AccueilExpressions par MontaigneAccès aux soins et droit à l’avortement, un pays diviséL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.26/03/2024Accès aux soins et droit à l’avortement, un pays divisé États-Unis et amériquesImprimerPARTAGERAuteur Laure Millet Experte Associée - Santé États-Unis, la santé en campagneL'accès aux soins a été un des points centraux du discours sur l’état de l’Union prononcé le 7 mars dernier par Joe Biden. Dans cette prise de parole qui donne comme un avant-goût de la campagne électorale, le président-candidat a souligné son engagement sur un sujet majeur pour les citoyens. Alors que le Super Tuesday a confirmé que le duel Trump-Biden serait reconduit, quels sont les principaux débats en cours et ceux à venir sur l’accès aux soins, tant du point de vue financier que territorial ? Dans un pays fortement polarisé quant au rôle que le gouvernement fédéral doit jouer concernant l’extension de la couverture maladie universelle et la gestion du coût des soins et des médicaments, quelles sont les positions des deux candidats ? Et sur la question centrale de l’accès à l’avortement, quelles sont les principaux enjeux et comment l’opinion publique américaine se situe-t-elle ?L’Affordable Care Act, symbole de l'absence de consensus politique sur la couverture santé universelleEntré en vigueur sous l’administration Obama en mars 2010, l’Affordable Care Act (ACA) ou Obamacare a permis une avancée historique majeure pour les plus démunis en matière de couverture santé, non sans susciter de vifs débats parmi les acteurs politiques et dans la société américaine. Cette réforme visait à étendre la couverture santé par le biais de Medicaid, principal programme public d’assurance santé. En 2023, plus de 90 millions de personnes à faible revenu en bénéficient (27 % de la population). Mais la même année, 26 millions d'Américains, soit 8 % de la population, étaient toujours sans assurance santé, un niveau pourtant historiquement "bas" dont s’est félicitée l’administration Biden dans un document publié sur le site de la Maison Blanche. Les bénéficiaires de Medicaid ont pu profiter depuis 2010 d’une réduction très nette des coûts liés à la santé, notamment grâce à des subventions sur les plans d'assurance maladie : l'ACA interdit aux assureurs privés de refuser la couverture ou d'imposer des tarifs plus élevés aux patients en raison de mauvaises conditions de santé préexistantes et il a élargi l'éligibilité pour inclure davantage de personnes à faible revenu, notamment les adultes sans enfants et les personnes célibataires.Cependant, ces critères d’éligibilité et de remboursement de Medicaid sont définis au niveau des États et non au niveau fédéral, comme c’est le cas pour Medicare. Certains États ont ainsi décidé de ne pas adopter l’extension du programme, créant de nouvelles disparités dans l'accès aux soins à travers le pays. Ce refus d’étendre Medicaid au fil des années peut s’expliquer par différentes raisons politiques, idéologiques et financières. Des États comme le Texas ou la Floride se sont opposés à l'expansion de Medicaid, considérant l'ACA comme une intrusion du gouvernement fédéral dans les affaires des États. Dans une étude menée par Gallup en septembre 2023, 81 % des Républicains estiment que le gouvernement fédéral a trop de pouvoir, contre 26 % chez les Démocrates.Cette défiance est très liée à l’histoire des États-Unis ; plusieurs États ont une longue tradition de méfiance à l'égard du gouvernement fédéral et préfèrent que le rôle de celui-ci soit limité, entre autres sur les questions de santé. Si le gouvernement fédéral a assumé une grande partie des coûts initiaux liés à l'expansion de Medicaid, certains États craignent par ailleurs que les coûts soient trop élevés voire insoutenables à long terme. Aujourd’hui, malgré des critères d’éligibilité qui varient d’un État à l’autre, 41 États ont adopté Medicaid.Du côté des citoyens, lorsque ceux-ci sont interrogés sur le fait que le gouvernement fédéral doive ou non garantir à tous un accès aux soins, 85 % des Démocrates répondent positivement contre 30 % des Républicains. Il y a dix ans, à la même question, 60 % des Démocrates répondaient oui contre 10 % des Républicains. Même si les écarts restent très importants entre les deux camps, la proportion de Démocrates comme de Républicains en faveur d’un plus grand rôle du gouvernement fédéral sur les questions de santé a augmenté en 10 ans. Ceci peut s’expliquer par l’augmentation régulière et inquiétante des coûts liés à la santé, dans un contexte inflationniste.La proportion de Démocrates comme de Républicains en faveur d’un plus grand rôle du gouvernement fédéral sur les questions de santé a augmenté en 10 ans.Cette évolution des mentalités aide aussi à comprendre les difficultés de Donald Trump à "vider de sa substance" l’Obamacare lorsqu’il était Président. Le candidat républicain a beau continuer de décrire l’ACA comme une "catastrophe", il sera de nouveau - s’il est élu - confronté à une contradiction centrale au sein de son parti, puisque de nombreux bénéficiaires de la réforme menée par Obama étaient des électeurs favorables au parti républicain.Les négociations de prix des médicaments, une victoire pour le camp BidenL’administration Biden peut se targuer d’un bilan plutôt positif sur l’extension de la couverture santé ces trois dernières années : 9 millions de nouveaux assurés dans le programme Medicaid et au total 304 millions, soit plus de 92 % des Américains, ont une assurance santé. La couverture d'assurance santé privée continue d'être plus répandue que la couverture publique, à 65,6 % et 36,1 % respectivement. Mais au-delà de la couverture des frais de santé, ces trois dernières années ont été marquées par des progrès majeurs en matière de négociation et donc de baisse des prix des médicaments aux États-Unis.Une des mesures phares de l'Inflation Reduction Act (IRA), loi portée par les Démocrates en 2022, concernait l'autorisation donnée au programme fédéral Medicare (l'assurance santé publique pour les plus de 65 ans et les personnes en situation de handicap) de négocier directement avec les laboratoires pharmaceutiques le prix de certains médicaments. L’objectif étant de rendre plusieurs médicaments, prioritairement les plus utilisés par les personnes âgées dans le traitement des maladies chroniques, comme l'insuline, plus abordables. Par ailleurs, les seniors bénéficiant du programme Medicare sont désormais assurés de ne pas débourser plus de 2000 dollars par an de leur poche pour l’achat de médicaments, ce qui correspond au "co-pay" fixé à l’avance par les compagnies d’assurance. Avec l'IRA, les fabricants de médicaments devront désormais verser des rabais à Medicare si leurs augmentations de prix pour certains médicaments dépassent l'inflation. Ceci devrait permettre d'économiser plusieurs milliards de dollars au gouvernement fédéral, de freiner davantage l'inflation des prix des médicaments sur ordonnance et de réduire les primes d'assurance santé pour les personnes bénéficiant d'une couverture d'assurance santé privée.Les Centers for Medicare & Medicaid Services (CMS) ont annoncé en août 2023 les dix premiers médicaments pour lesquels ils seront autorisés à négocier les prix directement avec les laboratoires pharmaceutiques et leur ont communiqué les premières propositions de prix début février. L'agence n'a pas divulgué les prix exacts qu'elle proposait d’accorder aux entreprises. Les fabricants de médicaments peuvent ensuite accepter les prix ou négocier avec le CMS avant qu'un prix final ne soit fixé d'ici le 1er septembre 2024, selon le calendrier de l'agence.Le CMS s’est engagé à utiliser plusieurs éléments pour calculer les prix, tels que l'existence d'un équivalent thérapeutique du produit et les coûts totaux de recherche et développement. Si Biden présente les négociations sur les prix des médicaments comme l'une de ses réalisations domestiques les plus importantes depuis son entrée à la Maison Blanche, c’est parce que les Démocrates essaient depuis plusieurs années de le mettre en œuvre dans le cadre des programmes Medicare et Medicaid.Le CMS s’est engagé à utiliser plusieurs éléments pour calculer les prix, tels que l'existence d'un équivalent thérapeutique du produit et les coûts totaux de recherche et développement.Pour le moment, aucune estimation des économies possiblement réalisées n’a été communiquée, mais les 10 médicaments qui font l’objet de négociations auraient coûté 50,5 milliards de dollars au gouvernement fédéral entre juin 2022 et mai 2023, dans le cadre de Medicare. Ces efforts visent à répondre aux préoccupations des Américains (et des électeurs) concernant le coût élevé des médicaments. Cependant, il est utile de rappeler que ces mesures sont soumises à un processus législatif complexe et à des négociations politiques. Leur mise en œuvre complète prendra donc encore du temps : le CMS indique sur son site que les négociations de prix deviendront effective à partir de 2026.L’avortement, un droit et un acte médical en grand danger"Nous sommes particulièrement alarmés par les rapports de plus en plus nombreux faisant état de menaces sur la vie des prestataires de services d’avortement dans tout le pays". Dans un rapport mené par l’ONU, des experts indépendants font part de leur inquiétude quant à l’accès au droit à l’avortement aux États-Unis suite à l’annulation par la Cour suprême de l'arrêt Roe v. Wade, dans l’affaire Dobbs contre Jackson Women’s Health Organisation, supprimant la norme constitutionnelle fédérale qui protégeait le droit à l'avortement dans tout le pays. Ainsi, depuis juin 2022, les États peuvent établir leurs propres politiques pour interdire ou protéger l'avortement. En janvier 2024, l’avortement est interdit dans 21 États : 14 l’interdisent à tous les stades, 2 au-delà de 6 semaines, 2 au-delà de 12 semaines, 3 l’interdisent au-delà d’un délai allant de 15 et 18 semaines.À l’inverse, 21 États ont légiféré pour renforcer la protection de l’accès à l’avortement, en protègeant à la fois les femmes qui y ont recours mais aussi les centres et les professionnels qui le pratiquent.À l’inverse, 21 États ont légiféré pour renforcer la protection de l’accès à l’avortement, en protégeant à la fois les femmes qui y ont recours mais aussi les centres et les professionnels qui le pratiquent. Ces législations opposées montrent à quel point le pays est divisé sur la question de l’accès à l’avortement et du droit à la vie. Le retour en force de l’idéologie conservatrice s’explique par la composition de la Cour suprême, avec les nominations de trois juges ultra conservateurs par l'administration Trump, portant à 6 sur 9 le nombre de juges conservateurs.Cette idéologie "pro-vie" est aussi portée par des groupes et organisations très structurées et puissantes, qui exercent une pression importante depuis plusieurs années sur les législateurs et responsables politiques américains, poussant pour l’adoption de lois restreignant l’accès à l’interruption volontaire de grossesse.Depuis la décision de la Cour suprême de ne pas respecter le droit constitutionnel à l’avortement, les Démocrates ont fait de l’accès à ce droit un point principal de leur politique, comme Biden l’a rappelé lors de son discours sur l’état de l’Union. Dans un sondage datant de début mars, près d’un électeur sur 8 déclare que l'avortement est le principal enjeu déterminant leur vote en 2024 et 16 % des femmes âgées de 18 à 49 ans. Parmi les électeurs qui ont déclaré que l'avortement est leur principal enjeu, 48 % ont dit qu'ils voteraient pour Joe Biden, contre 26 % pour Donald Trump. Un autre sondage mené par CBS News/YouGov a montré que même si la plupart des répondants estiment que la décision de la Cour suprême est mauvaise pour le pays et que plus de la moitié d’entre eux sont en faveur d’une loi fédérale pour défendre l’avortement, seulement un tiers tienne Donald Trump pour responsable du recul historique du droit à l’avortement.Les débats autour de la question de l’accès à l’avortement devraient s'intensifier dans les prochaines semaines, alors que la Cour suprême doit se pencher sur l'accès à un médicament très couramment utilisé dans les avortements. La délivrance par téléconsultation d’une pilule abortive est en effet dans le radar des régulateurs conservateurs ; les consultations à distance permettent un accès facilité et rapide à l’IVG, notamment pour les femmes vivant dans des États ayant restreint le droit à l’IVG. Si la décision de restreindre son accès était confirmée par la Cour suprême, cela se traduirait aussi par un retour à une limite maximum de sept semaines de grossesse au lieu de dix pour bénéficier d’une IVG, mais également par une interdiction de l’envoi de la pilule abortive par la poste et le rétablissement de l’obligation de prescription exclusivement par un médecin.La question du droit et de l’accès à l’avortement aux États-Unis rappelle donc une fois de plus à quel point la société est divisée sur le rôle qui doit être celui du gouvernement versus celui des États. En cas de réélection, Biden et sa future administration n’auront malheureusement qu’un pouvoir très limité pour garantir de nouveau l’accès à ce droit au niveau fédéral. Et on ne voit pas de consensus politique émerger, à l’inverse de la France, qui vient de consacrer l’avortement comme une liberté garantie dans sa Constitution.La question du droit et de l’accès à l’avortement aux États-Unis rappelle donc une fois de plus à quel point la société est divisée sur le rôle qui doit être celui du gouvernement versus celui les État.Copyright image : Saul LOEB / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneOctobre 2020Trump ou BidenComment reconstruire la relation transatlantique ? Trump ou Biden quoiqu’il arrive, un nouveau dialogue transatlantique est à inventer.Consultez la Note 26/02/2024 État de santé, un bilan préoccupant Laure Millet 26/02/2024 Radioscopie du système de santé états-unien Laure Millet