

La reconstruction d’un ordre international passera par une approche différenciée

La guerre en Ukraine marque peut-être "la fin de l’illusion de l’ordre libéral international". La guerre aura mis aussi à nu la distance qui s’est créée entre "l’Ouest et le reste" et la désaffection à l’égard d’un ordre du monde remontant à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais on peut soutenir aussi que l’Ukraine signale "la fin de l’illusion de la fin de l’ordre libéral international" : les Occidentaux se sont montrés capables de faire une démonstration de force. Notre sentiment, cependant, est qu’il n’y aura pas de retour en arrière, pas de "restauration" du monde d’avant. Le ressentiment du Sud ne va pas disparaître. Les puissances moyennes désinhibées ne vont pas rentrer dans le rang. La Chine et la Russie resteront déterminées à saper les fondements de l’ordre actuel. Autrement dit, la tâche de reconstruire un ordre du monde - ou plus modestement d’éviter le chaos - est devant nous.

L’une des leçons qui se dégagent de l’état actuel du conflit est que la Russie doit être défaite, pour préserver l’avenir de la sécurité en Europe, mais aussi pour adresser au "reste du monde" le message que l’Occident est toujours capable de se défendre. Il est également important pour les Occidentaux de contribuer à rétablir la crédibilité de la prohibition du recours à la force, ne serait-ce qu’en se comportant eux-mêmes de manière exemplaire. Il leur appartient aussi de tenter de rétablir la confiance entre le Nord et le Sud, sans doute en faisant de nouveaux efforts en matière de gouvernance du développement et du changement climatique. Sur ce dernier point, les Européens ont sans doute un rôle majeur à jouer. L’un des défis de la reconstruction d’un ordre international sera, pour les Occidentaux, de trouver des compromis avec les "puissances moyennes désinhibées".

En bref, la guerre en Ukraine n’aura pas été une guerre perdue si la "communauté internationale" en tire les leçons appropriées : il ne doit plus y avoir place pour le recours à la force unilatérale, en fait pour le "crime d’agression" ; et seule une solidarité Nord-Sud peut permettre de préserver les biens communs de l’humanité, au nombre desquelles la paix.

Préface de Michel Duclos, Il n’y aura pas de retour en arrière

  • Chandran Nair, Le piège de l’occidentalo-centrisme
  • Angela Stent, Poutine, partisan des accords de Yalta
  • Luuk Van Middelaar, La fin de l’Europe posthistorique
  • Timofei Bordachev, L’équilibre de la terreur, réponse à la désagrégation de l’ordre international
  • Gilles Yabi, Le changement climatique est plus important pour l’Afrique que la guerre en Ukraine
  • Wang Huiyao, La Chine, les États-Unis et l’Europe doivent aménager un espace de coopération
  • Mary Kissel, La Chine a intériorisé la faiblesse de l’Occident
  • Ram Madhav, Contre une double hégémonie occidentale et russo-chinoise
  • Hélène Rey, Inflation, sanctions, surendettement : l’économie face à la guerre
  • Abdulaziz Al-Sager, Vu du Golfe : une crise européenne
  • Ivan Krastev, Un test de résilience pour l’UE
  • Oliver Stuenkel, Le Brésil aspire au non-alignement
  • Francis Gavin, Il faut faire dévier la trajectoire d’escalade avec la Chine
  • Happymon Jacob, L’inévitable mutation géopolitique de l’Inde
  • Adekeye Adebajo, Vers une Pax africana
  • Daniela Schwarzer, Une nouvelle Europe dans un monde nouveau
  • Evren Balta et Soli Özel, Un moment fondateur pour l’ordre du monde
  • Abdulkhaleq Abdulla, Les pays du Sud entre le marteau et l’enclume
  • Kayhan Barzegar, L’émergence d’une alliance géopolitique asiatique
  • Philip Stephens, L’hégémonie de l’Occident arrive à son terme
  • Fyodor A. Lukyanov, La domination américaine a été trop écrasante
  • Oleksiy Semeniy, Leçons de guerre vue d’Ukraine

Détails

 

Guerre en Ukraine et nouvel ordre du monde

Date de parution : 15/02/2023
Éditeur : Éditions de l'Observatoire
Format : 13,5 cm x 21,5 cm

 

Cet ouvrage est disponible en librairie et sur le site des Éditions de l'Observatoire.
Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne