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24/01/2024

Anticonstitutionnellement ? Le rôle du Conseil constitutionnel

Anticonstitutionnellement ? Le rôle du Conseil constitutionnel
 Benjamin Morel
Auteur
Maître de conférences en droit public à l'Université Paris II Panthéon-Assas

"Anticonstitutionnellement", le mot a beau former un décasyllabe à lui tout seul, il n’intimide plus personne. Pourtant, le Conseil Constitutionnel est sur les devants de la scène médiatique avec la loi immigration, qui a fait l’objet d’une quadruple saisine des neufs sages qui le constituent. Cette loi, le président de la République ne l’a fait passer qu’avec la garantie que le Conseil en vérifierait après coup la conformité avec la Constitution : comment a évolué le rôle de cette institution ? Dans quelle mesure le texte constitutionnel est-il un rempart démocratique solide ? Entretien avec Benjamin Morel.

Quel est le rôle du Conseil constitutionnel ? Peut-on le considérer comme une cour ?

Le Conseil n’a pas originellement été pensé comme une cour. Pour le général de Gaulle et Michel Debré, il était d'abord un outil permettant d’éviter que le Parlement ne sorte de son rôle et n’impose sa loi à l’exécutif : il s’agissait de préserver le gouvernement de l’"arbitraire parlementaire". Ce rôle a évolué, bien malgré la volonté de ses fondateurs, tout au long de la Ve République, pour devenir un instrument du contrôle de l’action du Gouvernement et de sa majorité. D'abord en 1971, le Conseil a intégré la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et le Préambule de la Constitution de 1946 dans les normes de référence fondant son contrôle. Ce faisant, il a développé une jurisprudence relative aux droits et libertés fondamentaux. En 1974, Valéry Giscard d'Estaing a ouvert la saisine à 60 députés ou 60 sénateurs, stimulant la contestation des textes par l’opposition. Enfin, en 2008, on a introduit une Question Prioritaire de Constitutionnalité, qui implique un contrôle ex post de la loi dans le cadre d’un litige. Peu à peu,le Conseil tend donc à ressembler à une Cour, ou en tout cas, à en adopter des formes.

Peut-on voter une loi qu’on sait inconstitutionnelle ?

On peut évidemment. D’abord, il n’est pas certain que le Conseil soit saisi d’une loi, et le contrôle postérieur via une QPC n’est pas automatique et ne porte que sur les droits et libertés. Ensuite, le droit est plus un art qu’une science.Dire qu’une disposition est inconstitutionnelle relève de l’interprétation. 

Le droit est plus un art qu’une science. Dire qu’une disposition est inconstitutionnelle relève de l’interprétation. 

On peut donc tenter... quitte à se faire rattraper par le Conseil. Enfin, politiquement, on peut faire adopter un texte en espérant qu’il soit censuré à dessein de satisfaire une partie de sa majorité ou de son opposition. C’est ce qui s’est passé avec la loi immigration. Ce faisant toutefois, on prend le risque de voir monter la colère d’une partie de la population contre le gouvernement des juges.

Quels sont les moyens d’action concrets qui garantissent le respect de l’avis du Conseil constitutionnel ?

Le Conseil peut produire des avis, mais ces derniers ne sont que consultatifs. En revanche, quand il juge de la constitutionnalité d’une loi, les dispositions qu’il censure disparaissent du texte. Il n’est donc pas possible de les y réintroduire.

Quelles sont les contraintes à respecter pour mener une réforme constitutionnelle ? Dans quelle mesure ces contraintes nous prémunissent-elles contre des abus de pouvoir ?

Pour réviser la Constitution, vous avez besoin d’utiliser la voie de l’article 89 de la Constitution. Pour ce faire, il vous faut donc une adoption conforme du texte par l’Assemblée et le Sénat. Dans ce processus, le bicamérisme est strictement égalitaire et le gouvernement ne peut faire usage des instruments classiques de rationalisation (49 alinéa 3, vote bloqué...). Une fois le texte adopté dans les mêmes termes par les deux chambres, le Président de la République peut le soumettre soit à référendum, soit au Congrès qui décide au 3/5e des votants (uniquement si le texte a été à l’origine proposé par le gouvernement), soit l’enterrer. Historiquement, on a aussi modifié la Constitution en ayant recours à l’article 11 qui permet au chef de l’État de soumettre un projet de loi directement à référendum sans qu’il ne fasse l’objet d’un examen par les chambres. Depuis 2005 toutefois, le Conseil se déclare compétent pour contrôler les décrets de convocation des référendums. On peut donc considérer qu’aujourd’hui cette voie est fermée. Un référendum serait déclaré inconstitutionnel avant de s’être tenu. Son décret de convocation étant annulé, l’opération électorale ne pourrait avoir lieu.

On oppose souvent la légitimité du référendum à celles de l’État de droit et du texte constitutionnel. Qu’est-ce qui distingue ces deux légitimités ? À quelles conditions une réforme constitutionnelle pourrait-elle être approuvée par référendum ?

La notion d’État de droit est polysémique. Initialement, elle qualifie un modèle où l’État respecte le droit et adopte des décisions sous formes légales. Il n'est donc pas possible pour l'État de s'affranchir de la Constitution, et les administrations doivent respecter la loi. Peu à peu, l'État de droit a intégré un corpus de droits et libertés fondamentaux s'imposant aux pouvoirs publics. 

Ces droits sont considérés comme légitimes en soi, et il ne serait pas possible d'y déroger. Chaque fois que vous constitutionnalisez quelque chose ou l'inscrivez dans une Charte internationale, vous le retirez du champ de la délibération démocratique. Le peuple et ses représentants ne sont alors plus censés pouvoir s'exprimer sur des politiques remettant en cause ce droit, ce qui crée évidemment des tensions.

Chaque fois que vous constitutionnalisez quelque chose [...], vous le retirez du champ de la délibération démocratique.

Qu’est-ce qui rapproche ou distingue notre Conseil constitutionnel des cours constitutionnelles italienne ou allemande ?

Si on prend notamment Karlsruhe, on a affaire à des magistrats professionnels. Il ne faut pas idéaliser les modèles étrangers. Il n'est pas absurde d'avoir au Conseil des professionnels de la politique. Le Conseil doit notamment se prononcer sur le respect de la procédure parlementaire, ce à quoi la carrière judiciaire prépare peu. L'autre différence est la compétence générale du Tribunal Constitutionnel allemand. Le Conseil ne se prononce que sur la constitutionnalité des lois et des traités. Sur le reste du fonctionnement des organes politiques, le gardien de la Constitution est le président de la République. Lorsque François Mitterrand refuse de ratifier les ordonnances lors de la première cohabitation, le Conseil est incompétent pour dire si cela est ou n’est pas inconstitutionnel. Gabriel Attal devrait renoncer à demander la confiance à l’Assemblée à l'issue de sa déclaration de politique générale le 30 janvier prochain. Il n'est pas le premier, mais il n'est pas évident que cela respecte la lettre de la Constitution. Là aussi, le Conseil est hors jeu. En Allemagne, le juge constitutionnel aurait pu trancher ce type de sujet.

Comparaison n’est pas raison, mais, de la réforme de la justice en Israël à la nomination de juges conservateurs toujours en activité par Donald Trump, les cours suprêmes sont soumises à rude épreuve. Un tel scénario pourrait-il se reproduire en France ? Imaginons un scénario de politique fiction : que pourrait faire un gouvernement qui voudrait passer outre au Conseil constitutionnel ?

Dans l'état actuel du droit, il n'est pas vraiment possible de passer outre le Conseil constitutionnel. En revanche, les juristes construisent des murs de papier. Il faut comprendre que le droit n'a de sens que tant que l'on y croit et que l'on y est attaché.

Le principal problème n'est pas tant la subversion des ordres constitutionnels que la multiplication des états d'exception.

La validité de la norme dépend uniquement du fait que chacun la croit contraignante. On peut tout à fait imaginer un gouvernement décidant d'agir en s'affranchissant du droit. Le principal problème actuellement n'est pas tant la subversion des ordres constitutionnels que la multiplication des états d'exception, qui se définissent comme des états où le droit commun est suspendu.

À l’inverse, un gouvernement des juges serait-il envisageable dans la configuration actuelle de nos institutions ?

Il ne faut pas être naïf et considérer que le juge a toujours raison. Le droit, c'est d'abord l'interprétation. Si vous prenez un droit fondamental, c'est souvent une notion floue dont le juge peut faire à peu près n'importe quoi. Or, son rôle est non seulement d'interpréter ces notions floues, mais aussi de les concilier. La jurisprudence des cours laisse donc une marge de manœuvre gigantesque aux juges. Cette marge d'interprétation peut poser un problème car face à elle, le peuple et ses représentants ne peuvent rien. Pour autant, ce sont les politiques qui aiment à ajouter toujours plus de droits dans les Constitutions et les traités, ce qui ne coûte pas cher et permet de se targuer d'avoir réformé, et se plaignent ensuite des conséquences. C'est aussi le politique qui multiplie les voies de recours. Quand un juge est saisi et qu'il doit concilier deux notions floues introduites par le politique, on ne peut pas lui reprocher de se prononcer. Avant de dénoncer le gouvernement des juges, les gouvernants devraient donc interroger leur propre fétichisme constitutionnel.

Au niveau de l’UE, la Cour européenne des droits de l'homme est-elle l’équivalent du Conseil constitutionnel ? Laquelle de ces deux instances a-t-elle la prééminence ?

La question se pose surtout vis-à-vis de la CJUE. Le Conseil considère qu’il n’est pas juge du droit dérivé de l’Union européenne, en revanche il peut avoir à connaître des lois transposant une directive. Il se déclare alors incompétent, pariant sur le fait que la garantie des droits par la CJUE est équivalente à la sienne, sauf si cela touche "l’identité constitutionnelle de la France", à laquelle il donne pour l'instant peu de contenu. De manière générale, certaines cours européennes ont jugé qu'elles pouvaient être amenées à connaître du droit européen et à le contrôler, remettant en cause le monopole de la CJUE. C’est le cas notamment du Tribunal Constitutionnel allemand dans ses arrêts Solange et Solange II. Toutefois, elles n'ont jamais été jusqu'à réellement censurer une mesure. Elles ont posé le principe, mais n'en ont pas fait d'application concrète qui aurait enjoint l'État à désobéir au droit européen. Sauf la Pologne… ce qui a conduit à une crise.

Peut-on imaginer un détournement ou un changement du texte constitutionnel par petites touches, qui en modifierait insensiblement l’esprit et aboutirait, de fait, à une République qui ne serait plus la 5è que de nom mais un nouveau régime ?

Vous pouvez tout mettre dans la Constitution. Vous pouvez y changer la nature du régime en profondeur, tout comme y interdire la pizza à l’ananas. En soi, la Ve République n’est qu’une IVe amendée, qui n’est elle-même qu’une IIIe République modifiée à la marge. Ce qui donne sa substance à une constitution, ce n’est souvent que quelques dispositions. La seule limite, c'est qu'on ne peut toucher à la forme républicaine du gouvernement.

Encore, cette limite est-elle très peu efficiente. D'abord, on pourrait imaginer une première révision la supprimant, et une seconde rétablissant la monarchie. Ensuite, la notion de forme républicaine du gouvernement n'est pas si claire. Le senatus-consulte du 28 floréal an XII dispose ainsi que "le gouvernement de la République est confié à un Empereur". Enfin, le Conseil a, en 2003, jugé qu'il n'était pas compétent pour contrôler les révisions constitutionnelles. Donc, même si cette limite existe, personne n'est là pour constater qu'elle a été franchie.

Vous pouvez tout mettre dans la Constitution [ : ] y changer la nature du régime en profondeur, tout comme y interdire la pizza à l’ananas

En cas d’état d’urgence (sanitaire, sécuritaire), quel est le rôle de la Constitution ?

Théoriquement, les lois d'exception doivent respecter la Constitution comme toutes les autres. Néanmoins, on constate de la part du Conseil une application plus large au nom des circonstances exceptionnelles.

Lors du 65e anniversaire de la Constitution, le 4 octobre 2023, Emmanuel Macron a proposé deux modifications de ce texte fondamental, allant vers plus de démocratie directe (assouplissement de l'article 1 pour faciliter le référendum, facilitation du RIP) et y inscrivant la liberté à l'avortement. Que signifient ces réformes ?

Concernant l'IVG, il faut noter qu'il y a déjà une garantie posée par le Conseil dans sa jurisprudence. Si on veut constitutionnaliser, il faut là aussi être prudent quant à la formulation. En Allemagne, le Tribunal Constitutionnel a été jusqu'à prévoir dans sa jurisprudence le délai entre la consultation d'un médecin et la réalisation de l'acte. Comme il s'est fondé sur une "clause d'éternité", qu'on ne peut remettre en cause sauf à jeter à la poubelle la loi fondamentale allemande, cela veut dire que pour allonger ou raccourcir ce délai, il faudrait changer de Constitution. Pour ce qui est du référendum, le chef de l'État propose deux choses. D'abord, élargir le champ du référendum mais en excluant la matière pénale. On comprend la logique, mais cela veut dire par exemple qu'on ne pourrait avoir de référendum sur la fin de vie, puisqu'il s'agira de dépénaliser l'euthanasie. On a parlé de référendum sur l'immigration, mais en ce qui concerne les droits civils et le regroupement familial, le champ est fortement limité par la CEDH. Si on exclut l'aspect pénal, il ne reste que la question de l'immigration économique, ce qui peut déjà faire l'objet d'un référendum. Concernant le RIP, Emmanuel Macron propose de passer de 4,9 millions de signataires à 1 million. C'est positif, il en faut 500 000 en Italie. En revanche, il souhaite qu'aucun texte ne puisse faire l'objet d'un RIP si son objet a été débattu par les chambres dans les 5 années précédentes : il y a assez peu de sujets que les chambres n'ont pas eu à connaître dans les cinq années précédentes... Notons que dans la plupart des pays où ce type de dispositif fonctionne, il s'agit de référendum veto s'opposant à une loi qui vient d'être votée. La crainte, dans la classe politique française, de se voir dédit par le peuple, apparaît assez irrationnelle.Il semble difficile de considérer que la Suisse est plus instable que nous.

Copyright image : BERTRAND GUAY / AFP

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