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11/10/2024

[À contrevoix] - Le scrutin proportionnel est-il un remède à la crise démocratique ?

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[À contrevoix] - Le scrutin proportionnel est-il un remède à la crise démocratique ?
 Anne Levade
Auteur
Constitutionnaliste, professeure de droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
 Benjamin Morel
Auteur
Maître de conférences en droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas

Entre représentativité du corps électoral et stabilité gouvernementale, faut-il choisir ? C’est habituellement sous ce dilemme que l’on présente le débat entre scrutin proportionnel et scrutin majoritaire. Le contexte politique lui donne une actualité renouvelée depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, alors que Michel Barnier, dans son discours de politique générale, s’est dit ouvert à une "réflexion sur le sujet". Le scrutin proportionnel, qui a fait l’objet de plusieurs engagements de campagne (Nicolas Sarkozy en 2007, François Hollande en 2012, Emmanuel Macron en 2017, puis 2022) peut-il répondre à la crise démocratique que traverse notre pays ? Pourquoi la France reste-t-elle l’"irréductible" pays à privilégier le scrutin majoritaire, seule dans l’Union européenne depuis le départ des Britanniques (le Royaume-Uni dispose d’un scrutin majoritaire à un tour) ? Entre enjeu démocratique de fond et tactique politique habile, la réforme du mode de scrutin doit-elle être mise à l’agenda ? Derrière cette bannière de "proportionnelle", quelles modalités différentes de scrutin peuvent être retenues et envisageables ? Entretien avec Anne Levade, professeure de droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et Benjamin Morel, constitutionnaliste et maître de conférences en droit public à l’université Paris-II.

Dans l’Histoire de France, quelle a été la place du scrutin proportionnel et pourquoi, en 1958, le général de Gaulle a-t-il fait le choix du scrutin majoritaire sans toutefois l'inscrire dans la Constitution ?

Benjamin Morel : La IVe République instaure un mode de scrutin proportionnel, corrigé par la loi des apparentements en 1951 pour défavoriser gaullistes et communistes. Cette loi permettait aux partis de passer des accords grâce auxquels les listes "apparentées" remportaient l’intégralité des sièges de la circonscription si elles obtenaient ensemble plus de 50 % des voix. En cas contraire, la répartition des sièges se faisait selon la méthode de la plus forte moyenne. La proportionnelle visait à instaurer une forte discipline des partis et un parlementarisme nettement organisé. Toutefois, la circonscription départementale a favorisé non pas la multiplication de listes partisanes, mais de listes de barons et notables locaux affirmant leur pouvoir contre le parti ou en dehors. On a ainsi assisté à la multiplication de petits groupes centristes rétifs à l’autorité. C’est la principale différence entre la France et d’autres pays européens : l’échec de la structuration autour de partis.

Un seul principe guidait les fondateurs de la Ve République : le désir de favoriser la constitution de majorités absolues. C’est pourquoi Michel Debré souhaitait s’inspirer du modèle britannique (scrutin uninominal à un tour), qu’il considérait comme un gage de stabilité politique. Ce mode de scrutin était toutefois très controversé, car il n’avait jamais été pratiqué en France et avait récemment conduit, en Grande-Bretagne, à la victoire des Tories en sièges alors qu’ils avaient perdu en nombre de voix.

Le général de Gaulle fit donc le choix d’en revenir au vieux mode de scrutin en place depuis le Second Empire et qui avait dominé sous la IIIe République : le scrutin majoritaire à deux tours, qui offrit une majorité absolue à partir de 1962. 

Le général de Gaulle fit donc le choix d’en revenir au vieux mode de scrutin en place depuis le Second Empire et qui avait dominé sous la IIIe République : le scrutin majoritaire à deux tours, qui offrit une majorité absolue à partir de 1962. Celui-ci n’avait toutefois jamais encore donné de majorité absolue, et la Ve République fut donc pensée pour gérer des majorités relatives. Comme le mode de scrutin avait été la variable d’ajustement sous la IIIe République, les législateurs conservèrent cette souplesse en ne l’inscrivant pas dans la Constitution. La première législature de la Ve République, élue en novembre 1958, comprenait l’ensemble des grands courants politiques, avec une majorité claire pour les gaullistes menés par Debré.

Anne Levade :  J'ajouterais que le général de Gaulle fut d’abord, sous la IVe, favorable à la proportionnelle en laquelle il voyait le moyen de contrecarrer la montée en puissance du Parti Communiste et de limiter l’influence des partis. La proportionnelle, du reste, n’a été que peu appliquée, puisque l’introduction d’une prime majoritaire, avec la Loi des apparentements de 1951, l’a remise en cause. 

Il ne faudrait pas conclure hâtivement que le régime des partis, sous la IVe, a rendu impossible la formation de coalitions, pourtant essentielles pour gouverner avec la proportionnelle : en réalité, c’est la proportionnelle qui a démultiplié les forces en présence. Le fait que le nombre des représentants soit proportionnel au nombre de voix a incité à la création de nouvelles formations politiques.

Benjamin Morel :  Si l’on remonte encore plus loin dans notre histoire politique, la IIIe République concevait le Parlement comme le lieu de délibération entre les "meilleurs" de chaque circonscription, selon une vision presque habermassienne avant l’heure de la délibération. La détermination de l’intérêt général est le fruit d’un échange rationnel encadré par des procédures. À partir du moment où les partis ont gagné en poids, on change de monde. Le programme politique représente une vision systémique de l’intérêt général, préalablement choisie avant même le débat parlementaire. Les députés doivent donc être disciplinés pour l’appliquer, ce que doit permettre la proportionnelle. Les partis entrent ensuite dans un jeu de coalition qui repose, là aussi, sur la discipline. Cette vision était partagée par le MRP, la SFIO ou encore le PCF, formations dominantes du paysage politique d’alors.

C’est dans le contexte d’exacerbation des tensions de la Guerre froide, qui a exclu le PCF du champ des alliances, et des répugnances gaullistes à l’idée de s’inscrire dans une logique de coalition, que la crise devient importante. Les deux formations les plus disciplinées, pesant un bon tiers des sièges, ne pouvant appuyer un gouvernement, on doit gouverner entre droite et gauche en s’appuyant sur des micro-partis centristes. D’où la méthode des apparentements, qui devait faciliter la construction de coalitions stables à partir d’un paysage restreint, expurgé de deux tendances pourtant importantes. Cette configuration toute française de partis fragiles et féodalisés a conduit à l’échec de la IVe République.

Anne Levade : La proportionnelle est le mode de scrutin "le plus récent". Il s’est développé concomitamment à la naissance des partis, à la fin du XIXe siècle (la première proposition de loi visant à instaurer un scrutin proportionnel en France date de 1875, mais n’a pas prospéré). Avant cela, les programmes reposaient avant tout sur une personne. C’est avec la confortation de l’Internationale communiste, portée par la SFIO et le PC, que les clivages se sont segmentés autour de partis et que le débat autour de la proportionnelle est né, à mesure que les partis à gauche y ont vu leur intérêt : valoriser leurs programmes, exister au-delà des personnes. Voyant les partis commencer à se structurer à gauche, la droite a aussi cherché à s’inscrire dans la même démarche. Ainsi, le mode de scrutin et la structuration des partis influent l’un sur l’autre. Et il s’agit toujours d’un processus au long cours. Changer le mode de scrutin ne modifie pas immédiatement le paysage politique, mais la prise en considération du paysage politique a pu justifier un changement de mode de scrutin

Dans quelle mesure un changement du mode de scrutin peut-il répondre à la crise politique que nous traversons ?

Anne Levade :  Face à la crise politique que nous traversons, on voit ressurgir l’idée qu’instaurer le scrutin proportionnel permettrait de faire face à un phénomène de dislocation des partis qui rend impossible l’émergence d’une majorité de gouvernement. Or, une question fondamentale n’est pas résolue : celle de savoir si les accords de coalition rendus nécessaires par la proportionnelle faciliteraient la constitution de programmes politiques, ou si l’absence de programme politique solide au sein des partis rendrait impossible la mise en place de coalitions… C’est évidemment le paradoxe de la poule et de l'œuf, mais le fait est que l’état des partis politiques semble sérieusement hypothéquer la mise en œuvre de la proportionnelle. 

Il faut rappeler que le changement de mode de scrutin n’est pas, loin s’en faut, une idée neuve et que le passage à la proportionnelle - sans jamais d’ailleurs qu’on n’en explicite les modalités - a tout du mantra. On prétend vouloir donner satisfaction à une aspiration de l'opinion, sans anticiper les conséquences ni même prendre sérieusement en considération les éléments du contexte politique actuel et l’état de décomposition du paysage politique. Penser qu’instaurer la proportionnelle conduira à rationaliser les partis et les obligera à clarifier leurs programmes à travers des accords de coalition risque de n’être qu’un vœu pieux.

Une question fondamentale n’est pas résolue : celle de savoir si les accords de coalition rendus nécessaires par la proportionnelle faciliteraient la constitution de programmes politiques, ou si l’absence de programme politique solide au sein des partis rendrait impossible la mise en place de coalitions.

Benjamin Morel : Il n’est pas certain que la proportionnelle déstructure le système de partis. Si l’on compare avec d’autres démocraties libérales, où la proportionnelle est appliquée, on constate que la décomposition du paysage politique est tout autant sensible. Par exemple, au Bundestag, où le mode de scrutin est proportionnel, six formations politiques sont représentées. À l’Assemblée nationale française, où le scrutin majoritaire prévaut, elles sont au nombre de onze. Le débat est donc souvent caricatural, d’autant plus que les effets du scrutin proportionnel dépendent largement de ses modalités d’application. Ensuite, une proportionnelle bien conçue (ce qui exclut la proportionnelle par département) favorise davantage les coalitions. Le scrutin majoritaire vous oblige à partir uni dès le premier tour pour espérer le passer, et à rester ensuite uni après le second, par crainte d’une nouvelle élection. Les alliances sont ainsi figées avant l’élection pour des raisons stratégiques. À l’inverse, une proportionnelle permet à chaque formation de se présenter sous ses propres couleurs et de négocier des ententes après l’élection.

La proportionnelle n’implique toutefois pas une dépersonnalisation du jeu politique au bénéfice de la rigueur programmatique et du compromis : aujourd’hui, les partis français sont structurés comme des écuries présidentielles. Cela est peut-être moins caricatural à l’étranger, mais en Allemagne, les électeurs ont voté autant pour Merkel que pour la CDU-CSU. Les structures mouvementistes centrées uniquement autour de l’image d’un chef se sont développées en France comme dans des pays pratiquant la proportionnelle (le Mouvement 5 Étoiles de Beppe Grillo en Italie, Podemos de Pablo Iglesias en Espagne…).

En revanche, là où la proportionnelle peut être une réponse à la crise politique, au-delà de l’incitation à la construction d’accords de coalition, c’est parce qu’elle peut répondre à l’essor inquiétant de l’abstention. Les électeurs qui ont un rapport utilitariste au vote peuvent penser qu’aller voter ne sert à rien si leur candidat n’a aucune chance. Des études internationales, comme celles d’Arend Lijphart ou de l’Union interparlementaire, montrent ainsi que la proportionnelle, tout facteur égal par ailleurs, entraîne une hausse de la participation de 7 points dans la population générale et de 12 points chez les jeunes. On constate également un plus fort taux d’adhésion aux politiques publiques. Bien sûr, tant que les mesures politiques ne résoudront pas des problèmes comme la crise des hôpitaux ou la mauvaise gestion des services publics, la défiance ne disparaîtra pas. Cependant, le sentiment d’être mieux représenté peut générer davantage d’assentiment.

Anne Levade : Certes, mais le mode de scrutin ne suffit pas à structurer la vie politique, et c’est là que l’observation comparée des systèmes politiques et constitutionnels montre ses limites. 

Les traditions et la culture politiques sont des variables majeures qui empêchent, en toute rigueur, de transposer des exemples étrangers en estimant que l’importation d’un mode de scrutin suffit à produire un résultat déterminé.

Les traditions et la culture politiques sont des variables majeures qui empêchent, en toute rigueur, de transposer des exemples étrangers en estimant que l’importation d’un mode de scrutin suffit à produire un résultat déterminé. On peut d’ailleurs dire la même chose lorsque, sur la base des résultats d’un scrutin majoritaire, on présente, par une simple opération de conversion, ce qu'auraient été les résultats avec un scrutin proportionnel. Là est bien ce qui rend les modes de scrutin si délicats puisque leur changement entraîne un changement dans les candidatures, dans la manière de faire campagne et, par voie de conséquence, dans les comportements des électeurs.

Derrière ce mot de "proportionnelle"se déclinent des options aux implications très différentes. Quelles sont-elles et quelles incidences politiques pourraient-elles comporter ?

Anne Levade : Il n’existe en effet pas une mais des formes de scrutin proportionnel. Ses variantes sont même si nombreuses qu’il est impossible de prétendre à l’exhaustivité.
On peut choisir une proportionnelle intégrale - qui s’applique à l’intégralité des élus - ou partielle - la dose de proportionnelle que régulièrement il a été envisagé d’instaurer. Mais ce seul choix n’est pas suffisant puisqu’il faut encore déterminer la circonscription - nationale ou, par exemple, départementale - dans laquelle le scrutin sera organisé et aussi fixer le seuil à partir duquel les formations politiques pourront avoir des représentants.

D’ailleurs on a tort de dire que la France ne pratique que le scrutin majoritaire. S’il est effectivement, à l’exception notable des élections de 1986, la règle pour les législatives, nombreux sont les autres scrutins organisés à la proportionnelle.

Ainsi, la proportionnelle intégrale s’applique lors des élections européennes, sur la base de listes nationales depuis 2018 alors qu’elles étaient régionales entre 2003 et 2018. Les listes ayant obtenu plus de 5 % des suffrages se voient attribuer un nombre de députés proportionnel à leur score électoral, dans la limite des 81 députés dont dispose la France au Parlement européen. 

Les élections sénatoriales sont organisées selon un scrutin mixte distinguant selon le nombre d’élus par circonscription, c’est-à-dire par département. Le scrutin est proportionnel dans les départements désignant au moins trois sénateurs et il est organisé selon la règle de la plus forte moyenne : on divise le nombre de suffrages obtenus par le nombre de sièges à pourvoir pour obtenir le quotient électoral, et chaque liste obtient autant de sièges que son nombre de voix contient ce quotient. Pour octroyer les sièges restants, on divise le nombre des voix obtenues par chaque liste par le nombre des sièges qui lui ont été attribués au quotient, auquel on ajoute une unité. Un siège supplémentaire est ensuite donné à la liste qui a obtenu la plus forte moyenne. On reproduit l’opération pour chacun des sièges non attribués jusqu'au dernier. Dans les circonscriptions ne désignant qu’un ou deux sénateurs, ceux-ci sont élus au scrutin majoritaire à deux tours

Enfin, les élections municipales sont organisées à la proportionnelle avec prime majoritaire dans les communes de plus de mille habitants : la liste en tête remporte 50 % des sièges, l’autre moitié est répartie à proportion du score électoral.

On le voit, dire que l’on veut mettre en œuvre la proportionnelle ne renseigne pas sur ses modalités et, en toute hypothèse, la question de l’attribution des sièges restants est délicate. Selon que l’on utilise la méthode du plus fort reste (les listes ayant le plus de restes l’emportent) ou la méthode de la plus forte moyenne, les rapports de force sont bousculés. La proportionnelle implique le choix d’un mode de calcul, sur lequel les partis ne tomberont pas d’accord : derrière le mot magique de "proportionnelle", mille formules existent dont aucune ne suscite unanimement l’adhésion. La difficulté du passage à la proportionnelle est donc inévitablement l’accusation de "tripatouillage" électoral.

Derrière le mot magique de "proportionnelle", mille formules existent dont aucune ne suscite unanimement l’adhésion. La difficulté du passage à la proportionnelle est donc inévitablement l’accusation de "tripatouillage" électoral.

Les partis qui y sont favorables se fondent sur des calculs plus ou moins fiables qui ne peuvent prendre en compte la pluralité des facteurs qui entrent en ligne de compte (modification des incitations électorales, du comportement des électeurs, de leur mobilisation, de la composition des listes). Et surtout chacun escompte pouvoir obtenir ainsi davantage de sièges ce qui, mathématiquement, est impossible. Les déceptions nées de l’écart inéluctable entre les projections et le réel, du côté des partis comme des citoyens, pourraient aggraver la contestation du modèle démocratique. Le risque est donc grand, comme pour toute réforme institutionnelle, que le changement de mode de scrutin n’atteigne pas l’objectif pour lequel il aura été décidé. 

Benjamin Morel : Je souscris à deux points de votre démonstration : le comportement électoral, de l’un à l’autre des modes de scrutin, varierait considérablement. En vertu d’incitations différentes au vote, ce ne seraient pas les mêmes électeurs qui se déplaceraient, ni les mêmes comportements électoraux auxquels on assisterait. D’où l’inutilité de procéder à des simulations ou des recompositions d’anciennes élections, qui ne reposent sur rien de sérieux.

Le mode de scrutin n’est pas la "solution magique" pour guérir notre système démocratique. Des États-Unis à la Pologne ; de la Suède au Portugal, aucune démocratie libérale ne peut se targuer d’être en bonne santé. Les dernières élections en Autriche ont vu un parti d’extrême droite, fondé par d’anciens nazis, obtenir près de 30 % des suffrages (29 % pour le FPÖ d’Herbert Kickl). L’espace public est en crise, fracturé par une polarisation grandissante, et aucune réforme du mode de scrutin ne pourra, à elle seule, régler cette situation. Nous sommes face à une Assemblée nationale où 25 % des sièges reviennent au RN, 12 % à LFI, des partis qui s’accommodent difficilement des systèmes de coalition. Comme sous la IVe République, nous serions donc condamnés à gouverner au centre dans une galaxie de partis et de mouvements n’ayant que peu en commun, tandis que les centristes "purs" sont eux-mêmes déstructurés. Le mode de scrutin majoritaire ne nous préserve en rien de cela… Il ne l’a en tout cas pas fait sous la IIIe ni en 1959. Il ne produit de majorité absolue et structurée qu’en cas de forte bipolarisation, ce qui n’est plus une évidence aujourd'hui.

Cela étant dit, je m’inscris en faux sur le point qui concerne la "culture politique" : cela ne renvoie à aucune réalité tangible. Il suffit de se rappeler que les hommes politiques de la IVe République arguaient constamment que la "présidentialisation" n’était pas dans la "culture" française pour refuser certaines réformes institutionnelles. Il y a des règles du jeu, et les acteurs politiques s’y adaptent. Les partis se désintéressaient de la présidentielle en 1965 et ont ensuite compris qu’il s’agissait d’une élection majeure. Si un président peut dire qu’il gouvernera, c’est parce qu’il escompte obtenir une majorité pour ce faire. Avec une proportionnelle, s’il ne peut en obtenir, il ne pourra pas annoncer dans son programme des réformes telles que celles des retraites ou de l’immigration, car cela dépendra d’une coalition postérieure qu’il ne contrôle pas. Dans des pays aux histoires aussi différentes que le Portugal, l’Autriche ou la Finlande, on élit le président au suffrage universel, mais la chambre est élue à la proportionnelle. Alors que le président n’a guère en droit moins de pouvoir dans ces pays qu’en France, il reste un organe effacé.

Nous sommes confrontés à une bataille d’intérêts sur la vision du régime : s’agit-il d’obtenir une majorité absolue soumise à un chef ou de mettre en place un régime plus parlementaire ?

Le présidentialisme à la française serait plus difficile à maintenir avec un scrutin proportionnel et évoluerait. Nous sommes confrontés à une bataille d’intérêts sur la vision du régime : s’agit-il d’obtenir une majorité absolue soumise à un chef ou de mettre en place un régime plus parlementaire ? Ce sont deux modèles politiques fondamentalement opposés qu’induisent les deux types de scrutin, et ils dépendent d’un choix politique plus que d’une inscription dans un essentialisme politique.

Anne Levade : Vous prenez l’exemple du Portugal pour montrer le peu de substance du concept de culture politique, puisque, selon vous, des institutions censées être semi-présidentielles s’inscrivent bien dans une pratique parlementariste. Or, justement, le Portugal apporterait plutôt un contre-exemple : une culture politique marquée par quarante-cinq années de dictature et le souvenir cuisant du salazarisme peut expliquer que le présidentialisme modéré que la Constitution de 1976 portait en germe n’ait pas pris racine. La culture politique française est à l’évidence différente et sans doute davantage présidentialiste ! Si l’on en venait à modifier le type de scrutin pour une prochaine élection législative, rien de garantit que cela apporterait l’évolution escomptée. 

Une culture politique se forge dans le temps long et suppose une réadaptation progressive et permanente aux événements. Les aspirations à une "VIe République" ou, plus modestement, à un changement de mode de scrutin présenté comme susceptible de ramener la Ve à l’épure du régime parlementaire sont en réalité les symptômes d’un réflexe bien français qui consiste à considérer que le salut tient à un changement de Constitution. Il est alors logique de vouloir faire table rase du passé et d’expliquer que la situation actuelle est la pire qu’on ait connue. C’est ainsi que l’on voit se multiplier les prises de position faisant l’apologie de la IVe République et contestant le bilan injustement négatif que l’on en a dressé. Si la mécanique de la persuasion aboutit et que l’on passe à une VIe République avec scrutin proportionnel, il y a fort à parier que cela n’apportera aucune solution à la crise démocratique profonde que nous traversons et aux défis urgents auxquels il faudrait prioritairement faire face : désagrégation des forces politiques, déficit.

Quels sont les principaux avantages et inconvénients du scrutin proportionnel selon ces différentes catégories ?

Benjamin Morel : Je n’ai rien, en soi, contre une VIe République… mais c’est un slogan, et je suis tout à fait d’accord avec vous sur ce point. Il nous faut d’abord établir un objectif, puis réfléchir aux moyens à mettre en œuvre. Cherche-t-on à instaurer un régime plus parlementaire ? Une meilleure représentativité ? Davantage de stabilité politique ? Les effets de la proportionnelle sont bien connus : structuration des partis, assouplissement des alliances avant le premier tour. C’est justement parce que je partage l’idée qu’une rupture institutionnelle n’est pas souhaitable que je préconise des améliorations à l’intérieur du système actuel, en passant simplement par une loi ordinaire. Je ne dis pas que les conventions citoyennes sont mauvaises en soi : elles sont utiles dans la mesure où elles permettent de baliser une réflexion préalable sur les avantages et les inconvénients d’une réforme institutionnelle et de poser les bases du débat public. Cependant, elles ne peuvent servir à rédiger un nouveau texte constitutionnel. Les constituants qui partent d’une feuille blanche ne savent rarement ce qu’ils écrivent, et dix ans plus tard, ils ne reconnaissent pas ce qu’ils avaient imaginé. Il faut donc faire preuve de pragmatisme : définir des objectifs précis et modifier à la marge le texte existant. En ce qui concerne les rapports entre les pouvoirs, ou la démocratie directe, on peut déjà envisager de grands changements textuels sans bouleverser totalement notre cadre institutionnel.

Anne Levade : Certes, de la même manière que personne n’aurait la drôle d’idée d’établir un diagnostic médical par "convention citoyenne", il faudrait éviter de changer la Constitution de manière participative. La technicité du droit demande des manœuvres de précision

La crise actuelle n’est pas tant politique que démocratique. Dans ce contexte, se précipiter de remettre en cause les institutions me paraît particulièrement dangereux.

On court aussi le risque d’un effet de déception phénoménal. Quelle que soit la formule choisie, cela ne changera pas notre paysage politique. La crise actuelle n’est pas tant politique que démocratique. Dans ce contexte, se précipiter de remettre en cause les institutions me paraît particulièrement dangereux. La désinstitutionnalisation est l’une des dernières choses dont nous ayons besoin. Les institutions ont acquis une légitimité démocratique assise sur un système de vote.

Si le résultat de la proportionnelle suscite l’insatisfaction, comme c’est probable, la contestation sera encore aggravée. 

Ce n’est pas "le système" qui est défaillant et interdit la formation de coalitions, mais la structuration politique qui fait défaut : et cela, ce n’est pas le scrutin proportionnel qui le changera.

Benjamin Morel : Nous traversons effectivement une crise démocratique et le risque d’effets déceptifs est sérieux. Néanmoins, cette crise démocratique agit sur trois ressorts, et le scrutin proportionnel reste un levier d’action utile pour agir sur le dernier. 

- Une déstructuration de l’espace public, qui rend le débat sur le réel dysfonctionnel (instances de délibération, médias….)

- Une crise de la potens politique, de la capacité de la politique à agir sur le réel. Les impôts augmentent (les prélèvements obligatoires représentent 43,2 % de notre PIB et les dépenses publiques s'élèvent à 57 % du PIB), sans parvenir à améliorer la qualité des services publics (santé, éducation). Dès lors, et dans toutes les démocraties occidentales, certains en appellent à un chef providentiel. Le désir d’autoritarisme part d’un constat d’impuissance. 

- Une crise de la représentativité politique. Or, cela, le scrutin proportionnel peut y répondre en partie, comme la démocratie directe, on en connaît et on en maîtrise les effets : faciliter les coalitions et surtout les faire perdurer après les élections sur des accords politiques stabilisés. Nous disposons de ces voies techniques pour opérer certains aménagements institutionnels

En quoi l’instauration de la proportionnelle pourrait affecter la stratégie du RN ?

Benjamin Morel : Pendant des années, le Rassemblement national n’a pas proposé de vision structurée ou de programme concret en matière institutionnelle, hormis son engagement constant en faveur de la proportionnelle, l’un de ses seuls chevaux de bataille dont il n’ait jamais démordu.

Cependant, depuis quelques mois, le seul parti susceptible d’obtenir la majorité absolue dans le cadre du scrutin majoritaire à deux tours actuel est précisément le RN, qui continue à militer pour l’instauration de la proportionnelle. Cela a été illustré par la réaction de Marine Le Pen au discours de politique générale de Michel Barnier, le 1er octobre, où la députée réclamait "une réforme institutionnelle permettant de rendre justice aux nouveaux équilibres politiques du pays", à savoir "le scrutin proportionnel à un tour, avec une prime majoritaire". C’est là une évolution majeure : le RN est toujours favorable à la proportionnelle, mais désormais, il préconise une version avec une prime majoritaire, qui lui permettrait d'obtenir une majorité absolue. Avec une prime de 15-20 %, le RN pourrait espérer gouverner sous ses seules couleurs.

Anne Levade : Peut-être faudrait-il faire intervenir un élément de psychologie, ou plus exactement de stratégie politique, et questionner la volonté effective du RN d’arriver au pouvoir. La représentation proportionnelle lui garantit de ne pas obtenir une majorité absolue embarrassante pour un parti qui ne veut pas gouverner tout de suite, pour en être mieux capable à terme. L’autre avantage du scrutin proportionnel avec prime majoritaire, pour le RN, c’est qu’il désactive le front républicain, ou ce qu’il en reste, et facilite donc l’ascension du Rassemblement National. 

Propos recueillis par Hortense Miginiac
Copyright image : Ludovic MARIN / AFP

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