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30/01/2025

[À contrevoix] - Accord UE-Mercosur : la France est-elle vraiment perdante ?

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[À contrevoix] - Accord UE-Mercosur : la France est-elle vraiment perdante ?
 Jean-Luc Demarty
Auteur
Ancien Directeur Général du Commerce Extérieur (2011-2019) et de l’Agriculture (2005-2010) à la Commission Européenne.
 François Kalfon
Auteur
Député européen - groupe des Socialistes et Démocrates (S&D)

Le 6 décembre 2024, Ursula von der Leyen annonçait la signature de l’accord UE-Mercosur. Le Marché commun du Sud, troisième marché intégré du monde créé en 1991 et qui rassemble le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay, pourrait ainsi concrétiser son association avec l’Union européenne en une vaste zone de libre-échange régionale qui rassemblerait 800 millions de consommateurs et lèverait les barrières commerciales dans de multiples domaines : industrie automobile, chimie, secteur pharmaceutique, textile, services et agriculture… Alors qu’une proposition de  résolution contre l’adoption de l’accord est examinée à l’Assemblée nationale le 30 janvier, comment comprendre l’hostilité de Paris ? Le traité avec le Mercosur peut-il être un rempart à la contestation grandissante de l’ordre international et du multilatéralisme, ou, obsolète avant même d’être entré en vigueur, relève-t-il d’un vieux monde ? L'ancien directeur général du Commerce extérieur et de l’Agriculture à la Commission européenne Jean-Luc Demarty et le député européen François Kalfon (groupe de l'Alliance progressiste des Socialistes et Démocrates) débattent du traité UE-Mercosur et, plus largement, de nos accords commerciaux avec le reste du monde.

Peut-on revenir sur la genèse du projet et le dessein originel du traité du Mercosur ? Dans quelle mesure les contextes d’alors et d’aujourd’hui sont-ils comparables ?

Jean-Luc Demarty : Pour commencer, partons des faits. Partir des faits, c’est tout d’abord mettre de côté la formule de "libre échange" qui donne l’impression que l’on pratique des échanges sans aucune règle, et qui génère une partie de l’hostilité à son sujet. Les règles qui encadrent ces accords sont nombreuses, nous y reviendrons, aussi je préfère parler d'accords commerciaux. 

 

JLD : Les prémisses du traité UE-Mercosur se fondent sur un mandat européen qui date de 1999, dans un contexte bien différent du nôtre : l’Union européenne développait assez peu d'accords à visée commerciale.

Les prémisses du traité UE-Mercosur se fondent sur un mandat européen qui date de 1999, dans un contexte bien différent du nôtre : l’Union européenne développait assez peu d'accords à visée commerciale mais plutôt des accords globaux de coopération ou d’association, en général conclus avec des pays à revenus intermédiaires, qui remplissaient avant tout une mission de développement aux objectifs peu ambitieux, soucieux de ménager les intérêts sectoriels des filières les plus sensibles (volaille, sucre, viande bovine).

Jusqu’en 2003-2004, les négociations ont donc été très timides, le Mercosur campant sur des positions ultra défensives en matière d’industrie et de services et présentant des prétentions agricoles démesurées par rapport à ce qu’elle pouvait offrir. Les accords à visée commerciale stricto sensu, quand ils étaient signés, étaient eux des accords de pré-adhésion à l’UE (comme les accords commerciaux et de coopération signés avec la Roumanie ainsi qu’avec la Hongrie en 1991, pays qui entreront dans l’UE en 2004 pour Budapest et en 2007 pour Bucarest) à vocation plus politique qu’économique : articuler, sur le plan commercial, ce que l’on ferait dans le cadre multilatéral.

L'accord UE-Mercosur trouve sa vraie genèse après le repositionnement de l’approche européenne en matière d'accords commerciaux, qui fait suite au grand échec des accords de Doha en 2008. Ces négociations commerciales en matière agricole, organisées au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), devaient améliorer l'accès aux marchés des pays riches pour les produits agricoles des pays en développement, et inversement l’accès au marché des pays en développement pour les produits industriels. L’UE était prête à un compromis équilibré maintenant un niveau de protection tarifaire raisonnable pour sa production agricole. Ce compromis a été refusé par les États-Unis, l’Inde et la Chine. Après 2008 et l’échec de Doha, la Commission européenne a développé des accords commerciaux bilatéraux plutôt que de privilégier une approche multilatérale, avec des partenaires importants sur le plan économique. Dans cette nouvelle architecture, le développement durable avait une place importante tant sur les sujets sociaux qu’environnementaux, et on imposait le respect des conventions clefs en la matière. Tous les signataires devaient s’engager, dans les accords, à ratifier les conventions de l’Organisation internationale du Travail et les accords multilatéraux sur l'environnement, de l’Accord de Paris aux conventions biodiversité. C’est alors qu’ont été ajoutées les clauses dites "essentielles", au sens de la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui prévoient que la violation de l’une d’elles justifie une suspension unilatérale de l’accord, totale ou partielle, par la partie qui s'estime lésée. À partir de 2009, ces clauses essentielles ont compris les droits humains et la non prolifération des armes de destruction massive. 

Il est donc faux de dire que l’accord UE-Mercosur repose sur des négociations menées vingt-cinq ans auparavant, et qu’il serait obsolète avant même d’entrer en vigueur : en réalité, les négociations ont sérieusement débuté en 2003, elles ont ensuite été gelées malgré un petit réveil avorté en 2011. La conclusion de l’accord, aujourd’hui, se fonde sur les bases posées en 2016-2019, qui ont permis un pré-accord en 2019 dont l’Élysée était plutôt satisfait mais qui a été bloqué par les positions de Jair Bolsonaro. L’élection d’Inácio Lula, investi en janvier 2023, a permis la réouverture des discussions. Loin d’être un "accord du passé", le traité avec le Mercosur est un accord très moderne qui respecte un ambitieux cahier des charges social et environnemental !

JLD : L’élection d’Inácio Lula, investi en janvier 2023, a permis la réouverture des discussions. Loin d’être un "accord du passé", le traité avec le Mercosur est un accord très moderne qui respecte un ambitieux cahier des charges social et environnemental !

On reproche pourtant précisément à ces accords de se faire au détriment des intérêts français, et en particulier ceux de nos agriculteurs. Ces accusations sont-elles fondées ?

François Kalfon : Le projet d’accord avec le Mercosur n’a rien, selon moi, d’un accord “moderne” et “respectueux”. Il s’agit plutôt d’un accord du passé, et même d’un accord dépassé : une vision du monde dépassée, une conception de la démocratie dépassée, une relation avec nos partenaires dépassée, une image de l’économie dépassée, une conscience de l’urgence environnementale dépassée…

Employons les termes qui s’imposent : on peut à bon droit parler d’accords de libre-échange, parce qu’ils répondent à la volonté d’imposer une vision libérale de l’ordre international. Il n’y a donc aucun lapsus de la part de la Commission ! Il s’agit bien de développer le commerce pour faciliter le rattrapage économique, lequel était à l’origine de cet accord supposé faire progresser la démocratie. Cette hypothèse, qui corrèle développement économique et démocratique, a de toute évidence fait long feu, l’exemple de la Chine nous le rappelle de façon criante, avec un développement économique fantastique et une démocratie inexistante. L’intégration historique de la partie orientale de l’Europe à l’UE après la chute du Mur a bien permis par le marché unique le développement économique, mais n’a pas permis mécaniquement la formation de démocraties robustes, comme en témoigne le concept de “démocratie illibérale” de Viktor Orban qui n’est rien d’autre qu’une dérive autoritaire de la démocratie. La pensée “généreuse”, issue du consensus européen, sociale-démocrate et chrétienne-sociale, qui traçait une ligne de continuité entre la prospérité économique et la démocratie, est une idée du passé, et une idée fausse. 

Les accords du Mercosur ont été négociés dans un contexte particulier qui n’est plus : l’expansion du commerce mondial a cédé face au protectionnisme, notamment dans le contexte du retour de Donald Trump.

Les accords du Mercosur ont été négociés dans un contexte particulier qui n’est plus : l’expansion du commerce mondial a cédé face au protectionnisme, notamment dans le contexte du retour de Donald Trump. L’espoir des Européens de trouver de nouveaux marchés à conquérir, dans un territoire UE-Mercosur qui compte 700 millions de consommateurs, revient si on veut grossir le trait à échanger nos voitures contre leur agriculture. Est-ce souhaitable pour la France ?

Nos marchés sont peu perméables et nos biens sont mal adaptés au marché du Mercosur, du fait d’une réglementation très stricte qui nous rend peu compétitifs en dehors de nos frontières : le prix moyen de nos automobiles est passé de 20 000 à 50 000 euros. Nous n’exportons que 17 000 voitures européennes vers le Mercosur. Faut-il sacrifier notre agriculture pour un chiffre aussi restreint ? Quant à importer des produits agricoles, le problème ne provient pas seulement de la concurrence déloyale qu’ils imposent mais aussi de l’impact carbone généré, des difficultés de traçabilité, des enjeux sanitaires posés par les intrants chimiques autorisés en Amérique et interdits de notre côté de l’Atlantique.

JLD :  La faiblesse de nos exportations d’automobiles est précisément due à des droits de douane trop élevés (35 %) auxquels l’accord a vocation à mettre fin !

FK : Il ne s’agit pas d’être contre le commerce mondial, mais de poser des critères stricts qui permettront d’établir des accords vertueux. Le premier de ces critères est d’associer étroitement les parties prenantes dans le débat, en discutant avec les opinions publiques, les parlementaires, les citoyens… Or, aujourd’hui, seuls les négociateurs sont associés dans le secret. En octobre 2024, les négociateurs ont refusé de rendre des comptes devant la commission parlementaire concernée (Commerce international). Comment justifier ce type de “secret des affaires” obsolète dans le contexte actuel de l’open source et de l’open data et alors que fusent de toutes parts des appels à mieux garantir le fonctionnement démocratique de l’UE et sa transparence ? Le traité UE-Mercosur est une machine à construire la défiance et la détestation et c’est en cela qu’il est un accord du passé : il ne tient pas compte du prérequis démocratique et les parlementaires nationaux ne sont pas à ce stade associés. 81 députés français, en un rare consensus transpartisan, sont contre cet accord, et pourtant il est en passe d’être conclu.

Les points sur lesquels les eurodéputés sont en désaccord posent des enjeux considérables : le non-respect des accords sur la déforestation, notamment concernant la forêt amazonienne ; les dangers pour la santé - hormones de croissance, intrants chimiques ; le manque de garanties sur la traçabilité au Brésil, où les tests d’origine sont faits sur une partie du cheptel et pas bête par bête comme en France où en achetant son steak le consommateur peut identifier jusqu’à l’agriculteur qui a élevé la bête qu’il consomme. En Argentine, au Brésil, les tests peuvent être pratiqués à J-40, ce qui signifie qu’il n’y a plus aucune garantie sur le sort de la bête un mois avant abattage.

Un accord juste garantirait au contraire la traçabilité, la lutte contre la déforestation, la mise en place de clauses miroirs - ce dont ne veulent pas les pays du Mercosur - et une consultation démocratique de ses clauses.

JLD : L’UE a passé de nombreux accords, en dehors de celui avec le Mercosur qui cristallise sans raison le débat : avec la communauté andine (Pérou, Colombie, Équateur, en 2013), la Corée (2011), l’Amérique centrale (Honduras, Nicaragua, Panama, Costa Rica, Salvador, 2013), le Canada (2017), l’Ukraine (2014), le Japon (2018), Singapour (2018), le Vietnam (2020), le Chili (2023) ou le Mexique (2020) et les négociations se poursuivent avec les pays d’Asie. D’autres accords sont suspendus, quand il y a lieu : ainsi d’un accord de libre-échange avec les États-Unis (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP), qui a été lancé en 2011 et a été suspendu en 2016. Certains voudraient d’ailleurs le remettre sur le métier, mais cet accord, impossible à conclure de manière équilibrée à cause du système politique américain avec le Congrès et les États fédérés, est une erreur.

Il ne s’agit donc pas de défendre à tout crin le libre-échange mais de reconnaître les accords équilibrés qui sont à notre bénéfice et permettent de créer de l’emploi et de développer l’économie, et de tirer les leçons de quinze ans de politique commerciale et d’accords. Viennent alors ceux qui accusent le commerce de générer des émissions carbone. Certes. Mais regardons l’énorme réduction du taux de pauvreté, de 36% à 9% en trente ans, permise par l’ouverture au commerce. Le transport maritime international ne représente que 1,5% des émissions totales de GES.

JLD : Il ne s’agit donc pas de défendre à tout crin le libre-échange mais de reconnaître les accords équilibrés qui sont à notre bénéfice et permettent de créer de l’emploi et de développer l’économie, et de tirer les leçons de quinze ans de politique commerciale et d’accords.

FK : À quelles conditions ? Le libre-échange n’a pas permis la réduction des inégalités et n’a pas amené la démocratie.

JLD : L’objectif des accords de libre-échange n’est pas d'amener la démocratie et on ne conclut d’accords qu’avec les pays qui sont présentables sur ce plan-là : même si toute une gradation doit être prise en compte sur l’échelle de la démocratie, elle est un prérequis non-négociable. À cet égard, les militants anti-Mercosur pourraient plus utilement s’intéresser à l’accord de libre-échange contracté avec l’Amérique centrale, qui englobe un Nicaragua sous la férule de Daniel Ortega, où les clauses essentielles concernant les droits de l’homme ne sont pas du tout respectées. Ne confondons pas les sujets : défendre la démocratie est un sujet sérieux. Prendre en compte les perdants de la mondialisation sans se contenter de répondre par un État-Providence hypertrophié qui fausse le jeu est aussi un sérieux sujet. Mais ils relèvent tous deux de la globalisation davantage que des accords de libre-échange.

Restons sur les questions environnementales, le Mercosur est-il compatible avec l’Accord de Paris ? Les mesures environnementales et sociales sont-elles suffisantes ?

JLD : Les clauses liées à l’environnement sont très développées. L'accord UE-Mercosur est, avec l’accord de 2024 passé avec la Nouvelle-Zélande, le premier accord de libre-échange qui fait de l’Accord de Paris une clause essentielle, et cela a été accepté par tous, y compris par Javier Milei, le 6 décembre. Si Javier Milei sortait des Accords de Paris, il n’y aurait par conséquent plus d’accord de libre-échange avec l’UE ! Ces accords, loin d’être nocifs pour l’environnement, nous permettent de donner une extension et une amplitude plus grandes à la lutte contre le changement climatique, parce qu’ils engagent de nouveaux partenaires de notre côté. C’est aussi à l’occasion de l'accord UE-Mercosur que le Protocole de Glasgow, qui conforte l’Accord de Paris et prohibe toute déforestation à partir de 2030, est devenu contraignant juridiquement.

Sur les normes soi-disant moins-disantes en matière sociale et environnementale, la réponse est simple : tous les produits qui entrent en Europe doivent respecter les normes sanitaires et phytosanitaires de l’UE. Ceci posé, regardons aussi ce que nous aurions à gagner : la levée des tarifs douaniers pour les produits laitiers ou les spiritueux constitue de forts atouts pour la France et à l’inverse, les contingents tarifaires très bas rendent négligeable la perturbation des marché agricoles d’autres secteurs ; certains secteurs plus exposés, comme celui de la viande bovine, font l'objet de mesures de protection spéciales : le contingent de viande bovine en discussion s'élève à 99 000 tonnes par an, soit l'équivalent d'un steak de 200 g par Européen.

Enfin, la pratique nous montre que le non-respect de clauses essentielles conduit bien à la suspension des traités et des préférences unilatérales, comme cela a été le cas pour le Cambodge en 2020, du fait des dérives autoritaires du Premier ministre Hun Sen. Le pays s’est d’ailleurs immédiatement tourné vers un nouveau partenaire moins regardant, la Chine.

FK : Encore faudrait-il que nous disposions d’indicateurs chiffrés et mesurables pour conclure au non-respect des clauses essentielles. Or, les Accords de Paris ne donnent pas d’objectif chiffré, et ne sont donc pas vraiment opposables ! Nous négocions une machine contractuelle énorme, sans prévoir la possibilité d’un retour en arrière.

FK : Sur les aspects environnementaux, les pays du Mercosur disent qu’ils sont respectueux de la métrique de l’OMC. Je ne le contesterai pas. Cela n’ôte rien au problème : cette métrique est anachronique et ne correspond plus au niveau d’exigence des consommateurs européens en matière sanitaire et environnementale. 

FK : Sur les aspects environnementaux, les pays du Mercosur disent qu’ils sont respectueux de la métrique de l’OMC. Je ne le contesterai pas. Cela n’ôte rien au problème : cette métrique est anachronique et ne correspond plus au niveau d’exigence des consommateurs européens en matière sanitaire et environnementale.  Par ailleurs, on peut certes se réjouir de voir Lula succéder à Bolsonaro, mais il faut surtout s’inquiéter de voir le problème se déplacer du Brésil vers l’Argentine, où Javier Milei clame ouvertement la piètre considération qu’il a pour les conclusions scientifiques sur le réchauffement climatique ! Il a par exemple retiré la délégation argentine de la COP 29 en novembre 2024. Or, l’Argentine est un pays central de l’accord : le problème que pose Javier Milei, sa posture provocatrice, ne peuvent être balayés d’un revers de main. 

Le décalage entre la tolérance de nos opinions publiques et les seuils autorisés pour les intrants dans les pays du Mercosur ne répond pas non plus aux aspirations des consommateurs. 

Prenons l’exemple du Brésil : le pays autorise les hormones de croissance, l’usage de farines animales pour la nourriture du bétail, ou encore l’œstradiol 17β, reconnu comme cancérogène. 

JLD : Ce sont des raccourcis qui induisent en erreur. L’audit du 16 octobre 2024 que vous mentionnez n’a pas été lu, ou a été mal lu, voire ses conclusions ont été sciemment détournées. Que dit l’audit ? Il a constaté que le système de contrôle sanitaire brésilien fonctionnait correctement mais que Brasilia autorisait des hormones interdites dans l’UE, non pas à des fins d’engraissement comme on l’a dit, mais à des fins thérapeutique et zootechnique (liées à la recherche), ce qui est aussi le cas en Europe ! Parmi les hormones autorisées à cet effet au Brésil, on trouvait cet œstradiol 17β qui est interdit dans l’UE y compris à des fins thérapeutique et zootechnique. Les femelles traitées à cette fin sont ultra marginales, mais comme le Brésil ne pouvait pas garantir qu’elles ne figureraient pas dans le contingent exporté, il a été décidé qu’aucune femelle ne serait exportée dans les douze prochains mois, le temps de remédier à cette lacune de traçabilité. C’est de ce sujet, qui devrait montrer le grand souci du respect des normes, qu’on a tiré la conclusion que le Brésil utilisait de l’œstradiol à des fins d’engraissement !

Sur le chapitre de la démocratie, depuis 2016, tous les textes soumis à la négociation sont transmis au Conseil et rendus publics, et tous les comptes rendus des négociations sont fournis au Conseil et au Parlement. Les textes de la négociation du 6 décembre à Montevideo sont par exempleaccessibles sur le site de la Commission.

À présent que le traité est signé, la France, même si elle a rallié l’Italie et la Pologne à sa cause, peut-elle être contrainte à rejoindre le Mercosur ? Avec quelles conséquences ? 

JLD : Le Traité de Lisbonne ne prévoit pas la ratification des parlements nationaux dans le cadre de l'adoption d’une politique communautaire. Il faut la majorité qualifiée au Conseil et un vote du Parlement européen. Si on voulait instaurer le vote par les parlements nationaux de toute politique communautaire, il faudrait mener une réforme institutionnelle de fond, et surtout, cela reviendrait à faire avorter à peu près tous les projets !

FK : Ce n’est pas tout à fait exact. Le Traité UE-Mercosur est un accord mixte, comprenant un volet commercial (compétence communautaire, qui demande un vote à la majorité qualifiée d’au moins quinze pays, représentant 65 % de la population européenne) et un volet de coopération, plus politique, qui relève de la compétence des États membres et impose donc l’autorisation des Vingt-Sept à l’unanimité. La Commission est tentée de contourner la difficulté en coupant l’accord en deux pour faire adopter la partie commerciale. Si tel était le cas, la seule possibilité pour la France de s’opposer serait de lever une minorité de blocage, en ralliant au moins quatre États membres représentant plus de 35 % de la population européenne. L’Italie pourrait être ralliée à la cause de Paris. Peut-être également la Pologne.

Ce passage en force serait un coup porté à la confiance des citoyens européens dans leurs institutions. Nous avons changé de monde. Ces accords, au nom du commerce et de la prospérité, qui sont des objectifs louables, sacrifient l’idée que nous nous faisons de la santé et de la transparence. Ils négligent le principe de précaution dont l'expérience nous a plusieurs fois appris qu’il n’était pas réductible à une contrainte dispensable issue de politiques timorées. Il faut des clauses miroirs et des conditions justes pour avancer. Il faut le courage d’être exigeants avec les pays partenaires. 

FK : Nous avons changé de monde. Ces accords, au nom du commerce et de la prospérité, qui sont des objectifs louables, sacrifient l’idée que nous nous faisons de la santé et de la transparence.

JLD : Le mandat de négociation de 1999 prévoit explicitement la possibilité d’un accord commercial séparé. Par ailleurs, dans le cadre d’une situation analogue avec le Chili début 2024, l’UE a décidé avec l’accord de la France de ratifier un accord commercial intérimaire séparé de compétence exclusive et un accord cadre avancé mixte qui lui aussi relève de la majorité qualifiée et non de l’unanimité. Il a été décidé, toujours à la majorité qualifiée, que cet accord mixte serait appliqué provisoirement à l’exception de la coopération en matière de visas et de la fiscalité qui devront attendre la ratification par les parlements nationaux (et des 6 parlements régionaux belges !).

Personnellement je ne crois pas à la minorité de blocage. L’Italie finira par se rallier avec des garanties budgétaires gérables sur certains produits agricoles. Donald Tusk est surtout préoccupé par l’élection présidentielle de mai qui lui sera probablement favorable. Après la révision juridique et la traduction dans les 24 langues, les textes de l’accord n’arriveront sur la table du Conseil qu’en juillet 2025 au mieux, ce qui signifie une ratification vers la fin de l’année 2025 pour une entrée en vigueur trois mois après.

Se rétracter sur le traité avec le Mercosur reviendrait à laisser à d’autres pays, qui ne manqueront pas de sauter sur l’occasion, tous les bénéfices de la coopération, bien au-delà d’ailleurs du seul chapitre agricole : ce sont aussi les marché publics, l’industrie, les services qui sont concernés ! Dans un monde protectionniste, où le droit est remis en cause, où l’Union européenne n'est pas parvenue à relever le défi de sa compétitivité, nous ne pouvons pas nous le permettre. Je trouve par ailleurs très inquiétant de constater la facilité avec laquelle on balaye le droit au profit de motifs politiques, comme si la démocratie ne consistait pas aussi dans le respect des normes et des garanties institutionnelles, comme si les accords internationaux ne nous engageaient pas… Le débat s’arc-boute sur le traité Mercosur-UE, qui est bon, et néglige d’autres menaces bien plus sérieuses, comme le risque de concessions agricoles excessives auxquelles Varsovie s’opposera dans le cadre de la renégociation de l'accord avec l’Ukraine, ou comme le soutien, par le futur chancelier allemand Friedrich Merz, de la reprise très dangereuse de la négociation d’un accord de libre-échange avec les États-Unis.

FK : Au contraire, le combat contre l’accord UE-Mercosur n’est pas perdu d’avance et doit continuer à nous mobiliser. La Belgique pourrait rejoindre Paris. L’Irlande s’inquiète pour sa viande bovine. L'Italie reste incertaine, la bonne entente entre Giorgia Meloni et Javier Milei ainsi que le soutien de la Confindustria (syndicat du patronat) font craindre que Rome veuille conclure, mais la Lega et le principal syndicat agricole, la Confagricoltura, y sont opposés.

Alors que, selon la vaste enquête Fractures françaises conduite par Ipsos pour l'Institut Montaigne et ses partenaires, 64 % des Français pensent que la mondialisation est une menace pour la France et que 62 % ne font pas confiance aux institutions européennes, n’y a-t-il pas un risque de contestation démocratique ? Comment légitimer le traité étant donné les conditions dans lesquelles il a été conclu ? 

FK : dans le moment actuel, fait de contestation de l’ordre établi et d’attaques contre l’État de droit, il convient de repenser le fonctionnement de nos institutions pour mieux asseoir leur légitimité et les consolider.

FK : Je n’appelle aucunement à passer outre les fondements juridiques de la démocratie, ni à mettre de côté les règles ! Au contraire, dans le moment actuel, fait de contestation de l’ordre établi et d’attaques contre l’État de droit, il convient de repenser le fonctionnement de nos institutions pour mieux asseoir leur légitimité et les consolider. Seule une revoyure sociale, politique et démocratique permettrait des accords vertueux et un juste échange, enlevant un de leurs arguments aux populistes qui balaient l’OMC d’un revers de main.

JLD : Oui, une réforme de l’OMC, qui laisse davantage de place aux critères environnementaux et sociaux, est sans doute nécessaire. Mais l’OMC est la seule organisation multilatérale qui a des dents, et qui peut mordre : elle est un pilier de stabilité dans un ordre international contesté de toutes parts - y compris par ses membres fondateurs, l’élection de Donald Trump l’a rappelé. La réformer, oui, mais ne pas en sortir : quitter ou affaiblir maintenant l’OMC serait instaurer la "loi de la jungle", et permettre que tout devienne possible

Ne plus appliquer les règles qui organisent le commerce mondial, ne plus respecter le principe d’accords qui nous lient, c'est s’acheminer vers une nouvelle guerre mondiale. Il ne s’agit pas de verser dans l'hyperbole, le risque est sérieux, notre actualité rappelle à certains égards les prémisses de la Seconde guerre mondiale. 

Je nuancerais également le manque de légitimité démocratique dont vous accusez les institutions européennes : la confiance des Français dans l’UE est peut-être faible (35 % des Français déclarent faire confiance à l’UE), cela ne se vérifie pas dans les autres États-membres, où la confiance augmente au contraire (51 % des répondants à l’Eurobaromètre ont déclaré avoir "plutôt confiance", le taux le plus élevé depuis 2007). La France, c’est un autre débat, est devenue le pays du déni de réalité, qui fait des autres le bouc émissaire de ses difficultés propres.

FK : Je partage votre constat d’un risque avéré de chaos, moins du fait d’une politique commerciale menacée d’anarchie que parce que la guerre revient en Europe. L’Europe s’est construite dans un consensus entre démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates. Ces forces politiques sont menacées par le populisme et il est temps qu’elles remettent leur ouvrage sur le métier, pour le consolider et l'adapter aux mues de notre temps, par-delà les blocages et les divergences.

Je connais les chiffres de l’Eurobaromètre mais, sans les contester, il faut aussi voir que quelle que soit l'adhésion des citoyens européens au projet communautaire, le Parlement européen lui-même est de plus en plus eurosceptique, avec trois groupes nationaux-populistes depuis le 9 juin, les Patriotes pour l’Europe (84 eurodéputés sur 720), les Conservateurs et Réformistes européens (78 eurodéputés) et l’Europe des nations souveraines (25 eurodéputés), soit 26 %. L’ingérence alimente la défiance européenne. Pour que le populisme ne gagne pas, il faudra que les forces constructives parviennent à s’écouter et à résister à ces attaques. 

JLD : Je vous rejoins dans cette conclusion, qui dépasse notre désaccord sur le traité avec le Mercosur : il est urgent de revitaliser le compromis entre les Chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates, soit les modérés de tous bords, qui ont permis l’avènement de l’UE et le fonctionnement de notre modèle. 

JLD : il est urgent de revitaliser le compromis entre les Chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates.

Propos recueillis par Hortense Miginiac

Copyright image : Jacques WITT / POOL / AFP

Emmanuel Macron et le président du Brésil, Luiz Inacio Lula da Silva au palais du Planalto
à Brasilia, le 28 mars 2024

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