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16/05/2024

Remaniement à Moscou : efficacité technocratique et passion idéologique

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Remaniement à Moscou : efficacité technocratique et passion idéologique
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Si le résultat de l’élection présidentielle ne comportait guère de suspense, la nature du remaniement ministériel qui allait suivre retenait davantage l’attention des analystes. Le départ de Sergueï Choïgou du ministère de la Défense, au profit d’un économiste sans expérience militaire, Andreï Belooussov, est révélateur des dynamiques en cours au sein de l’appareil d’État, comme l’expose Michel Duclos dans une analyse qui s’inscrit dans la continuité de sa note d’éclairage La Russie, une puissance crépusculaire ?. Comment décrypter les rapports de force actuels ? Peuvent-ils nous instruire sur les inflexions stratégiques décidées par Vladimir Poutine ou faut-il avant tout y lire l’empreinte des "passions idéologiques" et de l’"irrationalité nationaliste" qui déterminent le pouvoir ?

L’élection présidentielle russe du 17 mars 2024 était jouée d’avance. Son résultat ne pouvait faire aucun doute.  Pour les observateurs avisés, le vrai suspens portait sur le remaniement ministériel qui allait suivre la réélection de Vladimir Poutine. C’est ce remaniement qui allait donner des indications sur l'évolution du régime.

Poutine allait-il changer le Premier ministre, Mikhahïl Michoustine, représentant de l’aile technocratique du régime ?

Une question en particulier se posait : Poutine allait-il changer le Premier ministre, Mikhahïl Michoustine, représentant de l’aile technocratique du régime ? Et, en corollaire, par qui serait-il remplacé ? Deux facteurs jouaient en faveur d’un changement de Premier ministre, à qui la rumeur à Moscou prêtait même le dessein  de remplacer la brillante gouverneur de la Banque Centrale, Elvira Nabioullina.

En premier lieu, une partie du système - les grands groupes économiques notamment - murmuraient contre la ligne de rigueur (taux d’intérêts élevés par exemple) que les "libéraux systémiques" font suivre au pays. En second lieu, on prêtait à l’un des personnages-clefs du régime, Nikolaï Patrouchev, le dessein d’obtenir la promotion – pourquoi pas comme Premier ministre ? – de son fils Dmitri, ministre de l’Agriculture et prétendant possible, le jour venu, à la succession de Vladimir Poutine.

Depuis quelques jours, on sait dans quel sens le président a tranché. Michoustine reste Premier ministre, Dmitri Patrouchev s’il est promu, ne l’est qu’à la marge (Vice-Premier ministre), les barons des ministères économiques, tels Anton Silouanov aux Finances et Maxim Reshetnikov à l’Économie, ne bougent pas ; en revanche, Nikolaï Patrouchev perd son poste réputé stratégique de secrétaire du Conseil de Sécurité au profit de Sergueï Choïgou, qui détenait le portefeuille de la Défense depuis 12 ans.

C’est essentiellement ce changement – le "limogeage" de Choïgou et son remplacement par un économiste sans expérience militaire, Andreï Belooussov – que les commentateurs ont retenu. Non sans raison car il est en effet lourd de sens. On a assisté en Russie depuis le début de la guerre en Ukraine, dans les milieux nationalistes – et donc dans l’élite au pouvoir - à une curieuse inversion des perceptions : jadis portées au pinacle comme l’orgueil de la nation, les forces armées ont déçu ; en un sens, le départ de Choïgou de la Défense marque une revanche posthume du rebelle Prigogine ; les technocrates, souvent vus auparavant comme des bureaucrates acquis aux vues occidentales, ont au contraire "tenu la baraque" dans la tourmente des sanctions déployées par l’Occident.

Au-delà de cette dimension politique, l’arrivée à la Défense de Belooussov revêt une signification précise, lourde de conséquences pour la suite des événements : l’homme est un économiste rigoureux, d’une espèce particulière dans le paysage local car il croit comme Poutine, dont il a longtemps été le conseiller, au rôle de l’État en économie ; il se distingue donc des "libéraux systémiques" qui tiennent en général les postes économiques ; il a clairement pour mission principale d’aller plus loin dans la mise sur pied de guerre de l’économie russe afin de doter le pays de la capacité de mener une guerre longue. Sans doute aussi lui incombe-t-il de "nettoyer les écuries d’Augias", tant la corruption générale dans le domaine de l’armement devient un handicap pour la Russie.

Les technocrates, souvent vus auparavant comme des bureaucrates acquis aux vues occidentales, ont au contraire "tenu la baraque" dans la tourmente des sanctions déployées par l’Occident.

Ne commettons pas cependant sur ce point une erreur de perspective ; dans le contexte russe, ce n’est pas le scandale de l’arrestation pour corruption du Vice-Ministre Timour Ivanov, l’ancien numéro 2 de Sergeï Choïgou, qui a provoqué le départ de ce dernier ; c’est l’arrestation de son adjoint qui annonçait l’éloignement de Choïgou.

Les inconnues

Au total donc, deux premières leçons se dégagent du remaniement ministériel post-présidentielles : la consolidation de la place des technocrates dans le système Poutine (au détriment notamment des oligarques, sauf s’agissant de quelques amis personnels du président) ; la priorité accordée par le Kremlin à la constitution d’un capitalisme de guerre à la fois comme moteur de l’économie du pays (croissance à plus de 3 % tirée par le complexe militaro-industriel) et comme élément clef de la confrontation avec l’Occident.

Ne perdons pas de vue pour autant la part d’ombre qui entoure d’éventuels déplacements d’équilibres au sein du pouvoir russe, et cela derrière la façade d’une stabilité impavide à laquelle tient le tsar mais aussi probablement une partie importante de l’opinion russe. Nous citerons deux inconnues. D’abord, l’avenir de la hiérarchie militaire. Le chef d'État-Major, le général Valeri Guerassimov, qui formait un tandem avec Choïgou, est devenu invisible depuis quelques mois. Il serait logique qu’il reçoive lui aussi une autre affectation, les actuels succès de l’armée russe en Ukraine pouvant lui permettre une sortie en beauté. En cas de remaniement de la haute hiérarchie militaire, un test sera le sort réservé au général Sourovikine. On se souvient que celui-ci avait été limogé en raison de ses liens avec Prigogine. Il semble cependant être sorti de sa disgrâce, en tout cas de son exil en Algérie. C’est à lui que l’armée russe doit largement d’avoir tenu face à la contre-offensive ukrainienne de l’année dernière.

En cas de remaniement de la haute hiérarchie militaire, un test sera le sort réservé au général Sourovikine.

Deuxième inconnue : l’avenir de la maison Patrouchev. Insistons sur ceci que nous comprenons moins bien les rapports de force au sein du Kremlin d’aujourd’hui que ce n’était le cas des rapports au sein du pouvoir russe à la fin de l’ère soviétique.

Il est clair cependant que si Vladimir Poutine ne s’implique plus dans la gestion directe des affaires, il garde la haute main sur les équilibres de son système. On tenait  pour à peu près acquis que dans l’ombre de Poutine, trois hommes clefs exerçaient une influence majeure : Nikolaï Patrouchev, comme ultime parrain des "structures de forces", les silovikiSergueï Kirienko, chef-adjoint de l’administration présidentielle et émanation supposée du pouvoir technocratique, sous le regard d’un ancien siloviki devenu patron de Rostec (conglomérat de l’industrie de défense), Sergueï Tchemezov,  ami personnel comme il se doit de Vladimir Poutine.

A l’aune de cette grille de lecture, on relèvera que certains nouveaux promus au gouvernement sont de jeunes gouverneurs, dont Kirienko a assuré jusqu’ici la carrière ; ou encore que Belooussov est remplacé comme Vice-Premier ministre par Denis Mantourov, qui a joué un rôle important comme ministre de l’Industrie et du Commerce pour contrer les sanctions occidentales ; Mantourov se trouve être  un protégé de Sergueï Tchemezov. Mais surtout, quel sera désormais exactement le rôle de Nikolaï Patrouchev ? Passer du poste de secrétaire du Conseil de Sécurité à celui de conseiller du président constitue-t-il une diminitio capitis ou, en fait, Patrouchev ne continuera-t-il pas à être, quelle que soit sa fonction, un confident privilégié et un fondé de pouvoir de Vladimir Poutine ? Ancien du KGB, Patrouchev est avant tout un idéologue très hostile à l’Occident et partisan de la guerre.

Cela nous amène à une dernière remarque. Le jeu de poids et de balance entre siloviki et "technocrates" peut donner le sentiment d’un régime en fait fonctionnel, s’inscrivant presque dans une conception saint-simonienne du pouvoir. C’est négliger toutefois l’élément de passion idéologique ou d’irrationalité nationaliste qui meut le système, ou en tout cas anime son chef. On citera à cet égard le regard aigu du politologue Ilya Matveev.

Selon ce dernier, le président russe trouve ses collaborateurs dans trois cercles différents : experts en complots, poids lourds d’expérience et gens capables (les "technocrates"). Nous laissons le lecteur, s’il en a le loisir, relire cet article en rangeant les noms des personnages cités en fonction de ces catégories. Poutine lui-même a tout d’un expert en complot ; c’est dans ce milieu qu’il se sent le mieux, d’où le poids personnel de Patrouchev ou de certains propagandistes auprès de lui.

Le jeu de poids et de balance entre siloviki et "technocrates" peut donner le sentiment d’un régime en fait fonctionnel, s’inscrivant presque dans une conception saint-simonienne du pouvoir.

Mais le président comprend l’utilité de s’entourer de poids lourds, comme Choïgou, et de technocrates comme Michoustine ou Bieloosov. La fatalité veut qu’il ne puisse communiquer avec les poids lourds et les technocrates qu’en passant par les experts en complots.

C’est, conclut Matveev, cet étrange mélange qui permet à Vladimir Poutine de vivre dans le songe d’un combat millénaire contre Satan et ses œuvres.

PS : Le cas de Sergei Lavrov - inamovible ministre des affaires étrangères maintenu à son poste - mériterait à lui seul une étude de cas. Nous nous réservons d’y revenir ultérieurement.

Copyright image : Natalia KOLESNIKOVA / AFP

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