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24/09/2018

Et si le rêve européen s'arrêtait à Rome ?

Et si le rêve européen s'arrêtait à Rome ?
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

L'Italie, qui fut l'un des plus fervents partisans de la construction européenne, effectue une marche arrière qui la rapproche de la Hongrie de Viktor Orbán.

Tous les chemins mènent à Rome dit le proverbe d'origine latine. Le rêve européen risque-t-il, lui, de s'arrêter à Rome, comme "Le Christ s'est arrêté à Eboli", pour plagier le titre du livre de Carlo Levi ? La question n'est pas seulement provocatrice. Elle traduit une inquiétude bien réelle. Un peu plus de soixante ans après la signature du traité de Rome, l'Italie, l'un des pays fondateurs de l'Europe, prendrait-il le risque d'entraîner délibérément le projet européen dans l'abîme, en violant sa culture du compromis et, plus encore, ses valeurs fondamentales ?

Pour la coalition au pouvoir à Rome, il convient de tout faire au mépris des règles communautaires, sans parler du devoir d'humanité élémentaire, pour stopper le flux des "barbares". Mais qui sont les "barbares" ? Pour les démocrates libéraux classiques, les "barbares" ce sont ceux qui ont pris le pouvoir en Italie à la faveur des dernières élections. Il ne reste plus qu'à espérer que, comme au temps du Bas-Empire, il se produira une "romanisation des Barbares".

Hier encore, on s'inquiétait de la division économique qui pouvait exister entre le nord et le sud de l'Europe. Aujourd'hui, au niveau des valeurs, c'est une partie essentielle du Sud (l'Italie) qui est tout simplement en train de basculer à l'Est, avec l'alliance toujours plus visible entre Matteo Salvini et Viktor Orbán. A Budapest comme à Rome, on se sent porté par le vent de l'Histoire, alors qu'à Paris, comme à Berlin, on est sur la défensive, pendant que Londres est dans le brouillard.

Salvini toujours plus populaire

La situation politique de l'Italie a toujours été complexe, sinon confuse, difficilement compréhensible pour toute personne étrangère à ses subtilités byzantines. Maisdepuis les dernières élections législatives, on est entré dans un nouveau monde, brutal et surréaliste à la fois. Certes, Matteo Salvini est bien l'héritier de Silvio Berlusconi, mais il n'est pas que cela. Il s'inscrit dans une lignée plus ancienne qui nous ramène près d'un siècle en arrière. A l'heure où l'Italie, derrière Mussolini, servait déjà d'avant-garde à la montée des fascismes.

En cette mi-septembre 2018, selon les derniers sondages, la coalition en place en Italie a une popularité de 61 %

L'Histoire va désormais si vite dans sa fluidité, sinon sa "liquidité"  extrême pour reprendre l'expression du regretté sociologue polonais, Zygmunt Bauman. En juin 2017 - un mois à peine après les élections présidentielles françaises -, mes amis italiens me demandaient, avec un mélange de soulagement et d'envie, où ils pouvaient trouver un "Macron italien". En cette mi-septembre 2018, selon les derniers sondages, la coalition en place en Italie a une popularité de 61 %, le double de celle d'Emmanuel Macron en France.

Certes, Salvini et ses alliés ne sont au pouvoir que depuis quelques mois, une période trop courte pour que l'érosion inévitable de leur soutien ait déjà produit ses effets. Pourtant, la popularité des "populistes" est bien réelle. Les démocrates libéraux doivent en prendre pleinement conscience à exactement sept mois des élections européennes de mai 2019.

Cette réalité, cette prégnance du populisme, je l'ai en quelque sorte, il y a quelques jours, touchée du doigt. Je me trouvais faire une conférence dans le sud de l'Italie, dans la région des Pouilles. Depuis quatorze ans, la petite ville de Conversano, à une trentaine de kilomètres de Bari, organise un festival culturel, qui se concluait cette année par l'intervention de l'archevêque Bruno Forte, un philosophe et théologien de renom. Ses propos emplis d'humanité dénonçaient "la scandaleuse désunion de l'Union européenne" face à la question des migrants. Il en appelait au devoir moral des chrétiens face au sort des plus démunis. Il évoquait aussi l'histoire et la démographie. En accueillant par millions les réfugiés italiens, les Etats-Unis n'avaient-ils pas, il y a un peu plus d'un siècle, contribué au renforcement de leur encore jeune puissance ?

Des frustrations profondes

Aujourd'hui l'Italie est un pays vieillissant qui, plus que beaucoup d'autres pays européens, a besoin de l'apport d'énergies nouvelles. Les migrants sont là pour les fournir. Les mots de l'archevêque reprenant les appels réitérés du pape François étaient prononcés avec force et conviction. Ils sonnaient juste. Mais ils me semblaient tomber dans le vide. Au fil des minutes, la place de Conversano où se déroulait la conférence se vidait lentement. Les Italiens présents votaient avec leurs pieds. Ils se retiraient les uns après les autres et, à la fin, ce sont des applaudissements polis mais très réservés qui saluèrent les propos "promigrants et proeuropéens" de l'archevêque. Il n'avait pas convaincu ses auditeurs.

Nous n'étions pas en Hongrie, terre de Viktor Orbán, mais en Italie, le pays d'Alcide De Gasperi, l'un des pères fondateurs du projet européen. Un des pays qui a le plus cru en l'Europe, qui a le plus bénéficié aussi des fonds de développement européen. Presque à chaque coin de rue, une plaque discrète aux couleurs bleu et or de l'Union rappelle que tel projet urbain, telle structure culturelle n'auraient pu être réalisés sans l'aide de l'Union.

Dans sa froideur impersonnelle, en dépit de sa générosité éclairée, l'Europe a aliéné ceux et celles qu'elle aidait.

Les peuples, dira-t-on, ont la mémoire courte, la reconnaissance toujours plus discrète. Mais ce serait oublier l'essentiel. La façon de donner est aussi importante que l'aide elle-même. Dans sa froideur impersonnelle, en dépit de sa générosité éclairée, l'Europe a aliéné ceux et celles qu'elle aidait. En Italie, dans sa vulgarité habile, son sens du marketing à la Donald Trump, Matteo Salvini, le tout-puissant ministre de l'Intérieur, a su canaliser les frustrations profondes d'une majorité d'Italiens.

La question des migrants a été un révélateur et un accélérateur de la montée d'une colère et d'une peur que les gouvernements des grandes nations européennes, n'ont perçue que bien trop lentement et tardivement. L'Italie, fille de Rome, berceau de la Renaissance mais aussi du fascisme, envoie à l'Europe l'avertissement le plus sérieux de son histoire récente. Les élections européennes de mai 2019 seront difficiles.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 24/09/18).

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