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24/05/2022

Une guerre, quelle guerre ?

L'Édito

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Une guerre, quelle guerre ?
 Blanche Leridon
Directrice Exécutive, éditoriale et Experte Résidente - Démocratie et Institutions

Trois mois que la guerre en Ukraine a commencé. Et trois mois que le mot guerre embarrasse, intimide, quand il n’est pas banni ou chuchoté. 

Par la Russie d’abord, qui a fait de son utilisation un crime passible de 15 ans de prison. Dans son discours du 9 mai sur la Place Rouge, dont nous expliquions dans un article de Michel Duclos qu’il avait défié les pronostics, le Président russe utilise sept fois le mot "guerre", mais à aucun moment il ne s’agit de désigner la situation en Ukraine. Les 150 000 hommes déployés dans le Donbass et dans le reste du pays sont des serviteurs de la paix, qu’ils s’efforcent de maintenir dans le cadre d’une "opération militaire spéciale". Reconnaître l’existence d’une guerre, ce serait aussi prendre le risque de la perdre. 

Une guerre que les Occidentaux et les alliés de l’OTAN ne verbalisent que pour mieux s‘en distancier, redoutant plus que tout d’être considérés comme des "co-belligérants" - terme dont on peine encore à saisir l’assise juridique et les implications, réelles ou redoutées. Lorsque le ministre Bruno Le Maire évoque une "guerre économique et financière totale" à l’égard de la Russie, il est tout de suite rappelé à l’ordre. "Nous ne sommes pas en conflit contre le peuple russe" doit-il affirmer dans un communiqué dès le lendemain. L’impact économique des sanctions, qu’Éric Chaney décrivait pour l’Institut Montaigne, aurait pourtant pu donner crédit à ses propos. Et si le mot nous fait si peur, c’est que, depuis des années, on ne croyait plus à la guerre en Europe. Seule la "guerre hybride", plus distante, présumée moins brutale, semblait pouvoir nous menacer. Or, celle qui se joue sous nos yeux a bien le visage de ces conflits d’autrefois que l’on a, à tort, enfermé dans le passé. 

Si le mot nous fait si peur, c’est que, depuis des années, on ne croyait plus à la guerre en Europe.

Les alliés, historiques et opportunistes, de la Russie, ne s'embarrassent pas du vilain terme non plus. Dans notre China Trends consacré à la guerre en Ukraine vue de Chine, Viviana Zhu et François Godement évoquent une diplomatie publique chinoise qui a eu tendance, dans les premiers jours du conflit, à minimiser l’ampleur de l’offensive russe.

Mais ils nous montrent aussi comment, au fil des semaines, les euphémismes initiaux évoquant la "situation" ou la "crise" étaient progressivement remplacés par des références au "gouffre" ou à la "tragédie" dans laquelle le pays s’enlise. Nous consacrerons d’ailleurs une prochaine série à la façon dont le monde non-occidental perçoit cette guerre (si tant est qu’il la qualifie comme telle). 

Mais il y a bien une guerre dont tout le monde parle, c’est la Deuxième Guerre mondiale, chacun la relisant à l’aune de ses intérêts. Pour la Russie, comme le rappelait Dominique Moïsi, c’est cette grande guerre patriotique dont le peuple russe est sorti victorieux (c’est celle-ci que Poutine évoque à sept reprises dans son discours sur la Place Rouge). 

C’est cette même guerre que le Président ukrainien évoque constamment, non pas pour en rappeler la glorieuse issue, mais bien pour évoquer l’immense tragédie européenne qu’elle a été, et qui revient aujourd’hui comme un boomerang. Car seuls les Ukrainiens revendiquent clairement le mot. Comme s’ils menaient cette guerre tout seul, sorte de conflit unilatéral, contre soi-même. C’est bien la thèse que la Russie de Poutine tente d’imposer : celle d’un peuple gangrené de l’intérieur, par le nazisme et la barbarie, qui se bat contre ses propres démons. 

Il y a bien une guerre dont tout le monde parle, c’est la Deuxième Guerre mondiale, chacun la relisant à l’aune de ses intérêts.

Et les débats terminologiques se poursuivent, frôlant l’absurde ou l’indécence. Si l’on ne peut parler de guerre ni de co-belligerence, peut-on parler de génocide ou de crime contre l’humanité ? C’est peut être Julia Grignon qui nous offre la plus convaincante des issues. Interrogée sur la place du droit international dans ce conflit, elle nous répond d’abord "qu’avant de parler d'une éventuelle qualification juridique, il faut dire que les agissements qui sont actuellement rapportés (...) relèvent de l'innommable". 

Il faudra pourtant bien mettre des mots. S’il n’y a pas de guerre, comment, demain, obtenir la paix ? Car c’est ce qui surprend aussi dans les débats actuels : si personne ne veut de cette guerre, le pacifisme ne semble pourtant pas submerger les sociétés occidentales. En Allemagne, le philosophe Jürgen Habermas émettait, fin avril dans les colonnes du Süddeutsche Zeitung, une mise en garde face à un risque de troisième guerre mondiale. Les Allemands sont de plus en plus nombreux à relayer cette voix. Les Italiens y viennent aussi. Mais on est loin de la déferlante. Qu’ils soient pacifistes ou ardents défenseurs d’une paix que l’on gagne, souhaitons que tous poursuivent le même dessein : remettre ce mot de guerre dans le dictionnaire du passé, sans jamais l’ôter des mémoires du présent. 
 

 

Copyright : Fabrice COFFRINI / AFP

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