AccueilExpressions par MontaigneLa fin de l'Etat-nation ? Partie 3, fiscalité des méta-plateformes et influence localeL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.13/12/2018La fin de l'Etat-nation ? Partie 3, fiscalité des méta-plateformes et influence locale Villes et territoires Régulation Technologies Action publique Vie démocratiqueImprimerPARTAGERAuteur Gilles Babinet Ancien conseiller sur les questions numériques Dans un premier billet, nous avons traité de la manière avec laquelle la révolution numérique induit des glissements de souveraineté, créant de nouveaux centres de pouvoir aux côtés des Etats-nations. Dans un second article, nous avons vu la capacité des méta-plateformes à se saisir des enjeux de bien commun à la place des Etats. Dans ce troisième volet, Gilles Babinet, notre expert sur les questions numériques, analyse les armes dont elles disposent (optimisation fiscale, optimisation sociale et influence) et qu’il convient de prendre en compte.Sur le plan économique, les méta-plateformes digitales répondent à des règles nouvelles, peu compatibles avec celles qui régissent l’économie traditionnelle. Les rendements croissants, propres au monde digital, leur garantissent un niveau de domination sans pareil, dès lors qu’elle ont atteint une taille critique, les protégeant ainsi de la concurrence. Passé ce seuil, on observe des résultats impressionnants : Google dispose d’une marge d’exploitation de 23 %, Apple de 27 %, tandis qu’Amazon a multiplié par trois son résultat en seulement 12 mois. Des chiffres que seules de très rares entreprises du monde traditionnel et de cette taille parviennent à égaler.Ces profits sont très largement isolés de l’impôt grâce à des mécanismes fiscaux complexes, rendus en particulier possibles par la virtualisation de l’activité de ces entreprises.Rien de mal à cela, si ce n’est que ces profits sont très largement isolés de l’impôt grâce à des mécanismes fiscaux complexes, rendus en particulier possibles par la virtualisation de l’activité de ces entreprises. Ainsi, plusieurs de ces méta-plateformes commercialisent leur publicité en France depuis l’Irlande, y localisant leurs sièges européens, qui servent de base pour la fiscalité sur les profits. Or, le taux de l’Irlande sur l’impôt sur les sociétés est l’un des plus bas de l’Europe ; et il ne s’agit là que d’un des nombreux dispositifs d’optimisation utilisés par ces acteurs. Les calculs de la Commission européenne montrent que l’impôt sur les sociétés (IS) payé par les méta-plateformes serait de l’ordre de 9 %, contre 23 % pour les acteurs de l’économie traditionnelle. En conséquence, certains Etats, dont la France, essayent d’instaurer un premier niveau de taxation sur le chiffre d’affaires en attendant un cadre plus structurant au sein de l’Union européenne ou de l’OCDE. Il n’en reste pas moins que l’état de fait actuel crée une relation asynchrone : d’un côté, des entreprises de plus en plus riches, capables d’investir dans l’innovation et dans de nouveaux services ; de l’autre, des Etats, dont la part que représentent les revenus générés par l’IS dans leurs recettes totales diminue d’année en année, peinant à financer et acquérir des expertises digitales et, en conséquence, devenant de plus en plus déclassés sur le plan technologique. Car le digital provoque de surcroît un phénomène d’éviction, où les talents, qui hier allaient travailler au sein de l’économie traditionnelle et des institutions publiques, se retrouvent désormais dans ces entreprises technologiques, renforçant ainsi le déclassement des acteurs traditionnels. Influences localesSur le plan local, la puissance agrégée des entreprises digitales est telle que celles-ci redessinent le contexte social et urbain. A San Francisco, on estime que le prix des loyers a augmenté de 75 % depuis 2011, presque exclusivement du fait de l’afflux de talents que nécessite le développement des entreprises technologiques. Cela a aussi eu une conséquence forte sur la gentrification d’une zone qui s’étend désormais sur plus de 190 km, de San Jose à Sacramento : le prix d’une nounou, d’une chambre d'hôtel, ou encore des travaux domestiques y est souvent multiplié par deux, parfois trois, créant un phénomène d’éviction des classes populaires. Les pas de porte commerciaux ont connu une importante rotation, laissant la place à des lieux chics et destinés à la nouvelle clientèle issue des entreprises technologiques. A l’occasion de l’élection récente du maire de San Francisco, un débat est apparu sur la capacité d’influence du monde de la technologie sur la politique de la ville, jugée trop favorable à ces acteurs. Nombreuses sont les exemptions fiscales et les aménagements réglementaires qui favorisent les entreprises technologiques, au point où des groupes d’électeurs estiment que la réglementation donne trop d’avantages à ces organisations. La nouvelle maire n’a d’ailleurs pas été épargnée par ce débat, son élection ayant été largement financée par les dirigeants des grandes entreprises technologiques.Car il est exact que ces entreprises ont été capables, au fil des années, de créer des contextes urbains et sociaux qui leurs étaient particulièrement favorables. De façon récurrente, plutôt que d’utiliser les services publics et de participer à leurs financements, elles ont préféré se munir de leurs propres systèmes de transports, restaurants, cafétérias et même systèmes sociaux et services généraux (teinturerie, travaux domestiques…). Tout cela en utilisant les infrastructures existantes. Ainsi, des lignes de bus véhiculent les salariés de ces entreprises, utilisant l’infrastructure de transport en participant marginalement à leur financement, tout au moins jusqu’à ce qu’un accord ne soit finalement trouvé avec la municipalité pour qu’une contribution minimale soit mise en place.Plutôt que d’utiliser les services publics et de participer à leurs financements, elles ont préféré se munir de leurs propres systèmes de transports, restaurants, cafétérias et même systèmes sociaux et services généraux (teinturerie, travaux domestiques…).De son côté, Amazon n’a pas hésité à mettre 238 villes en concurrence afin de choisir le lieu qui offrirait les meilleures conditions économiques et sociales pour l’établissement de son futur siège social "HQ2". L’entreprise a exigé de la part des concurrents des accords de confidentialité qui empêchent aux électeurs de connaître l’ampleur des concessions envisagées par la municipalité ! L’afflux prévisible de 50 000 travailleurs hautement qualifiés signifie probablement que les politiques des villes accueillantes (New York et Arlington) seront très largement à la main d’Amazon, et ce pour des décennies. Les réglementations urbaines, sociales et économiques qui s’appliquent à ces deux cités auront été modifiées pour permettre à un acteur de s’implanter, à l’instar de ce qui a déjà été observé en Californie. Michael Gianaris, sénateur de la région de New York, n’a d’ailleurs pas hésité à déclarer que "Amazon a dupé New York en l’incitant à offrir des montants de taxes sans précédent à l'une des sociétés les plus riches du monde[...]. Il est inconcevable que nous signions un chèque de trois milliards de dollars à Amazon face à ces défis." Une situation qui, si elle semble abracadabrante, n’est pourtant pas unique : Apple par exemple a bénéficié d’un statut fiscal dérogatoire en Irlande, par la suite dénoncé par la Commission européenne, qui lui aurait permis des déductions se chiffrant à 13 milliards de dollars sur une dizaine d’années. La question qui se pose inévitablement consiste à savoir s’il est toujours possible de résister à ces pressions économiques. Car l’activisme des méta-plateformes se retrouve sur de nombreux fronts. Ainsi, auprès des institutions bruxelloises, il surprend jusqu’aux cabinets de lobbying, pourtant habitués à voir les acteurs économiques transférer peu à peu leurs activités dans la capitale belge au fur et à mesure de la construction d’un marché européen intégré. Des entreprises comme Uber ou Facebook n’ont pas hésité à recruter respectivement une ancienne commissaire européenne au numérique (Neelie Kroes) au poste de conseiller en affaires publiques, et un ancien vice-Premier ministre britannique (Nick Clegg), en leur offrant des salaires extraordinaires (quatre millions de dollars pour Nick Clegg), simplifiant ainsi grandement la défense de leurs intérêts. Est-il nécessaire de rappeler que Facebook n’a pas hésité à engager une stratégie d’influence agressive afin de faire face aux accusations auxquelles le mastodonte faisait face, cela avec le soutien d’un cabinet de relations publiques, lui valant un article au vitriol de la part du New York Times ? Dans un quatrième et dernier billet, nous formulerons différentes hypothèses sur la façon dont le monde post-Westphalien pourrait se restructurer et de nouveaux équilibres se créer, au sein desquels le numérique, les plateformes mais aussi d’autres acteurs, prendraient une place nouvelle.ImprimerPARTAGERcontenus associés 12/11/2018 La fin de l’Etat-nation ? Partie 1, les glissements de souveraineté induits... Gilles Babinet 30/11/2018 La fin de l’État-nation ? Partie 2, les méta-plateformes au service du bien... Gilles Babinet 09/01/2019 La fin de l’État-nation ? Partie 4, quel monde post-Westphalien à l’ère des... Gilles Babinet