AccueilExpressions par MontaigneLa fin de l’État-nation ? Partie 4, quel monde post-Westphalien à l’ère des plateformes ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.09/01/2019La fin de l’État-nation ? Partie 4, quel monde post-Westphalien à l’ère des plateformes ? Technologies Vie démocratiqueImprimerPARTAGERAuteur Gilles Babinet Ancien conseiller sur les questions numériques Dans les trois précédents articles (partie 1, partie 2, partie 3), nous avons vu combien les plateformes ont déjà pris une place plus que significative au sein de notre ère contemporaine. Celles-ci y assument déjà des fonctions qui, il y a encore quelques décennies, auraient été considérées de l’ordre des activités souveraines des États. Dans ce nouvel article, nous évoquerons différents scénarios d’évolution de nos institutions à l'aune de cette puissance nouvelle des plateformes. Car il est difficile de concevoir ce monde qui vient comme une simple cohabitation entre les plateformes et des États-nations. En réalité, les rôles des uns et des autres devront nécessairement être redistribués et, s’il semble prématuré de postuler qu’un équilibre est en train de se créer, il n’est pas moins nécessaire d’émettre quelques hypothèses propres à faciliter la compréhension des enjeux à venir.Au préalable, prenons acte de ce qui suit : selon toute vraisemblance, les États ne parviendront pas à préempter la révolution numérique au point de parvenir à devenir eux-même des plateformes, et à maintenir leur souveraineté par rapport aux méta-plateformes. L’Estonie, au travers de son initiative X-road, représente un cas si particulier qu’il faut pour le moment se résoudre à le considérer comme une exception à la règle commune. La Chine, dont le modèle de plateforme semble à une toute autre extrémité en termes de rapport avec les citoyens, a choisi de déléguer ces attributs de plateforme à ses entreprises numériques les plus puissantes. Ainsi, l’immense initiative de notation individuelle du comportement des citoyens chinois (social credit system) se fait par l’entremise d’acteurs tentaculaires comme Alibaba, Tencent, Didi, etc., l’État chinois n’effectuant principalement et pour l’instant qu’un travail de maîtrise d’œuvre et de coordination technologique entre ces acteurs. Que pourra-t-il donc finalement rester aux institutions étatiques ? Bien que nombre de services publics devraient effectivement être plus facilement opérés par des acteurs numériques privés, il reste difficile de concevoir que la violence légitime puisse être transférée à ces derniers (même si nous avons vu qu’aux États-Unis il est désormais envisagé que le hack-back, sorte de violence technologique privée, soit légalisé). Pour le reste, comme nous l’avons souligné dans les articles précédents, les plateformes devraient a minima rentrer dans le monde éducatif, dans l’univers de la santé, celui des transports, de la banque, etc. On l’a également vu, des fonctions souveraines comme l’identité pourraient être dévolues aux plateformes. Le régulateur face aux méta-plateformesPour autant, serait-il opportun de démanteler les plateformes de la même manière que cela fut fait avec la Standard Oil Company, ou plus tard avec AT&T ?Les plateformes jouent de plus en plus des rôles d’agrégateurs : elles structurent la donnée qui peut être utilisée par d’autres entreprises avec beaucoup d’efficacité.Devant le tableau dressé au cours de nos derniers articles, l'interrogation peut sembler presque incongrue. La réponse ne va toutefois pas nécessairement de soi, car l'efficacité des plateformes ne s’exprime réellement que lorsque celles-ci peuvent pleinement mettre en oeuvre l’esprit des rendements croissants. Qu’il s’agisse de moteurs de recherche, de chatbots, de services de navigation, la taille, pour ne pas dire la domination, est une condition importante de l’efficacité. De surcroît, ces plateformes jouent de plus en plus des rôles d’agrégateurs : elles structurent la donnée qui peut être utilisée par d’autres entreprises avec beaucoup d’efficacité, puisque celle-ci est cohérente sur des volumes très importants.Dès lors, une piste de régulation de plus en plus évoquée serait que les données que ces plateformes amassent, puissent être utilisées librement et gratuitement par les acteurs d’intérêt général, voire être accessibles par des concurrents pour déconcentrer le marché (le Conseil national du numérique a initié une telle réflexion en France). Mais bien sûr, d'autres points restent à débattre : les plateformes sont-elles des freins à l’innovation ? Cette question encombre les travaux des régulateurs depuis maintenant des décennies, sans réponse probante à ce stade, tant une doctrine antitrust basée sur la donnée semble difficile à créer. De même, on peut se demander si les fonctions sociales de ces plateformes n’en font pas, sous leurs formes actuelles, des ennemies de la démocratie, tant l’équité des voix nécessaire au débat public paraît facilement altérable au travers de ces acteurs. Il est vrai qu’il n’est pas simple pour les États et régulateurs de trouver une posture optimale face aux plateformes. S’il est difficile d’envisager que les États s’approprient les attributs des plateformes, le modèle de cohabitation avec celles-ci est un défi majeur tant elles pèsent désormais dans notre quotidien. Quatre scénarios pourraient toutefois être envisagés.Quatre scénarios de posture face aux méta-plateformesLe scénario de l'inaction Ce scénario verrait les États essayer de continuer à assurer leurs missions comme ils l’ont fait par le passé. Ce scénario impliquerait certainement un transfert massif de fonctions régaliennes (santé, éducation, transports, etc.) vers les plateformes. Celles-ci auraient une action en "sur-traitance" aussi bien des acteurs traditionnels (médecins, hôpitaux, écoles, professeurs, etc.) que d’acteurs d’innovation (startups tierces utilisant la donnée provenant de et synchronisée par les plateformes). Ce serait l’algorithme fourni par une de ces méta-plateformes qui permettrait de recommander un modèle pédagogique particulier pour tel ou tel élève dont, autrement, le risque de décrochage scolaire serait significatif. Ce serait encore le logiciel d’une de ces méta-plateformes qui pourrait diagnostiquer tôt un cancer naissant, recommander une prescription et en assurer l’observance. Dans ce scénario, non seulement le transfert de valeur serait important, mais il serait évidemment accompagné d’un transfert de souveraineté tout aussi considérable. Nous l’avons vu, il n’y a aucune raison qu’à terme, des fonctions essentielles comme la maîtrise de l’identité ne soient pas non plus transférées aux plateformes.Ce scénario est pour l’instant celui en cours au sein de nombreux pays, dont la France. Non pas que notre nation n’essaye pas de mettre en oeuvre une transformation numérique ambitieuse. Cependant, les facteurs de changement profonds sont si détériorés (faible qualité du système éducatif, mode de gouvernance éparse, résistance du corps administratif et productif) qu’il est difficile d’avoir un impact rapide sur le cours des événements. Le modèle fiscal lié à la notion d'établissement stable, l’absence d’une régulation réellement contraignante par la donnée, l’incapacité pour les services publics à créer des expériences utilisateurs ou citoyens de qualité, facilitent massivement les transferts de compétences et donc de valeur vers les méta-plateformes. Le scénario techno-souverainiste démocratique Dans ce second modèle, tout aussi bien les fonctions de l’État central (cette idée assez populaire d’État-plateforme) que de régulation sociale et économique pourraient être revues. La doctrine de la concurrence serait basée non plus sur les parts de marché, mais plus généralement sur la part de données que les méta-plateformes mettraient au service de l’intérêt général. La data pourrait également y être utilisée pour réguler des acteurs dont l’importance serait préoccupante. Tout cela est, concédons-le, très théorique, tant le cadre général manque presque en totalité. Ainsi, ce ne serait sans doute pas tant la taille des méta-plateformes qui serait un sujet de préoccupation, mais leur capacité à influencer l’expérience du consommateur-citoyen et, in fine, de la société toute entière. L’État central le plus proche de ce modèle est celui de l’Estonie : une capacité de planification technologique dans le temps long qui permet non seulement de construire une offre complète de services publics numériques, mais également un système qui prend en compte ses propres risques de dérive afin d’éviter de sombrer dans un État orwellien - une cour de justice spéciale pour les enjeux liés aux usages de la donnée des citoyens a été mise en place ; concernant la fracture numérique, des escouades d’agents publics assistent les personnes en situation "d’illectronisme" ; même les enjeux de résilience (en cas d’attaque du voisin russe) semblent avoir été traités par une approche technologique qui va jusqu’à développer une identité numérique pour les citoyens autonomes sur une chaîne de blocs (blockchain). Pour l’instant, ce scénario semble hors de portée pour l’État français car trop de blocages persistent. Tout d’abord, les agents de la fonction publique, à commencer par les hauts fonctionnaires, ne sont ni formés, ni même sensibilisés aux dimensions que pourrait avoir un État-plateforme. Par ailleurs, le capital humain manque et le projet n’a fait l’objet ni d'un travail de pédagogie ni d’un débat démocratique, tant les compétences au sein du corps politique manquent. Il s’agit là de prérequis indispensables au regard de l’ambition d’une telle initiative. Car on le conçoit, le risque est important que ces technologies puissent, en cas d'avènement d’un pouvoir aux velléités autocratiques, se refermer sur les populations les plus fragiles pour mieux les asservir. C’est une hypothèse régulièrement mise en avant en France par de nombreuses associations pour s’opposer à tout ce qui permet de "ficher" les citoyens. Le risque inhérent à ce deuxième scénario est en effet qu’il glisse vers le troisième, présenté ci-dessous. Le scénario techno-souverainiste totalitaire On pense évidemment au modèle chinois, dont les notes de crédit social révélées en 2016 ont démontré qu’Orwell avait trouvé son maître (je recommande de lire à ce sujet le vertigineux article paru en juin 2018 dans Wired, "The odd reality of life under China's all-seeing credit score system"). Le Social Rating qui y est mis en oeuvre n’est finalement rien de moins qu’une forme de justice permanente, évaluant sous forme de bonus-malus la valeur de la participation d’un individu au bien commun dont on conçoit évidemment qu’il souffre de peu de critiques. A noter toutefois que ce scénario s’accommode fort bien d’acteurs privés qui échangent avec le système policier toutes informations permettant de mieux contrôler le pays. Sur les réseaux sociaux, l’anonymat est interdit, tout comme sur les sites d’e-commerce ou sur les médias en ligne. La vérité ne procède évidemment pas d'analyses construites de façon collective, mais de la propagande officielle. Dans ce scénario, la taille des plateformes est une vertu, car elle permet d’étendre le pouvoir de l’État totalitaire au-delà de ses frontières. Des entreprises d’importance vitale, comme celles qui oeuvrent dans les infrastructures télécom, sont désormais généralement jugées plus stratégiques d’un point de vue militaire et économique qu’un bataillon d’élite. Ceci explique l'extrême sensibilité que manifestent les gouvernements de la Chine et des États-Unis lorsque leurs champions dans le domaine des infrastructures (Huaiwei, ZTE, Cisco, Qualcom...) sont mis en difficulté dans leurs stratégies d’expansion. Le scénario libertarien Ce scénario est évidemment celui porté par la culture de la Silicon Valley. Il s’agit d’un monde globalisé, post-État, où les frontières physiques n’ont plus beaucoup de sens. De nombreux arguments plaident en faveur de ce modèle. L’efficacité d’abord ; il ne fait que peu de doute que les acteurs du numérique californien peuvent faire état de succès époustouflants. Et comme les auteurs américains du mouvement CypherPunk John Gilmour ou Phil Karn, et plus récemment Peter Thiel le défendent, il n’y a aucune raison que ces technologies ne génèrent pas à terme une civilisation entièrement nouvelle, où les institutions publiques seraient ramenées à portion congrue, en finissant cinq siècles d’États-nations comme puissances plénipotentiaires. Dans ce scénario donc, on ne laisserait que des fonctions primaires à l’État (sécurité principalement) et l'on pourrait allègrement privatiser le reste. Ensuite, les défenseurs de ce scénario estiment que dans un univers où l’innovation ne se compose désormais que principalement de tentatives hasardeuses - la fameuse sérendipité - il importe de laisser une place significative à ces formes d’innovation. Cet argument n’a rien de secondaire : le succès américain dans le numérique est, quoi qu’on puisse en dire, en grande partie la conséquence de sa méfiance à l’égard du monde de Washington et des hommes de Loi dont la volonté de corseter les preneurs de risque a toujours suscité la méfiance. Les régulateurs américains se sont souvent appuyés sur Adam Smith et Schumpeter pour préserver un laisser-faire et ne mettre en place que des régulations ex-post, c’est à dire en dernier recours.Mais au-delà même des régulateurs, le scénario libertarien pourrait bien être porté par la nature même des technologies de l’information. Car l’architecture des systèmes d’information et des réseaux parait se décentraliser inexorablement, tandis que l’autonomie même de ces systèmes semble se renforcer, jusqu’à les rendre ni saisissables ni contrôlables par les États eux-mêmes. On pense évidemment aux fameux bitcoins, et au-delà aux architectures probables des futurs réseaux de données - Fog, Edge computing, etc,.- qui font la part belle à des calculs distribués dans le réseau. Or, la nature de ces architectures est profondément décentralisée, compliquant largement les opérations de contrôle. Le biais de ce modèle est, on le conçoit, le projet de e-république censitaire qu’il porte en lui ; nombreux sont en effet les acteurs techno-libertariens qui évoquent l’eugénisme et la sélection technologique comme des forces inévitables, si ce n’est nécessaires. En outre, ce scénario induit des risques sociaux majeurs dans la mesure où les principaux bénéficiaires d’un tel modèle seraient les classes économiques supérieures.L'État du XXIème siècleLes forces en vigueur sont donc immenses, tandis que nombre de pays développés sont victimes d’une forme de sidération et restent largement inactifs face à l’émergence d’empires numériques protéiformes. Car la plupart de ces pays n’ont pas de stratégie lisible ; au sein de l’Union européenne, les désaccords patents entre États empêchent trop souvent de créer les dynamiques vertueuses qui permettraient de reprendre un leadership pourtant accessible, tant le capital humain de notre continent y est qualitatif.Un État moderne devrait accepter de faciliter l’émergence de nouvelles offres de services publics par des tiers, tout en se concentrant sur ses fonctions réellement régaliennes. Ainsi des pouvoirs de sanction, qui sont absolument nécessaires pour s’assurer que la cohabitation avec les plateformes se fait dans un cadre législatif et réglementaire équitable. Cet argument à lui seul justifie l’impératif de la construction européenne : on l’a vu, lorsque la France impose des contrôles aux grands acteurs du numérique, elle n’est pas nécessairement écoutée, tandis que le contrôle à l’échelle européenne se révèle plus coercitif et donc efficace. Cette répartition des tâches nécessite toutefois que l’État acquiert une culture de la donnée et se concentre sur certaines fonctionnalités pour en déléguer d’autres à des acteurs tiers.Si les entreprises y ont nécessairement une place, des initiatives citoyennes de type "Bayes Impact" semblent déterminantes pour allier bien commun à l’innovation technologique et de service d’une nature radicale. Le recours à l’open-source, aux normes ouvertes, aux communautés citoyennes de codeurs, par essence plus à l’écoute des destinataires de l’action publique, est encore à ce jour trop peu souvent considéré comme une option viable. Pourtant, ces approches sont porteuses d’un potentiel immense, sous réserve d’être comprises et accompagnées. Grâce à elles, l’État assurerait une gouvernance appropriée de la donnée entre des acteurs généralement à l’extérieur de l’État. Il encouragerait aussi le respect d’une normalisation nécessairement ouverte, de la vie privée, de la portabilité des données ; un maintien de l'intégrité des systèmes ; un débat citoyen autour du projet numérique ; une collecte équitable de l'impôt ; un renforcement du capital humain. Il s’agirait là des principales missions qui reviendraient à un État du XXIème. Les forces en vigueur sont donc immenses, tandis que nombre de pays développés sont victimes d’une forme de sidération et restent largement inactifs face à l’émergence d’empires numériques protéiformes.Il restera quelques sujets délicats : il en est ainsi de l’identité. Pour certains, la confier aux États revient à prendre de grands risques d’abus de la part de ceux-ci. Il s’agit là d’un débat complexe tant la notion de pseudonymisation (identification non nominative) en train d’émerger au sein de l’intelligence artificielle pourrait rebattre les cartes d’éléments fondateurs de notre droit. Mais au-delà, l’immense challenge qui fait face aux nations libérales consiste à préserver la possibilité de la confiance au sein de groupes sociaux disparates. Pour cela, ils doivent, si cela est encore possible, trouver les modèles qui permettent de lutter contre les fake-news (plusieurs plateformes, dont Facebook, cherchent à développer des systèmes de vérification de l’information de type "CrossCheck", mais basés sur des intelligences artificielles instantanées) ; maintenir et renforcer la construction du débat public ; éviter la déstabilisation politique par des États non-démocratiques. Ces risques sont largement sous-évalués et l’épisode des gilets jaunes ne pourrait, faute d’une réponse appropriée, n’être qu’avant-coureur. Face aux puissances en présence (entreprises aux capitaux presque illimités, États dont le comportement impérieux et peu soucieux du respect des droits fondamentaux n’est plus à démontrer, affaissement des États libéraux), le choix de la stratégie d'émergence technologique semble cornélien entre de mauvaises solutions. Pourtant, la lecture technologique du monde permet d’envisager une alternative forte à créer. Cette alternative n’a rien d’inaccessible, et c’est probablement parce qu’elle n’existe pas encore qu’elle représente le choix le plus viable pour ceux qui ne sont attirés ni par les nations aux comportements impériaux, ni par un monde dominé par des méta-plateformes et par des intérêts privés. FIN. ImprimerPARTAGERcontenus associés 12/11/2018 La fin de l’Etat-nation ? Partie 1, les glissements de souveraineté induits... Gilles Babinet 30/11/2018 La fin de l’État-nation ? Partie 2, les méta-plateformes au service du bien... Gilles Babinet 13/12/2018 La fin de l'Etat-nation ? 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