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09/04/2024

Amérique Latine : les démocraties face à l’expansion de la violence

Amérique Latine : les démocraties face à l’expansion de la violence
 Alexandre Marc
Auteur
Membre de l’Institut pour les transitions intégrées de Barcelone et fellow à l’Institut International pour les Études Stratégiques de Londres

L’Amérique latine, où le taux d’homicides est le plus élevé du monde, voit s’étendre la violence liée au trafic de drogue à un nombre toujours croissant de pays. Equateur, Argentine, Costa Rica, autrefois plus ou moins épargnés, sont désormais touchés par l’embrasement. Dans un continent habitué de longue date aux problématiques de corruption et de trafics, quelles dynamiques sont en cours ? Quels sont les nouveaux acteurs, gangs, cartels et réseaux et les stratégies de riposte envisageables ? Alexandre Marc dresse un état des lieux substantiel et interroge notamment la réussite, au Salvador, du "modèle Bukele", d’après le nom du président Nayib Bukele : entre abandon de l’État de droit et expansion de l’extrême violence, faut-il choisir ?

En février, le gouverneur de la région de Santa Fe en Argentine, une des régions les plus riches du pays du fait de son agriculture, a annoncé avoir évacué sa famille dans une autre région tenue secrète à cause des menaces de mort dont lui et sa famille ont fait l’objet. Nouvellement élu, il avait promis de répondre à la crise de violence qui sévit dans la ville de Rosario et notamment de s’attaquer au système carcéral d’où les gangs recevaient leurs ordres.  L’Argentine est un des pays les moins violents d’Amérique latine, avec un taux d’homicide qui se situe bien en dessous de la moyenne du continent et une police qui fait très peu usage de ses armes. Pour beaucoup d’Argentins, ces menaces sont révélatrices d’ une dégradation grave de la situation dans la ville de Rosario qui se trouve à seulement 300 km de la capitale du pays. Ce port sur le fleuve Parana, qui descend vers l’Atlantique depuis la Bolivie et le Paraguay, a vu depuis plusieurs années des bandes de trafiquants de drogue de plus en plus violents prendre le contrôle de la ville : le Parana conduit en effet directement des zones de production en Bolivie vers les nouvelles zones de consommation du Brésil, de l’Uruguay et de l’Argentine. Le niveau d’homicides s’est envolé et est aujourd’hui cinq fois plus haut que la moyenne nationale. Il est de notoriété publique que la police locale et le système judiciaire sont infiltrés en profondeur par les gangs qui ont établi des relations avec de puissants cartels internationaux, notamment le Cartel Jalisco Nueva Generación du Mexique et le cartel brésilien en pleine expansion Primeiro Comando  da Capital.

Ce qui se passe à Rosario est le reflet d’une expansion très inquiétante de la violence liée au trafic de drogue partout en Amérique latine et dans des pays qui avaient été jusqu’alors largement épargnés.

En réponse à la fermeté du nouveau gouvernement, qui a notamment fouillé intégralement la prison de Rosario pour saisir les drogues, téléphones cellulaires, armes blanches qui y circulaient en toute impunité, les gangs ont assassiné quatre simples citoyens pour montrer leur détermination, créant ainsi l’effroi dans un pays peu habitué à une violence aussi ouverte. Ce qui se passe à Rosario est le reflet d’une expansion très inquiétante de la violence liée au trafic de drogue partout en Amérique latine et dans des pays qui avaient été jusqu’alors largement épargnés.

Une expansion rapide de la violence due aux activités de groupes criminels

Le taux d’homicide en Amérique latine est de loin le plus élevé du monde avec une moyenne de 20 homicides pour 100 000 personnes en 2023. Cette moyenne recouvre des différences extrêmes. En Jamaïque, le taux est de 60 pour 100 000, au Chili il est de 4,5 pour 100 000. L’Amérique Latine comprend 8 % de la population mondiale et 37 % des homicides dans le monde. Selon les experts,  entre 65 et 80 % de ces meurtres sont attribuables aux groupes criminels. Ces dernières années, beaucoup de pays qui avaient par le passé échappé  à cette vague de violence ont vu leur taux d’homicide s’accroître et ont connu des explosions de violences, à l’instar de l’Argentine. Selon le dernier rapport de l’Institut International pour les Études Stratégiques, cette expansion de violence suit une rapide diversification du commerce de drogue et autres activités criminelles telles que le trafic d’êtres humains ou le trafic de ressources naturelles, comme le bois précieux dans la région amazonienne.

Le trafic de drogue n’est pas nouveau en Amérique latine. Son explosion remonte à la fin des années 70 et a suivi l’accroissement de la demande aux États-Unis. Elle a commencé en Colombie où les cartels ont pris le contrôle de régions entières du pays comme cela a été le cas de Pablo Escobar à Medellín. Après une guerre sanglante entre le gouvernement de Colombie et les narco-trafiquants, le commerce a été en grande partie repris par les cartels mexicains qui ont aussi pénétré les pays d’Amérique centrale. Cependant, aujourd’hui, le constat est qu’il s’étend rapidement vers le sud.


L’explosion de violence en Equateur en 2024 a été la manifestation la plus évidente de cette expansion. La violence en Equateur est présente depuis de nombreuses années et les groupes criminels y opèrent activement depuis plus d’une décennie, mais l’explosion de la violence dans la ville portuaire de Guayaquil, qui s’est étendue rapidement à tout le pays, a atteint des niveaux sans précédent dans l’histoire du pays : assassinats en série, dont celui d’un candidat aux élections présidentielles, prise d’otage de 130 membres de l’administration pénitentiaire durant une révolte dans une prison, irruption d’un gang armé dans le bâtiment de la télévision publique pour interrompre une émission en live, attaque d’un hôpital public.  L’état d’urgence a donc été décrété par le nouveau président du pays, Daniel Noboa, qui a décidé de la mobilisation entière de l’armée.

Cet embrasement était la riposte aux mesures prises par le gouvernement après l’évasion de prison d’un important chef, Adolfo Macias, leader du gang Los Choneros. Avec l’armée dans la rue et la police maintenant totalement mobilisée, le président parle de construire une nouvelle prison afin d’augmenter drastiquement les arrestations, et fait des émules (en Argentine, Javier Milei a annoncé des mesures semblables en mars 2024).

L’état d’urgence a donc été décrété par le nouveau président du pays, Daniel Noboa, qui a décidé de la mobilisation entière de l’armée.

Fin juin, le gouvernement a saisi 22 tonnes de cocaïne, évaluées à plus de 1 milliard de dollars, une saisie exceptionnelle révélatrice du rôle central que l’Equateur joue maintenant dans le commerce international de drogue. Le Costa Rica est un autre cas de pays qui, réputé extrêmement paisible et jouissant d’un niveau de vie à rendre jaloux ses voisins d’Amérique centrale, s’est trouvé  en quelques mois totalement débordé par une vague de violence criminelle. Les homicides se sont accrus de 38 % entre 2022 et 2023 et, en janvier dernier, 14 personnes, dont un policier, ont été tuées dans le port de Limon sur la côte des Caraïbes. Si la ville est depuis longtemps un centre de transit de drogue et de blanchiment dans le pays, c’est cependant la première fois que des innocents et des policiers sont victimes des gangs de drogue dont le nombre est estimé dans le pays à 350.  La valeur du dollar est tombée de 25 % en 18 mois, ce qui s’est traduit par une appréciation de la monnaie nationale et a nui à la compétitivité de l’économie. Certains experts attribuent en partie l’afflux de dollars dans le pays au blanchiment d’activité criminelle par les narco-trafiquants opérant dans la région. Le gouvernement a mis en place un plan d’urgence pour lutter contre le banditisme et a demandé de l’aide à l’Union européenne. Beaucoup considèrent ce plan largement insuffisant au vu de la situation.

Ces quelques exemples sont parmi les plus marquants de ceux qui témoignent de l’avancée de la violence criminelle, mais ils ne sont pas les seuls : partout,  les gangs liés à la drogue se multiplient et les cartels étendent leur activité. C’est la cas notamment du cartel brésilien Primero Commando Da Capital(PCC), encore inconnu à l'international il y a quelques années et qui maintenant se confronte aux grands cartels mexicains, colombiens et même européen. Les gangs se sont renforcés au Paraguay, en Bolivie et en Uruguay, travaillant souvent avec le PCC. En Colombie, où la violence a considérablement baissé ces deux dernières décennies, un nouvelle organisation, qui prétend être un parti politique mais opère comme un cartel, est en train de croître très rapidement, en rassemblant d’anciens paramilitaires et guérilleros : the Gaitanist Self-Defense Forces of Colombia, qui aurait 9000 membres.

Un marché mondial de la drogue en pleine expansion et diversification

La raison de cette expansion est en partie liée à la transformation du marché de la drogue, qui s’est considérablement étendu et diversifié ces dernières années. Le rapport de 2023 de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime que la consommation de drogue a augmenté de près de 23 % dans le monde avec à peu près 300 millions de consommateurs aujourd’hui.

En Amérique du Sud, les pays les plus riches de la région, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Chili, figurent maintenant parmi les 10 principaux consommateurs de drogue par habitant dans le monde.

Alors que la forte consommation était surtout le fait des États-Unis et dans une moindre mesure des Européens, aujourd’hui, non seulement le marché européen s’est étendu mais surtout un marché de plus en plus lucratif s’est ouvert dans les pays à revenus moyens. En Amérique du Sud, les pays les plus riches de la région, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Chili, figurent maintenant parmi les 10 principaux consommateurs de drogue par habitant dans le monde, selon le rapport de l’Institut pour les Études Stratégiques de 2023. Cela crée un marché qui intéresse tout particulièrement les cartels latino-américains

Aux États-Unis, la consommation de cocaïne et de ses dérivés a baissé avec la montée très rapide de la consommation des drogues de synthèse, comme le fentanyl, qui crée de nouvelles opportunités, en particulier pour les cartels mexicains à proximité du marché des États-Unis, mais également dans d’autres régions, et qui ne dépend pas des régions productrices de coca pour sa production. L’accroissement de la consommation des drogues de synthèse aux États-Unis a poussé les cartels à rechercher de nouveaux marchés pour les produits dérivés de la coca en Europe et en Amérique Latine. Les gangs liés à la drogue se diversifient également rapidement, s’impliquant de plus en plus dans le trafic d’êtres humains, de produits illégaux, de kidnapping et d’extorsion.

La fragmentation des organisations criminelles favorise la violence 

Cette diversification du marché a contribué à une fragmentation de plus en plus importante des cartels de drogue, renforcée par les efforts des gouvernements pour viser les têtes des grands cartels comme au Mexique. Les cartels préfèrent maintenant travailler en collaboration avec les gangs locaux, ce qui les rend moins faciles à appréhender. L’expansion des gangs a été impressionnante ces dernières années, mais ceux-ci restent totalement dépendants des grands cartels qui ont les capacités financières, la technologie et le "know-how" pour gérer les grandes opérations internationales. Il y a aussi de plus en plus de grands groupes de trafiquants engagés dans des opérations internationales en Amérique latine. Le crime organisé albanais opère par exemple en Equateur, où au moins six Albanais ont été assassinés ces dernières années, selon le Wall Street Journal. Un certain nombre d’Albanais sont également en prison dans ce pays pour trafic de drogue. Les cartels albanais ont des liens avec la Mafia italienne et le groupe "Ndrangheta" qui est très actif dans le trafic de drogue en Europe. On retrouve les grands cartels mexicains, comme Cartel Jalisco Nueva Generación, qui opèrent dans le sud du continent, tout comme les cartels colombiens et brésiliens maintenant largement internationalisés. Cette fragmentation des acteurs non étatiques criminels rend la prévention de la violence dans les pays d’Amérique latine particulièrement difficile.

Un impact catastrophique sur la gouvernance des pays

Tous les indicateurs indiquent une régression de la démocratie en Amérique latine depuis un peu plus d’une décennie. Même si ce déclin est le reflet d’un phénomène global, le continent demeure particulièrement fragile et les questions de sécurité sont une des raisons du désamour des populations pour le système démocratique et de la progression de l’autoritarisme.

L’impact du commerce de drogue et de l’activité criminelle est catastrophique sur la gouvernance des pays latino-américains et sur le bon fonctionnement de la démocratie. L’argent de la drogue est une ressource extrêmement tentante pour le financement des campagnes électorales mais également pour accroître les revenus des politiciens et des membres de l’administration et de la justice. La montée de la violence due à la drogue ne se fait pas toujours dans les pays les plus corrompus, mais la possibilité de corrompre représente certainement une incitation très forte.

Tous les indicateurs indiquent une régression de la démocratie en Amérique latine depuis un peu plus d’une décennie. Même si ce déclin est le reflet d’un phénomène global, le continent demeure particulièrement fragile.

L’ex-président du Honduras vient d’être reconnu coupable de trafic de drogue et encourt la prison à vie aux États-Unis. Au pouvoir entre 2014 et 2022, il était un des grands amis de Washington où il est désormais jugé. On lui reproche d’avoir créé une "autoroute" pour le trafic de drogue à travers son pays, depuis longtemps en proie à la violence des gangs. Il recevait régulièrement des pots-de-vin de la part des cartels mexicains pour protéger les trafiquants, et l’armée aurait même été amenée à escorter des convois de drogue. Le procès a montré, une fois de plus, le rôle majeur que joue l’argent de la drogue dans la politique en Amérique centrale. Il n’est pas le seul politicien à être jugé et condamné pour commerce de drogue : l’ancien président du Guatemala, Alfonso Portillo, et l’ex-ministre de la Sécurité mexicain, Genaro Garcia Luna, ont également été condamnés, mais ces condamnations ne représentent que la partie visible de l’iceberg.

Le "modèle Bukele" est sur les lèvres de tous les dirigeants latino-américains

Tous les dirigeants latino-américains confrontés à des explosions de violence disent aujourd’hui vouloir s’inspirer du "modèle Bukele", modèle très populaire au sein des populations car il a été largement exposé dans la presse du continent, accompagné de sa cohorte d’images terrifiantes où des milliers de détenus en sous-vêtements, les mains attachées dans le dos, se rendent, en groupes serrés les uns derrière les autres, dans leur nouvelle méga prison.

Jusqu’alors, les actions contre la violence due à la drogue avaient oscillé entre ce que l’on appelle les plans "mano dura" (main de fer), qui donnent la primauté à l’approche sécuritaire, la négociation avec les gangs pour faire baisser la violence tout en leur accordant des concessions, et les approches socio-économiques qui visent à offrir de nombreux services aux populations les plus isolées. Avec quelques notables exceptions, toutes ces politiques ont connu des échecs sur le long terme. La seule exception a été la Colombie qui a combiné les trois approches durant de nombreuses années pour finalement arriver à une baisse impressionnante des homicides. L’épisode le plus connu de ces efforts a été la prise, par les commandos de l’armée, de la villa où se terrait Pablo Escobar, qui a été tué sur place. Le relatif succès de la Colombie a déplacé la violence vers le Mexique, dont les cartels ont pris en main le contrôle du juteux trafic de cocaïne vers les États-Unis. Mais l’expérience de la Colombie est complexe et s’est déroulée avec, en toile de fond, une guerre civile, qui en fait un cas assez particulier. De plus, le trafic de drogue est loin d’avoir été éliminé et la violence est toujours latente dans certaines régions.

Le modèle Bukele, qui s’inscrit dans la catégorie mano dura, a la particularité d’être en apparence beaucoup plus simple et de pouvoir être facilement "copié-collé".

Le modèle Bukele, qui s’inscrit dans la catégorie mano dura, a la particularité d’être en apparence beaucoup plus simple et de pouvoir être facilement "copié-collé": Nayib Bukele, qui a accédé à la présidence du Salvador en 2019, à la tête d’un nouveau parti antisystème et populiste qui promet d’en finir avec la corruption et la violence qui minent profondément ce pays, est un dirigeant jeune, qui a mené sa campagne en jean, coiffé d’une casquette de baseball et qui soigne son image anticonformiste et "cool".

Confronté à un niveau de violence insoutenable, il commence en tâtonnant et connaît une série d’échecs. Après avoir tenté de négocier avec les deux principaux gangs, Salva Trucha (MS13) et Barrio 18 (aujourd’hui divisé en deux factions), sans succès, et à la suite du massacre de 83 personnes par les gangs, il fait adopter par le parlement l’état d’urgence et se lance dans des arrestations de masse qui concernent en quelques mois près de 60 000 personnes. Il réussit à arrêter tous ceux qui sont liés de près ou de loin aux gangs. Les autres, en nombre non négligeable, fuient le pays ou se réfugient dans les campagnes. À la différence des autres opérations mano dura, il ne relâche pas après quelques mois les petits délinquants, ou ceux qui ont collaboré de loin avec un gang, il les garde tous en prison, au prix de l’arrestation d’un grand nombre d’innocents. Son opération a été tellement rapide et tellement brutale qu’elle semble avoir réussi à désorganiser profondément la structure des gangs et à avoir paralysé les réseaux de corruption qui les protégeaient. Cette brutalité et la prolongation de l’état d’urgence sur une longue période sont l’une des raisons du succès de Bukele. Un succès qui s’est opéré au détriment du respect des droits humains et de la démocratie.

Selon le think tank américain InSight Crime, spécialisé dans la criminalité en Amérique latine, la réussite de Nayib Bukele dans sa lutte contre la criminalité est liée à trois facteurs : l’application de mesures légales extrêmes - l’état d’urgence, une interprétation très large de l’appartenance à un gang et une extrême concentration du pouvoir de décision dans la lutte contre les gangs entre les mains du président et de quelques-uns de ses proches.

Les mesures d’urgence votées par le parlement sous le choc des massacres à répétition menés par les gangs sont extrêmes et suspendent les droits constitutionnels des citoyens, notamment le droit à une défense légale et à la liberté de circulation : elles permettent aux forces de sécurité d’arrêter des suspects sans mandat d’arrêt et de les emprisonner sans jugement. Dans certains cas, les arrestations se sont faites sur la base de rumeurs ou de dénonciations douteuses. Des quotas auraient été mis en place sur le minimum d’arrestation que la police devait faire par jour. La définition d’organisation criminelle a été étendue à ceux qui aspirent à joindre un groupe criminel ou à ceux qui les aident de quelque façon que ce soit. L’état d’urgence voté par le parlement pour un mois a été prolongé 24 fois. Le gouvernement Bukele a fait construire une nouvelle prison pour accueillir 40 000 détenus, il y en aurait eu au total à peu près 75 000 et autour de 65 000 demeurent toujours en prison, un pourcentage conséquent de la population du pays, où le taux d’incarcération est aujourd’hui le plus haut du monde.

Cependant, pour l’opinion publique, les résultats sont là. Le nombre d’homicides est passé de 87 pour 100 000, un des taux les plus hauts d’Amérique latine, à 2,4 pour 100 000, le taux le plus bas, en 2023, grâce à l’accession au pouvoir de Nayib Bukele. Du jamais vu sur ce continent. Le plus étonnant est que ce très faible taux s’est maintenu depuis presque deux  ans maintenant. Les quartiers reprennent vie et la vie sociale se réorganise. L’extorsion à considérablement baissé, même si quelques cas persistent.

Beaucoup se posent la question de savoir pour combien de temps cette approche peut être maintenue sans que les gangs trouvent de nouveaux moyens d’exercer leur activité, que la police ne succombe à nouveau à la corruption et que la population ne perde patience à cause du nombre de personnes arrêtées sans motif. On peut légitimement se demander si le "modèle Bukele" est un modèle ou seulement un pansement un peu plus durable que les autres.

On peut légitimement se demander si le "modèle Bukele" est un modèle ou seulement un pansement un peu plus durable que les autres.

Le modèle Bukele ne constitue pas une stratégie à long terme crédible et applicable dans un cadre démocratique

Quatre composantes manquent cruellement aux politiques mises en place au Salvador pour qu’elles  puissent devenir un modèle pour des démocraties.

  1. Une sortie de l’état d’urgence : Il ne fait aucun doute que, dans le cas du Salvador, une opération coup de poing comme celle menée par le gouvernement était une des seules solutions tant la violence était généralisée, mais une démocratie ne peut vivre en permanence en état d’urgence. Il est nécessaire de revenir relativement rapidement à un ordre constitutionnel et un fonctionnement normal du système judiciaire. Pour le moment, beaucoup trop d’innocents sont enfermés dans les prisons de l’État, et cela ne va pas être politiquement acceptable une fois que la population se sera habituée à vivre dans une société sans la violence et le racket des gangs. Il est urgent que le gouvernement interroge la manière de créer une législation efficace contre les gangs tout en protégeant les droits fondamentaux des personnes. Sans résoudre rapidement ce problème, le Salvador va vite glisser vers une dictature et susciter une forte opposition populaire.
  2. Mettre en place des politiques anticorruption dans le système de sécurité et de justice.  Le deuxième problème réside dans la corruption de la police et des services liés à la sécurité, qui était très élevée auparavant et qui a soutenu pendant longtemps l’activité des gangs. L’aspect Blitzkrieg de l’opération de mars 2019 a réduit considérablement les possibilités de corruption, les gangs ayant perdu leurs capacités de corrompre et la police ayant été suivie de très près par la présidence, mais cela s’estompera avec le temps. Les salaires des forces de sécurité sont bas et les membres des gangs qui se sont enfuis ont certainement accès à des revenus. Un programme pluridimensionnel pour réduire les risques de corruption sur le long terme est nécessaire.
  3. Réduire le coût de la politique sécuritaire. L’aspect financier de ce programme n’est pas soutenable. Maintenir 60 000 personnes en prison est non seulement inhumain mais aussi très inefficace en termes de politique publique, surtout pour un pays aussi pauvre. Il est nécessaire de mettre en place des programmes de réhabilitation des personnes associées aux gangs mais qui n’ont pas exercé d’actes violents afin de les sortir des prisons.
  4. Renforcer les solidarités dans les communautés fragiles. L’État doit aider les communautés à se réorganiser dans les quartiers qui ont été abandonnés par les gangs, fournir des services de base, aider à la création d’associations de quartier, en d’autres mots, recréer activement le capital social qui seul peut éviter un retour des gangs sur le long terme. Ces actions sont essentielles car la nature a horreur du vide et très vite les gangs se réinstalleront, en l’absence de forte structure communautaire. Il existe des exemples de politiques de ce genre qui ont réussi au niveau municipal au Brésil, en Colombie et au Mexique.


Sans programmes pour répondre à ces différentes questions, le modèle Bukele ne peut être considéré comme un modèle, mais seulement comme une solution de court ou moyen terme, qui a fonctionné parce que le pays est relativement petit.

Le modèle Bukele, s’il n’est pas rapidement ajusté, représente une nouvelle voie vers l’autoritarisme en Amérique latine

La popularité de Bukele est au plus haut, il a été réélu avec 85 % des voix, après avoir pris de grandes libertés avec la constitution, et son parti Nuevas Ideas a gagné 54 sièges au parlement sur 60, et 43 des 44 municipalités du pays. Il est une véritable idole au Salvador. Il a brutalement réformé le système juridique, changeant tous les membres de la Cour suprême, mettant 300 juges à la retraite.

Les pays vont se rendre rapidement compte que des politiques beaucoup plus sophistiquées sont nécessaires sur le long terme pour pouvoir arrêter la violence liée à la drogue tout en préservant la démocratie.

Avec une telle mainmise du système politique, on peut se demander comment les tendances autoritaires du président pourront être contenues. Le modèle Bukele, qui a créé des résultats si impressionnants dans la baisse des homicides sur le court terme, représente un risque très important pour la démocratie dans la région. Les pays vont se rendre rapidement compte que des politiques beaucoup plus sophistiquées sont nécessaires sur le long terme pour pouvoir arrêter la violence liée à la drogue tout en préservant la démocratie.

Copyright image : Marvin Recinos / AFP

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