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02/12/2019

La contestation en Iran, en Irak et au Liban – l’axe chiite pris à revers

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La contestation en Iran, en Irak et au Liban – l’axe chiite pris à revers
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Un événement important s’est produit en Iran ce mois de novembre. Le 15, le gouvernement annonçait un arrêt de certaines subventions entraînant une hausse de 50 % du prix de l’essence. Il s’ensuivait une vague de manifestations, et même d’émeutes (attaques nombreuses contre des stations essence et des bâtiments publics), touchant l’ensemble du pays et, autant que l’on puisse en juger, de nombreuses catégories sociales. À la différence des mouvements de la fin 2017 et du début 2018, les classes moyennes qui soutiennent les "réformateurs", et donc le gouvernement incarné par le président Rohani, sont cette fois descendues dans la rue. Si l’augmentation du prix du pétrole a bien été le déclencheur de la révolte, les slogans allaient bien au-delà de ce grief : c’est souvent la République islamique elle-même qui a été mise en cause et, comme dans des épisodes précédents, son action extérieure ("occupez-vous de nous, pas des Irakiens").

Un front uni des autorités iraniennes pour casser la contestation

Précédent considérable, les autorités ont été en mesure de suspendre le fonctionnement d’internet pendant cinq jours, démentant ainsi le sentiment répandu que seule la Chine – qui d’ailleurs a peut-être fait bénéficier Téhéran de certains transferts de technologies – était pour l’instant capable d’un tel exploit. C’est donc dans un black-out médiatique complet que s’est déployée une répression sans merci. Lorsqu’internet a été rétabli, le 23 novembre, les Iraniens et les observateurs ont pu commencer à prendre la mesure de ce qui s’était passé : des dizaines de morts, 161 selon le dernier décompte d’Amnesty International, souvent par balle ; les forces de sécurité avaient en effet l’ordre de tirer dans la foule comme le montrent de nombreuses vidéos. Il a parfois été demandé aux familles des victimes de payer le prix du projectile ayant tué un fils ou un frère. Des milliers de personnes ont été arrêtées. La machine judiciaire se met maintenant en branle.

Les autorités ont été en mesure de suspendre le fonctionnement d’internet pendant cinq jours, démentant ainsi le sentiment répandu que seule la Chine était pour l’instant capable d’un tel exploit.

Un autre point doit retenir l’attention : contrairement au jeu habituel, les différentes autorités et factions du régime s’étaient cette fois manifestement mises d’accord sur un scénario. Seul le chef du pouvoir judiciaire, Ebrahim Raissi (candidat le mieux placé pour succéder à Khamenei), avait au début émis des réserves, mais il s’est très vite rallié. Le président Rohani et le Guide suprême ont tenu des discours pour une fois parfaitement concordants. Le Parlement a été à l’unisson. La mesure prise sur le prix du pétrole s’imposait sans doute pour pallier la dégradation des recettes de l’État du fait des sanctions américaines.

Cependant, le déroulement des événements amène en première analyse à retenir une hypothèse : c’est de sang-froid que le régime, toutes composantes confondues, a préparé, déclenché et géré la crise de façon à "casser" une contestation de la population que l’effondrement de l’économie iranienne rendait inévitable.

L’une des motivations des autorités iraniennes était sans doute d’adresser un signal à Washington : "la République islamique est capable de faire face aux conséquences de la politique de pression maximale". Les porte-paroles du pouvoir iranien ont évidemment présenté les émeutes comme résultant de la guerre économique que mène contre lui l’administration Trump. Rohani lui-même a fait état d’un "complot de l’étranger". Le 25 novembre, les habitants de Téhéran ont été convoqués par SMS pour manifester leur soutien au régime. Le commandant en chef des Gardiens de la Révolution, le général Hossein Salami, a déclaré devant la foule : "cette guerre est finie, nous avons triomphé".

Les chiites irakiens ne répondent plus aux directives de Téhéran

Un second facteur a plus que probablement déterminé l’action des autorités iraniennes vis-à-vis de leur population ; ce sont les troubles en cours depuis des semaines au Liban et en Irak, qu’il s’agisse d’éviter un effet de contagion vers l’Iran ou/et de faire une démonstration in vivo de la méthode efficace pour mater une révolte. Les chefs de la République islamique se trouvent sur le plan régional dans une situation paradoxale : ils sont parvenus à renverser en leur faveur le rapport de force vis-à-vis de leurs voisins du Golfe ; mais la terre a commencé de trembler sous leurs pieds dans les deux pays-clés (outre la Syrie) de leur zone d’influence que sont l’Irak et le Liban. Dans les deux cas, c’est la jeunesse qui est l’âme de la contestation, animée comme dans la première vague des printemps arabes (2011-2012) par un désespoir social aggravé par le rejet de la corruption ; dans les deux cas, c’est un système politique ancré dans le confessionnalisme et dominé ou téléguidé par l’Iran qui est mis en cause.

Le cas irakien présente une gravité particulière pour l’Iran. À Bagdad et dans le sud du pays, ce sont en effet des chiites qui, depuis le 1er octobre, manifestent, réclamant le départ des partis au pouvoir et une réforme complète des institutions. Des images du célèbre général Qassem Soleimani, chef de la force Qods (la branche extérieure des Gardiens de la Révolution), sont brûlées dans les rues. Les morts se comptent par centaines, sans pour autant que le mouvement paraisse s’essouffler. L’ayatollah Ali Al-Sistani, figure de proue du chiisme irakien, a fini avec prudence par prendre parti pour les insurgés, entraînant le 29 novembre la démission du premier Ministre soutenu par l’Iran, Adel Abdel Mahdi. Des consulats iraniens brûlent dans le sud du pays, y compris celui de la ville sainte de Nadjaf. Les manifestants crient : "le pays aux Irakiens, les Iraniens dehors". Qassem Soleimani était intervenu à Bagdad dès le début des troubles pour imposer une ligne ferme. Cette ligne a pour l’instant échoué.

Il semble même que les différents appareils de sécurité de l’État irakien et des milices du régime ne sont pas totalement alignés. Comme en Iran, des vidéos montrent des militaires tirant à bout portant sur des manifestants. Dans les villes de province, certains services auraient cependant des états d’âme. Les réseaux tribaux commencent à se joindre aux manifestants. Au total, vu depuis Téhéran, le bilan est pour l’instant consternant : le monde chiite, que la République islamique a vocation à diriger, n’obéit plus.

Motifs d’inquiétude pour la suite

À Washington, les "durs" y verront sans doute une raison de se réjouir –,  même si en réalité, les Américains ne sont en rien impliqués dans les troubles en Irak et au Liban. Plusieurs raisons incitent au contraire à redouter les conséquences des actuelles difficultés de l’axe chiite.

  • D’abord, bien sûr, le coût humain considérable des développements en cours auquel s’ajoute la fragilisation de gouvernements qui sont des partenaires importants pour les Européens : s’agissant de la France, c’est particulièrement le cas de l’Irak, où devait se rendre prochainement le président Macron, et alors que le sort des jihadistes français du Nord-Est syrien fait l’objet de discussions ardues avec les autorités de Bagdad
  • Ensuite, le risque que la situation actuelle pousse les dirigeants iraniens dans une fuite en avant, qu’il s’agisse de leurs actions régionales ou de leur programme nucléaire. Il apparaît à la fois encore plus nécessaire de dialoguer avec Téhéran et plus improbable que ce dialogue puisse être productif, avec en arrière-plan une administration américaine sans doute renforcée dans sa conviction que "les pressions sont efficaces" ;
     
  • Enfin, à plus long terme, la faible probabilité d’une sortie de crise, ou en tout cas la grande difficulté à en imaginer une.

À Beyrouth et à Bagdad, le pouvoir s’exerce par entente entre une palette de partis opposés, mais unis pour se partager les fruits de leur présence à la tête de l’État.

On retrouve là encore des éléments communs au Liban et à l’Irak. À Beyrouth et à Bagdad, le pouvoir s’exerce par entente entre une palette de partis opposés, mais unis pour se partager les fruits de leur présence à la tête de l’État. Ce sont des systèmes particulièrement résilients en fait, car très difficiles à déverrouiller. Par ailleurs, dans ce type de situations, les élections n’apparaissent plus aujourd’hui comme la voie naturelle d’un renouvellement du jeu politique. En Algérie, les manifestants veulent différer les élections. Au Soudan, les révolutionnaires ont jugé que des élections seraient un piège, comme ce fut le cas en Égypte, faisant le jeu des islamistes puis des militaires. Ils ont choisi l’option d’une phase transitoire de partage du pouvoir avec les militaires. Si, comme cela apparaît probable, aucun de ces schémas n’est applicable en Irak et au Liban – sans parler de l’Iran lui-même –, il est à craindre que l’option de la force seule l’emporte ; elle conduirait, dans ce Levant déjà endeuillé par la tragédie syrienne, à une "paix des cimetières", peut-être seule à même de préserver l’axe chiite.

 

Copyright : Haidar HAMDANI / AFP

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