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24/03/2020

L’Inde à l’heure du coronavirus : une bombe à retardement globale ?

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L’Inde à l’heure du coronavirus : une bombe à retardement globale ?
 Christophe Jaffrelot
Auteur
Expert Associé - Démocratie et Populisme, Inde

Le 19 mars, le Washington Post se demandait si le prochain "hot spot" de l’épidémie de coronavirus ne serait pas l’Asie du Sud et ses deux milliards d’habitants – près d’un tiers de la population de la planète. Ces derniers jours, cette inquiétude a gagné en crédibilité alors que l’Inde – sur laquelle nous nous concentrerons – enregistre ses premiers décès.

Quels constats sur la situation sanitaire actuelle ?

L’épidémie a touché l’Inde tardivement, très peu de cas y étant encore déclarés à la mi-mars de façon officielle – alors que les premiers cas avaient été toutefois révélés en janvier. Ce décalage dans le temps était en partie attribuable à l’absence d’une campagne de dépistage massive : seules les personnes arrivant de pays à risque ont été soumises à un test.
 
Cette décision a été expliquée par les responsables de l’Indian Council of Medical Research (ICMR), l’institution qui joue en Inde le rôle du Conseil scientifique en France, d’une manière étonnamment candide : pour eux, mieux valait ne pas soumettre davantage de monde à des tests parce que l’Inde ne disposait ni de kits de tests suffisamment nombreux pour mener une véritable campagne de dépistage, ni des infrastructures hospitalières permettant d’accueillir les malades qui auraient été identifiés.

Lors de sa première allocution sur le sujet, le 19 mars, Narendra Modi a simplement invité les Indiens à rester chez eux le dimanche suivant.

Un effort supplémentaire a toutefois été mené depuis la mi-mars : de nouveaux laboratoires ont été autorisés à produire des tests et de nouveaux centres de dépistage ont été ouverts, tant par le secteur public que par le secteur privé. Mais le dispositif n’en reste pas moins limité : on est passé de 52 centres publics à la mi-mars à près d’une centaine quinze jours plus tard, sans compter les laboratoires privés qui, dans bien des cas, font payer les tests très chers. 

Quoi qu’il en soit, l’Inde ne pourra de toute évidence pas suivre la stratégie sud-coréenne de systématisation du dépistage. Mais elle n’est pas non plus partie pour adopter celle du confinement. Lors de sa première allocution sur le sujet, le 19 mars, Narendra Modi a simplement invité les Indiens à rester chez eux le dimanche suivant. Ce "Janata curfew" (couvre-feu du peuple) a été d’autant plus inégalement observé que certains Etats de l’Union indienne (gouvernés par des partis d’opposition) ont refusé de s’y associer et que les citoyens indiens y voyant une démarche volontaire ont refusé de se plier aux injonctions de la police lorsque celle-ci est intervenue. A noter également que bien des personnes mises en quarantaine ont quitté les lieux où elles étaient confinées en raison de leur insalubrité. Une journée de confinement – un dimanche par surcroît – ne constitue de toute façon pas une réponse adéquate à l’ampleur du problème. 

Quels risques l’Inde court-elle à moyen terme ?

La vulnérabilité de l’Inde à une épidémie de ce genre est aggravée par plusieurs facteurs :

  • les densités de population que connaît le pays, y compris en zone rurale où l’on dépasse parfois les 1 000 habitants au kilomètre carré ;
  • la promiscuité dans laquelle vivent les familles pauvres (à commencer par les occupants des bidonvilles où vivent 25 à 30 % des urbains) ;
  • la poursuite de rassemblements de masse, y compris des fêtes religieuses qui ont été maintenues - dans certains cas contre l’avis de l’administration, mais avec l’aval des hommes politiques qui les parrainaient ;
  • les problèmes d’hygiène qui amènent aujourd’hui des personnalités comme Priyanka Gandhi (la fille de Rajiv et de Sonia Gandhi) à diffuser des vidéos montrant comment se laver les mains – un acte rare pour ceux qui n’ont qu’un accès aléatoire aux points d’eau (on évalue à 45 % la proportion des foyers indiens disposant d’un robinet) ;
  • le déni qu’entretiennent les pandémo-sceptiques pour lesquels, de surcroît, les produits de la vache sacrée ou la médecine ayurvédique suffisent à guérir du coronavirus – comme le soutient Baba Ramdev, un gourou moderne très influent ;
  • l’existence de populations à risque particulièrement nombreuses, qu’il s’agisse des victimes du diabète ou de celles touchées par la tuberculose ou d’autres maladies pulmonaires : l’Inde compte plus de 6 % de diabétiques et sur 10 millions de tuberculeux dans le monde 2,7 se trouvent en Inde d’après l’OMS.  

Deuxièmement, l’épidémie est appelée à se répandre des villes (où elle est apparue) aux campagnes à mesure que les mesures de "social distancing" auxquelles incite le gouvernement indien se traduisent par la mise à pied des employés de maison – une main d’œuvre pléthorique -  qui retournent dans les villages du Bihar, de l’Uttar Pradesh et d’ailleurs, d’où viennent souvent ces migrants intérieurs. Depuis la mi-mars, les trains pour ces Etats, au départ de Mumbai et d’ailleurs, ne désemplissent pas.
 
Troisièmement, le système de santé indien est l’un des plus déficients de la planète. D’après l’OCDE, l’Inde ne compte que 0,5 lit d’hôpital pour 1000 habitants, contre 3 en Italie, 6 en France et 12 en Corée du Sud. De la même façon, l’Inde compte 0,8 médecin pour 1000 habitants, contre 1,8 en Chine, 3,2 en France et 4,2 en Allemagne. Et encore, une bonne partie de ce dispositif appartient au secteur privé dont l’accès est réservé aux quelques 20 % de la population qui composent la classe moyenne. La stagnation des investissements publics dans le secteur de la santé – qui n’ont jamais dépassé 1,2 % du PNB (alors que d’après la Banque mondiale, la moyenne des dépenses de santé des Pays à Bas Revenu dont fait partie l’Inde s’élève à 1,57 % du PIB) et 4 % du budget de l’Etat depuis la fin des années 1980 – n’a été que partiellement compensée par l’essor du secteur privé où se trouvent maintenant 51 % des lits d’hôpitaux.  
 
Dans ces conditions, il est très probable que le système de santé indien soit très rapidement confronté à un afflux massif de malades qu’il n’aura pas les moyens de traiter.

Implications sanitaires, politiques, économiques et sociales 

Le bilan humain de l’épidémie risque d’être très lourd, même si la jeunesse de la population indienne atténuera sans doute son impact (aujourd’hui, 46 % des indiens ont moins de 25 ans). Si, en suivant le raisonnement d’un scientifique indien, 10 % des Indiens adultes contractent la maladie, le nombre des malades à prendre en charge s’établira à 80 millions dont un certain nombre demandera à être hospitalisé - alors que les hôpitaux publics comptent environ 710 000 lits.
 
Au plan économique, cette pandémie intervient au moment où le taux de croissance indienne est passé sous les 5 % (contre 7 à 8 % il y a deux ans). Ce ralentissement, qui se traduit notamment par une chute de la consommation et des investissements, est lié aux graves difficultés d’un secteur bancaire plombé par les créances douteuses. D’une part la puissance publique, privée de recettes fiscales, fait face à un déficit budgétaire avoisinant les 10 % du PIB (tous acteurs confondus, y compris les Etats de l’Union et les entreprises publiques). D’autre part les banques ne sont pas en position d’assouplir l’accès au crédit (surtout après le dépôt de bilan de l’une d’entre elles, Yes Bank, en février). Non seulement New Delhi ne pourra pas mettre en œuvre l’énorme programme de privatisations qui figurait dans la loi de finance (qui donc se porterait acquéreur d’Air India aujourd’hui ?), mais surtout le gouvernement Modi manque de ressources pour venir en aide aux entreprises et aux particuliers.

Au plan politique, Narendra Modi tire profit, pour l’instant, d’une situation qui valorise la figure de l’homme fort – ce qu’il incarne depuis des années : n’a-t-il pas été réélu en 2019 en grande partie parce qu’il avait répliqué militairement à des attentats djihadistes attribués au Pakistan ? Son discours du 19 mars lui a permis d’apparaître comme l’homme de la situation et le point de ralliement de toute une nation. Mais en prêchant l’unanimisme, il a davantage fait de la politique que répondu aux attentes de ceux qui comptaient sur lui pour annoncer des mesures économiques ou de confinement. Il s’est contenté d’appeler au "Janata curfew" de 24 heures évoqué plus haut, alors que certains Etats dirigés par l’opposition – à commencer par le Kérala qui a aussi été le premier Etat à systématiser le dépistage – ont mis sur la table des plans d’aide aux entreprises et aux particuliers. 

Modi, au lieu de coordonner la réponse du Centre et des Etats à la pandémie [...] n’a tout simplement pas jugé utile de s’entretenir avec les chefs des gouvernements des Etats fédérés.

Un des effets politiques à court terme de la pandémie tiendra d’ailleurs aux tensions que la gestion de la crise va susciter entre New Delhi et les Etats dirigés par des partis d’opposition (or ils sont majoritaires) : Modi, au lieu de coordonner la réponse du Centre et des Etats à la pandémie, un phénomène relevant constitutionnellement de ces deux niveaux de gouvernance, n’a tout simplement pas jugé utile de s’entretenir avec les chefs des gouvernements des Etats fédérés, à la différence de ce qu’on avait observé en 2009 lors de l’épidémie de SRAS. La cohésion de l’Union indienne est en outre mise à mal par la fermeture de leurs frontières à laquelle procèdent bien des Etats (même lorsqu’ils sont gouvernés par le même parti).      
 
Au plan social, la crise intervient à un moment où le ralentissement économique évoqué plus haut a déjà révélé l’ampleur du mal structurel qui travaille la société indienne depuis vingt ans : le creusement des inégalités qui, pour la première fois depuis les années 1970, s’est traduit par une augmentation du pourcentage des Indiens vivant sous le seuil de pauvreté. Cette tendance, liée au déclin de l’agriculture indienne, sera inévitablement aggravée par la mise au chômage de millions de personnes du secteur informel (qui représente 80 à 90 % de la population active), alors que le taux de chômage des 20-24 ans est déjà de 37 %.           

Quel bilan pour l’Inde après la crise sanitaire ? 

S’il est trop tôt pour se prononcer quant à l’ampleur de la crise qui ne fait que commencer en Inde, il fait peu de doute que ce pays sera l’un des plus touchés de la planète. L’ampleur de la crise sera peut-être atténuée si les hôpitaux privés participent à la lutte contre la pandémie (l’hôpital Jaslok de Mumbai semble avoir été le premier hôpital privé à ouvrir ses portes aux malades du Covid-19) et si un effort de dépistage et de confinement est finalement mis en œuvre de manière efficace. 

Le 21 mars, l’Etat de Delhi a interdit les regroupements de plus de cinq personnes, le Maharashtra, le Punjab, le Tamil Nadu et l’Orissa - tous dirigés par des partis d’opposition - ont décrété un confinement officiel (d’une semaine pour le dernier nommé). Le 24 mars, New Delhi s’est résolu à passer la vitesse supérieure : après avoir décidé le confinement de 75 puis 80 districts comptant des malades et la suspension des vols intérieurs, Narendra Modi a annoncé un confinement général de 21 jours.  
 
C’est à l’aune des résultats de sa politique et de ses effets en termes de morbidité, de décroissance économique et de détresse sociale que sera jugé le bilan de Narendra Modi, dont le deuxième mandat sera sans doute dominé par cette crise. A ces données intérieures s’en ajoute une autre, internationale : comment la stratégie indienne sera-t-elle évaluée par rapport à d’autres et notamment à celle de la Chine où, la semaine dernière, Jack Ma a promis 210 000 kits de tests à tous les pays d’Asie du sud, sauf l’Inde… New Delhi risque d’assister, impuissant, à une poussée chinoise encore accrue à ses frontières à la faveur de la pandémie.  

Pour plus d’éléments chiffrés, de nombreux graphiques sont disponibles sur cette page.   

 

COPYRIGHT : JEWEL SAMAD / AFP

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