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19/01/2023

[Le monde vu d'ailleurs] - Une approche "réaliste" du conflit ukrainien peut-elle ramener la paix ? 

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[Le monde vu d'ailleurs] - Une approche
 Bernard Chappedelaine
Auteur
Ancien conseiller des Affaires étrangères

Tous les quinze jours, Bernard Chappedelaine, ancien conseiller des Affaires étrangères, nous propose un regard décalé sur l’actualité internationale. Nourris d'une grande variété de sources officielles, médiatiques et universitaires, ses décryptages synthétisent les grands enjeux du moment et nous invitent à poursuivre la réflexion en compagnie des meilleurs experts étrangers. Cette semaine, une approche "réaliste" du conflit ukrainien.

Les thèses défendues par John Mearsheimer et Henry Kissinger, les figures les plus emblématiques du courant réaliste en matière de relations internationales, sur les origines du conflit russo-ukrainien et les moyens d’y mettre fin, illustrent les limites d’une approche géopolitique qui ne prend pas en compte la radicalisation du régime russe. 

L'élargissement de l'OTAN explique-t-il l'invasion de l'Ukraine ?

Les difficultés rencontrées par Kevin McCarthy pour être élu à la présidence de la chambre des Représentants témoignent de la montée aux États-Unis du débat sur l'attitude à adopter à l'égard du conflit en Ukraine, argument mentionné par certains parlementaires républicains pour justifier leur refus de voter pour le candidat de leur parti. À Washington, le courant réaliste a retrouvé du crédit en raison des échecs de la diplomatie américaine, ces dernières décennies, et l'Ukraine lui a servi de point d'application, remarque Emma Ashford. Ancien conseiller de Barack Obama pour les questions européennes, Charles Kupchan esquisse ainsi, dans les colonnes du New York Times, les contours d'un possible règlement de la guerre en Ukraine, qui impliquerait que ce pays renonce non seulement à une adhésion à l'OTAN - afin de prendre en compte les "préoccupations russes légitimes en matière de sécurité"- mais aussi à une partie de son territoire. Les analyses de John Mearsheimer sont "partagées de facto par une grande partie de l'establishment de politique étrangère aux États-Unis", relève Adam Tooze. Depuis longtemps, ce représentant très connu du courant "réaliste" met en garde contre une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN. À l’automne 2014, peu après l'annexion de la Crimée, il signe dans la revue Foreign Affairs un article ("Why the Ukraine Crisis is the West's Fault"), qui reçoit un large écho. Il explique que la décision russe était prévisible et imputable à l'Occident, l'erreur fatale ayant été commise, selon lui, à Bucarest en 2008 quand George W. Bush a ouvert une perspective d'adhésion à l’OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie. 

Dans l'entretien accordé au New Yorker peu après le début de l'invasion de l'Ukraine, John Mearsheimer réaffirme que, non seulement l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, mais aussi sa transformation en un "bastion occidental", sont considérées en Russie comme une "menace existentielle". Aussi, l'Occident et les États-Unis en particulier sont-ils, d'après lui, "principalement responsables de ce désastre". Ce n'est pas de l'impérialisme, affirme-t-il à propos du comportement russe, mais une "politique de grande puissance". 

Les prises de position de John Mearsheimer n'ont pas manqué d'être utilisées par les responsables et les médias russes à l'appui de leur narratif, qui fait de la Russie la victime de l'hostilité et des menées occidentales. 

"Quand vous êtes un pays comme l'Ukraine et que vous vivez à proximité d'une grande puissance comme la Russie, vous devez être attentifs à ce que les Russes pensent", affirme John Mearsheimer. Au demeurant, Vladimir Poutine ne cherche pas, d'après lui, à "recréer l'Union soviétique ou à bâtir une grande Russie, il n'est pas intéressé à conquérir l'Ukraine ni à l'intégrer à la Russie". Neuf mois de guerre n'auront pas modifié le jugement de John Mearsheimer, qui considère toujours, dans un nouvel entretien au New Yorker, qu'au début de "l'opération militaire spéciale", Poutine n'avait pas l'intention de conquérir l'Ukraine, que l'annexion des quatre régions ukrainiennes procède de la logique d'escalade propre à une guerre et que le Président russe n'a pas d'ambitions territoriales ou impériales. 

Les prises de position de John Mearsheimer n'ont pas manqué d'être utilisées par les responsables et les médias russes à l'appui de leur narratif, qui fait de la Russie la victime de l'hostilité et des menées occidentales. Ses thèses suscitent aussi les critiques de nombreux experts occidentaux. "L'argument monocausal" mis en avant par John Mearsheimer ne permet pas d'expliquer le choix fait par Vladimir Poutine d'attaquer l'Ukraine, juge Matthew Specter. D'ailleurs à Moscou, les spécialistes de politique étrangère, proches du régime et convaincus de l'avenir de la Russie comme grande puissance, ne croyaient pas à une guerre, précisément parce que leur raisonnement s'inscrivait dans une logique de puissance et qu'ils étaient conscients des risques encourus, note aussi Adam Tooze. L'analyse de John Mearsheimer délaisse deux points essentiels, la volonté affichée par Poutine lui-même de "rassembler des terres russes", à l'instar de Pierre le Grand qu'il prend en exemple, et la dynamique interne d'un régime russe de plus en plus autoritaire qui craint une contagion démocratique venant d'Ukraine, souligne Joe Cirincione. Comme l'expliquait François Godement dans un récent papier pour l'Institut Montaigne, la thèse qui fait de l'élargissement de l'OTAN la raison de la guerre en Ukraine n'explique pas l'orientation radicale prise par la propagande du Kremlin et tout le narratif autour de la "dénazification" et de la prévention d'un "génocide" des populations du Donbass, pas plus que l'instrumentalisation de l'histoire, observe Michael Zürn. En réalité, explique ce professeur de relations internationales, d'autres raisons rendent compte de manière plus convaincante de la décision de Poutine - une vision du monde de plus en plus hostile à l'Occident libéral et une volonté de rester au pouvoir - qui font qu'il ne peut tolérer l'existence d'une Ukraine démocratique. 

Un compromis "paix contre territoires" peut-il mettre fin au conflit russo-ukrainien ? 

La guerre en Ukraine est l’objet de l'article publié en décembre dernier par Henry Kissinger dans The Spectator. L'ancien secrétaire d'État préconise, comme il l'avait déjà fait à Davos en mai, l'instauration d'un cessez-le-feu sur la ligne de contact et le retrait des forces russes sur les positions occupées avant le 24 février, les autres territoires (Donbass, Crimée) devant faire l'objet de négociations qui, si elles n'aboutissaient pas, conduiraient à l'organisation de référendums dans ces régions contestées qui "ont souvent changé de mains au cours des siècles". L'objectif du processus de paix serait double, "confirmer la liberté de l'Ukraine et définir une nouvelle structure internationale, en particulier en Europe centrale et orientale", dans laquelle "finalement, la Russie pourrait trouver sa place". Favorable, lui, à une adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, Henry Kissinger met aussi en garde contre la volonté de certains de "rendre la Russie impuissante", alors qu'elle a "contribué de manière décisive à l'équilibre global et de la puissance pendant plus d'un demi-millénaire". L'éclatement de la fédération russe pourrait s'opérer dans la violence, risque accru par la présence, sur son territoire, de milliers d'armes nucléaires. 

Le schéma proposé par Kissinger n'est pas crédible ("nonstarter"), estime Fred Kaplan. Les principes de Realpolitik hérités du XIXème siècle - l'équilibre des puissances - que l'auteur de la thèse bien connue sur le congrès de Vienne avait théorisés, ne sont plus pertinents au XXIème siècle. Le parallèle établi dans l’article du Spectator avec la première guerre mondiale, qui aurait éclaté sans qu'aucun des acteurs ne l'ait voulu (cf. l'ouvrage de Christopher Clark, "Les somnanbules") n'est pas convaincant, car la décision russe d'envahir l'Ukraine est délibérée et ne résulte pas du jeu des alliances.

Le schéma proposé par Kissinger n'est pas crédible [...]  La décision russe d'envahir l'Ukraine est délibérée et ne résulte pas du jeu des alliances.

Vladimir Poutine n'a aucun intérêt à accepter les propositions d'Henry Kissinger, il pense toujours pouvoir l'emporter sur le terrain, conteste le droit à l'existence d'une Ukraine indépendante et rêve, non pas d'une Europe sur le modèle de Metternich, mais d'une Russie impériale dans la tradition de Pierre le Grand. Il faut prendre garde au narratif sur "l'humiliation" de la Russie que le Kremlin met en avant, qui n'exprime en fait que son isolement, résultat de mauvais choix politiques, marque Raymond Kuo, expert de la Rand. La stratégie recommandée par John Mearsheimer et Henry Kissinger a pour objectif de faire de la Russie un allié face à la Chine, mais est-ce réaliste, se demande-t-il.

À Varsovie, la proposition de l'ancien conseiller de Richard Nixon suscite, sans surprise, de vives critiques. Le "réalisme de Kissinger est basé sur des prémisses erronées", estime Rafał A. Ziemkiewicz, la croyance fallacieuse que la Russie de Poutine, comme l'Allemagne d'Hitler après les accords de Munich et l'annexion des territoires peuplés par des Allemands en Europe centrale, deviendrait un "acteur stable et prévisible de l'équilibre européen". En Ukraine, l'accueil réservé à la tribune publiée dans The Spectator est également très critique. Kissinger aurait été mieux inspiré de se référer aux enseignements de la seconde guerre mondiale et de méditer un passage de sa thèse ("quand la paix - conçue comme l'évitement de la guerre - est l’objectif premier d'une puissance ou d'un groupe de puissances, le système international est à la merci du membre le plus impitoyable de la communauté internationale"), observe le juriste ukrainien Viktor Rud, qui note qu'à aucun moment Henry Kissinger ne mentionne les exactions et les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine. 

Les propositions d'Henry Kissinger sont jugées irréalistes à Moscou 

"Le talent, l'expérience et l'expertise d’Henry Kissinger seront toujours recherchés", a commenté poliment le porte-parole du Kremlin, sans se prononcer sur le contenu de la tribune, qui suscite en revanche des commentaires d'experts. "Il est probable qu'aux États-Unis beaucoup souscrivent à son point de vue", réagit Andreï Kortunov, sceptique néanmoins sur l'impact de ses propositions sur l'administration Biden, qui exigeraient des concessions territoriales que le directeur du RIAC juge inacceptables pour les deux parties. 

L'UE et l'OTAN conserveront-elles leur configuration actuelle, une "nouvelle petite entente" verra-t-elle le jour, un "cordon sanitaire" sera-t-il mis en place aux frontières de la Russie ? 

C'est à juste titre qu'Henry Kissinger se réfère à la première et non à la deuxième guerre mondiale, estime Alexandr Kramatenko, ancien diplomate et expert du même institut, mais la nouvelle architecture de sécurité qu'il mentionne demeure imprécise, l'UE et l'OTAN conserveront-elles leur configuration actuelle, une "nouvelle petite entente" verra-t-elle le jour, un "cordon sanitaire" sera-t-il mis en place aux frontières de la Russie ? C'est le point important de l'article, estime aussi Georgui Bovt.

L'Ukraine, membre de l'OTAN, deviendrait un élément important des futurs arrangements, mais quelle place serait ménagée à la Russie, quelles garanties de sécurité pourrait-elle obtenir, ce dont les pays d'Europe centrale et orientale ne veulent pas entendre parler. Difficile de ne pas voir de la naïveté dans ce plan, conclut le politologue. Dmitri Souslov se veut optimiste sur le long terme, "la confrontation de plus en plus dure entre les États-Unis, la Russie et la Chine dans les décennies à venir contraindra Washington à pratiquer une politique étrangère réaliste, prenant en compte l'équilibre des forces et les menaces", de "nouveaux Kissinger surgiront", assure ce spécialiste des États-Unis. 

Henry Kissinger se présente comme une "colombe" dans un environnement de "faucons", qui misent sur la défaite de la Russie, "c'est en partie vrai mais, comme toujours, le diable est dans les détails", tempère Piotr Akopov. En réalité, la Russie devrait accepter non seulement la perte de territoires historiques, mais également la transformation de l'Ukraine en "anti-Russie", ce que "l'opération militaire spéciale" a précisément pour objectif d'empêcher. On propose à la Russie de conserver ce qu'elle contrôle aujourd'hui à condition qu'elle renonce au reste de l'Ukraine, "il est clair que cela n'arrivera jamais", assure le commentateur de Ria novosti. Elena Panina distingue dans la politique russe des États-Unis deux positions, l'une "radicale", celle de Joe Biden, et l'autre "modérée", incarnée par Henry Kissinger, mais aucune de ces options ne sera jamais acceptée à Moscou, affirme la directrice du think-tank ROSSTRAT. "En l'absence de changement radical en Ukraine, il n'y aura sans doute pas de dialogue constructif avec l'Occident", conclut Elena Panina, ce qui fait que "la perspective d'un nouveau Yalta reste lointaine". D'autant que, souligne Timofei Bordachev, "la détermination dont fait preuve la Russie", ces dernières années, a non seulement des causes internes, mais est aussi liée à l'évolution des rapports de force dans le monde, et notamment à l'affirmation de la Chine. La politique étrangère de la Russie, explique le chercheur du club Valdaï, repose sur la conviction que "la rupture, même totale, avec l'Occident, ne sera pas mortelle pour les décisions fondamentales qu'elle doit prendre pour son développement".

 

 

Copyright image : STRINGER / AFP

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