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03/09/2024

Comment la guerre transforme-t-elle l’influence russe ?

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Comment la guerre transforme-t-elle l’influence russe ?
 Maxime Audinet
Auteur
Chercheur à l’Irsem

Alors que le ministère de la Justice américain (DOJ) a annoncé, mercredi 4 septembre, des sanctions à l'encontre d'acteurs russes, dans le cadre d'une enquête sur la désinformation russe visant l’élection présidentielle américaine, quel panorama dresser de l'influence russe ? Guerre en Ukraine, processus électoraux, défense de ses intérêts en Afrique : les opérations d’influence et les ingérences menées par la Russie pour légitimer son action internationale, discréditer ses adversaires et porter atteinte aux institutions démocratiques se sont faites plus offensives. Dans sa guerre hybride, le Kremlin a adapté ses dispositifs à un haut niveau de conflictualité tout en répondant aux sanctions mises en place par l’UE. Quelques cas récents ont rappelé leur capacité de nuisance et leur sophistication : ainsi, les tags d’étoiles de David en octobre 2023, dont la mise en scène, savamment orchestrée sur les réseaux sociaux, avait été commanditée par la Russie pour ajouter de la confusion à une société française fortement polarisée, un mois après les attentats terroristes menés par le Hamas. À quoi ressemble l’écosystème d’influence informationnelle russe ? Quel bilan peut-on dresser des sanctions européennes destinées à en limiter la portée ? Les démocraties libérales sont-elles condamnées à l’impuissance face à la force de frappe décomplexée de leurs adversaires ? Entretien avec Maxime Audinet, spécialiste de la Russie, chercheur à l'IRSEM et auteur d'un livre récent consacré à la chaîne Russia Today (Un média d'influence d'État, INA, 2024).

Qui sont les acteurs russes de l’ingérence ?

L’écosystème d’influence informationnelle de la Russie, responsable de la plupart des ingérences, est dominé par l’État mais ne se résume pas à des structures étatiques. Trois catégories d’acteurs, directement rattachés au Kremlin ou plus ou moins autonomes, se distinguent.

L’écosystème d’influence informationnelle de la Russie, responsable de la plupart des ingérences, est dominé par l’État mais ne se résume pas à des structures étatiques.

En premier lieu, les acteurs étatiques russes. On y trouve la chaîne RT (Russia Today) ou Sputnik, ses deux médias d’État transnationaux et acteurs les plus visibles de la propagande russe. Cet audiovisuel extérieur à deux têtes permet une diffusion transmédiale la plus large possible (sites, TV, radio, plateformes) et une adaptation aux régions ciblées, malgré une posture éditoriale "contre-hégémonique" similaire dans l’espace médiatique international et dans les paysages médiatiques d’implantation.

Parmi les acteurs étatiques, on trouve aussi la "diplomatie numérique" russe et les organes de communication rattachés au ministère des Affaires étrangères, aux ambassades ou à celui de la Défense. Ces acteurs peuvent disposer d’une audience non négligeable et déploient une communication beaucoup plus agressive et désinhibée depuis février 2022, loin des canons diplomatiques traditionnels : le compte X de l’ambassade de Russie en Afrique du Sud, suivi par plus de 170 000 abonnés, est un vecteur important du discours officiel russe sur X, y compris par un usage décomplexé de la désinformation. Les unités des services renseignements en charge des opérations d’influence, qui s’appuient sur l’héritage des "mesures actives" du KGB pendant la guerre froide, participent également à cette intensification apparente des ingérences russes ces derniers mois. C’est le cas de l’unité 54777 du GRU ou du 5e service du FSB, qui s’est illustré récemment dans le cas des étoiles de David.

Il existe également des acteurs non-officiels, que l’on qualifie d’"adhocratiques" (de ad hoc), auxquels l’État russe délègue ou externalise une partie de ses fonctions régaliennes en matière d’influence ou d’usage de la force. Evgueni Prigojine, à la tête du groupe Wagner et du projet Lakhta, était le meilleur exemple de ces "entrepreneurs géopolitiques" qui investissent leur capital financier pour servir en même temps les intérêts de leur commanditaire étatique et leur agenda propre. Depuis sa mort, cette galaxie est en cours de démantèlement et d’absorption partielle par les services russes et le ministère de la Défense, en Russie et à l’étranger, notamment à travers la création du "Corps africain", son corps expéditionnaire en Afrique.

Il faut aussi compter avec de nouveaux acteurs, que nous qualifions avec mon collègue Colin Gérard de contractuels de l’influence ou de prestataires de désinformation, que l’Administration présidentielle russe sous-traite pour perfectionner ses opérations informationnelles. C’est le cas des sociétés de marketing numérique Dialog, ASP et Struktura, impliquées dans l’opération RRN/Doppelgänger. Cette opération (intitulée "Doppelgänger" par l’ONG EUDisinfoLab d’après un mot allemand qui désigne, dans le folklore, un "sosie" ou un "double maléfique") est une opération de manipulation importante, spécialisée notamment dans l’usurpation d’identité de sites institutionnels - comme celui du ministère des Armées - ou de médias légitimes pour diffuser de fausses informations, souvent liées à la guerre en Ukraine. Elle s’appuie également sur une plateforme en ligne créée ad hoc, RNN (Reliable Recent News).

Dialog, ASP et Struktura sont aussi impliqués dans les ingérences de la Russie dans l’actuelle campagne présidentielle américaine : ces entités, comme d’ailleurs des employés de la chaîne RT, viennent de faire l’objet de poursuites et de sanctions de la part des départements de la Justice (DoJ) et du Trésor. Le FBI a également saisi dans ce cadre 36 sites web liés à Doppelgänger.

Enfin, on trouve les acteurs tiers étrangers (responsables politiques, hommes d’affaires, médias, militants, etc.), qui coopèrent soit par adhésion idéologique et esprit militant, soit par intérêt lucratif. Dans certains pays d’Afrique subsaharienne, les acteurs russes impliqués capitalisent par exemple sur la précarité des écosystèmes médiatiques locaux pour blanchir les informations qu’ils veulent diffuser. RT et Sputnik ont tissé de nombreux partenariats avec des agences de presse, des sites d’information ou des tabloïds issus de la "presse jaune" afin d’optimiser la diffusion de ses contenus.

Il faut aussi compter avec de nouveaux acteurs, que nous qualifions avec mon collègue Colin Gérard de contractuels de l’influence ou de prestataires de désinformation.

Ces coopérations passent aussi par des transactions financières. RT est par exemple lié à Afrique média, une web-TV "panafricaniste" et pro-russe basée à Douala, capitale économique du Cameroun, et fondée par le journaliste camerounais Justin Tagouh, qui relaie quotidiennement des contenus de RT en français.
Cet écosystème flexible s’appuie sur un spectre de pratiques d’influence qui s’étend du soft power à des méthodes plus corrosives comme la manipulation et la tromperie, et s’efforce de s’adapter aux publics ciblés.

Quel est l'argumentaire principal développé par la Russie ?

On ne fait pas de propagande seulement pour que les gens "croient quelque chose" mais aussi "pour qu’ils ne croient plus en rien" : une partie des efforts de désinformation menés par cet écosystème vise aussi à modifier les perceptions et jeter le discrédit sur l’information et le paysage médiatique en général. L’objectif des acteurs de l’influence russe n’est pas seulement de légitimer les positions russes, de dénigrer "l’Occident libéral" ou de diffuser des contre-vérités de manière opportune, même si ces objectifs sont déterminants, comme l’ont illustré certaines campagnes attribuées à des acteurs russes dénigrant les Jeux olympiques et paralympiques de Paris, ou encore la couverture essentiellement polémique qu’en ont livré quotidiennement RT et Sputnik. Il s’agit aussi d’alimenter un régime de post-vérité dans lequel s’effacerait la hiérarchie entre vérité et perception, fait et croyance, information et opinion, raison et émotion, et ainsi d’éroder ce qu’Hannah Arendt appelait dans La Crise de la culture la "matière factuelle", ce socle commun et consensuel, indispensable à la gestion du pluralisme et du conflit en démocratie libérale.

Ce processus de mise en équivalence entre faits et opinion passe par des artifices rhétoriques relativistes ou par un usage fréquent du sarcasme, de la dérision ou de l’ironie. Il peut aussi s’agir de diffuser l’idée, d’autant plus dommageable en contexte électoral, que toute prise de parole ne vient qu’ajouter un élément de confusion supplémentaire à la cacophonie ambiante, soulignant ainsi le caractère dysfonctionnel des systèmes démocratiques.

Ce processus de mise en équivalence entre faits et opinion passe par des artifices rhétoriques relativistes ou par un usage fréquent du sarcasme, de la dérision ou de l’ironie.

Il convient cependant de ne pas exagérer l’agentivité des acteurs russes dans ces processus. Ces derniers interviennent dans des contextes prédéterminés et se greffent sur des phénomènes endogènes déjà présents en adaptant leurs discours pour créer des convergences narratives, politiques ou idéologiques. En d’autres termes, la Russie n’est pas la cause, mais l’aiguillon de phénomènes préexistants aux racines multifactorielles, comme la montée des populismes illibéraux en Europe, la défiance vis-à-vis des institutions démocratiques, l’hostilité à l'égard de la présence française en Afrique, etc.

Il est donc très complexe de mesurer la part exacte de "la variable russe" dans l’émergence, l’amplification et la pérennité de ces mouvements. En République Centrafricaine ou au Mali, la propagande russe fonctionne grâce à sa capacité à pénétrer un écosystème médiatique local et à nouer des liens avec des acteurs tiers. Depuis l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine et les acteurs de la politique étrangère russe reformulent la critique de l’interventionnisme occidental à l’aune du champ lexical de l’"anti-néocolonialisme", afin de s’aligner sur des revendications préexistantes en Afrique ou dans d’autres pays du "Sud global". Ce faisant, la Russie crée l’illusion d’une continuité historique entre sa présence en Afrique et le soutien apporté par l’Union soviétique aux mouvements de décolonisation et de libérations nationales. L’actualisation de ce récit anticolonial est aussi un argument "whataboutiste", qui permet de produire un effet d’inversion accusatoire contre "l’Occident collectif" au moment même où la Russie mène une guerre néo-impériale en Ukraine.

En quoi les acteurs de l’ingérence ont-ils été affectés par la guerre en Ukraine ?

Les médias d’État transnationaux ont été fortement affectés par les répercussions de l’invasion de l’Ukraine. Le 1er mars 2022, une semaine après l’invasion russe, l’UE a suspendu la diffusion de RT et Sputnik sur son territoire, au même titre que d’autres entités sanctionnées pour leur lien avec l’État agresseur russe. Malgré l’interdiction et la dé-plateformisation progressive des deux médias, l’efficacité des "mesures restrictives" européennes est loin d’être complète et RT et Sputnik s’adaptent à ce nouvel environnement pour les contourner, à travers un véritable jeu du chat et de la souris et une “clandestinisation” de leurs pratiques informationnelles.

Pour enrayer la chute significative de leurs audiences européennes, RT et Sputnik ont ainsi développé de nombreux moyens de contourner les sanctions européennes : incitation à télécharger des VPN, investissement de plateformes vidéo alternatives à YouTube (Gab, Ramble, Odysee) et prisées par les écosystèmes conspirationnistes, fragmentation de leur infrastructure numérique, création de sites miroirs, etc. Aux États-Unis, selon le DoJ, RT a financé à hauteur de 10 millions de dollars une société de production audiovisuelle sous fausse bannière, Tenet Media, afin de blanchir des récits favorables aux intérêts de la Russie et de les viraliser en cooptant des “influenceurs” en ligne proches de l’alt-right ou de la complosphère américaine.… Margarita Simonian, patronne de RT et Sputnik et figure majeure de la propagande d’État russe, assume publiquement de s’inspirer des méthodes de guérilla des "partisans" soviétiques luttant contre l’Allemagne nazie, en les transposant dans l’espace informationnel. On peut supposer que les acteurs russes font le pari que les autorités de régulation européennes auront du mal à s’adapter et suivre la cadence de cette lutte informationnelle, qui pourrait prendre les formes d’un véritable tonneau des Danaïdes. Cet appareil médiatique s'est aussi réorienté vers d’autres bassins d’audience, comme l’Inde ou l’Afrique subsaharienne : Sputnik France est devenu Sputnik Afrique et, selon les équipes de RT, ¼ des contenus anglophones de RT sont donc désormais consacrés à des sujets africains, y compris à travers la promotion d’un récit anti(néo)colonial.

Quelles peuvent alors être les réponses européennes ?

Tout d’abord, rappelons que la partition des espaces informationnels observée depuis 2022 se joue aussi à l’intérieur même de la Russie, et pas seulement entre la Russie et l’Europe : la plupart des plateformes de réseaux sociaux occidentales ont été interdites en Russie ou sérieusement entravées, à l’image du ralentissement de YouTube cet été ; les journalistes des médias russes indépendants, dont l’invasion de l’Ukraine a marqué le coup de grâce, se sont dans leur grande majorité exilés à l’étranger et cherchent eux aussi à s’adapter à ce nouvel environnement pour continuer à informer les citoyens russes de manière indépendante, notamment sur la guerre en cours, ce qui constitue un enjeu capital. Les rédactions russophones des médias transnationaux occidentaux, comme la BBC, RFI ou la Deutsche Welle, cherchent aussi des moyens techniques pour diffuser leurs contenus en Russie malgré leur interdiction, consécutive à la loi de censure adoptée par la Douma en mars 2022. Des initiatives se développent à l’échelle européenne, comme le bouquet satellitaire Svoboda lancé par Reporter sans frontières pour atteindre le territoire russe. Ce nouvel environnement informationnel en pleine restructuration rappelle à bien des égards les pratiques mises en œuvre par l’Union soviétique et les États-Unis à l’époque de la guerre froide pour influencer de l’autre côté du “rideau de fer” l’autre camp ou dans les pays non-alignés du “Tiers-Monde”.  

Une autre riposte s’observe aussi en Europe en matière de lutte informationnelle et de contre-ingérence, alors que l’influence russe s’est imposée comme un enjeu sécuritaire de premier plan. La France, dont la culture de l’influence a longtemps été dominée par sa politique de "rayonnement culturel" et son soft power, développe ces dernières années une nouvelle posture défensive et offensive en matière d’influence informationnelle, qui se matérialise sur le plan législatif, doctrinal et institutionnel : loi contre les manipulations de l’information de 2018 ; création du service à compétence nationale Viginum en 2021 ; influence hissée en nouvelle "fonction stratégique" dans la Revue nationale stratégique de 2022 ; adoption d’une doctrine "Influence et lutte informationnelle" (ILI) par le ministère des Armées en 2024, etc.

Ce nouvel environnement informationnel rappelle les pratiques mises en œuvre par l’Union soviétique et les États-Unis à l’époque de la guerre froide pour influencer les audiences de l’autre camp ou du "Tiers-Monde".

Rappelons enfin que, dans ce type de conflictualité "hybride", l’asymétrie entre États autoritaires et démocratiques est évidente et doit être prise en compte, avec les contraintes indépassables que cela implique, tant sur un plan opérationnel que de ce que l’on pourrait qualifier d’"éthique de la guerre informationnelle".

Propos recueillis par Hortense Miginiac
Copyright image : Alexey NIKOLSKY / Sputnik / AFP

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