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22/11/2022

G20 : la ruée vers Pékin

G20 : la ruée vers Pékin
 François Godement
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Asie et États-Unis

Les démocraties occidentales (Japon et Corée du Sud compris) ont-elles réussi à rallier les pays appartenant à ce que l'on qualifie parfois de "Sud Global" à la dénonciation de l'agression de l'Ukraine par la Russie, de sa cruauté et de son impact international néfaste ? Et jusqu'où iront-elles pour obtenir de la Chine qu'elle se détache de son "amitié sans limites" avec la Russie de Vladimir Poutine ?

Un moment de faiblesse russe

Ces questions en cachent une autre, qui concerne visiblement les Européens aujourd'hui, mais qui pourrait concerner rapidement les États-Unis : quelles concessions sont-ils prêts à faire à la Chine pour éviter non seulement un découplage jugé nuisible aux échanges économiques et à la croissance ? Mais aussi et plus encore, afin de prévenir un conflit, même limité, autour de Taiwan, dont les répercussions sur l'économie mondiale seraient bien plus fortes que la guerre en Ukraine ? Croient-ils vraiment à une volonté d’intervention de la Chine sur les choix de Poutine? 

Le sommet du G20 de Bali, sa résolution commune mais non unanime, les rencontres et déclarations en marge avec Xi Jinping donnent d’importants éléments de réponse. Ils indiquent, comme le vote de l'Assemblée générale de l'ONU, que le soutien à Vladimir Poutine est très minoritaire, mais que les réticences devant le contre-effet des sanctions sont bien là. Si un autre conflit survenait autour de Taiwan, la question de l'unité des Occidentaux eux-mêmes face à la Chine pourrait rapidement devenir explosive, plus encore que ne le fut la guerre avec l'Irak en 2002. 

Pour simplifier, les Occidentaux, au sein desquels la France revendique un rôle particulier pour la circonstance, ont remporté une victoire de diplomatie publique avec la résolution du G20 condamnant "la guerre en Ukraine", sinon nommément la Russie, malgré la présence à Bali de Sergueï Lavrov. Avoir obtenu ces mots d'un forum consacré à la stabilité financière et économique, et non à la sécurité internationale, est en effet un exploit. L'union du "Sud Global" contre l'hydre occidentale n'existe pas, à commencer par les grands émergents membres du G20. C'est d'ailleurs un dévoiement du terme que d’inclure dans ce Sud la richissime Arabie saoudite ou la Turquie, associée sur bien des points économiques à l'Union européenne et membre de l'Otan. Le rôle de "station-service" énergétique (entre autres) de la Russie entraîne certes des intérêts nationaux divergents avec le pôle transatlantique qui est à l’origine des sanctions contre la Russie. L'Inde et la Chine enlèvent aujourd’hui plus de pétrole russe qu’elles ne l’ont jamais fait. La Turquie, membre de l'OTAN, a également accru ses échanges commerciaux, et l’Italie, État membre de l'UE, des livraisons de pétrole russe. À cette heure, les achats européens de pétrole russe restent les plus importants.

 Condamner les menaces d’emploi de l'arme nucléaire, c’est enfoncer une porte ouverte. 

Mais l’appréciation de la situation se complique immédiatement après ce succès initial qui figure en tête de la résolution du G20. Les attendus de cette résolution sont flatteurs sur le plan symbolique, mais sans portée réelle. Condamner les menaces d’emploi de l'arme nucléaire, c’est enfoncer une porte ouverte.

La Chine ne fait d’ailleurs la dénonciation de ces menaces que par intermittence, et ne rappelle plus à cette occasion sa propre doctrine de non-emploi en premier. Cinq des pays non-occidentaux membres du G20 sont partie prenante d’accords de zones dénucléarisées. Aucun, à l'exception de l’Inde et bien sûr de la Chine, ne possède d’armes nucléaires. D’autre part, si le président français a émis l’espoir que l’influence chinoise fasse renoncer Poutine au chantage nucléaire, il a très probablement été aussitôt démenti avec les bombardements intenses de la centrale de Zaporijjia. 

Quant au rappel des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale de la charte de l'ONU, du droit humanitaire et de la résolution pacifique des conflits, ils sont partiellement contrebalancés par le rappel de positions "diverses" sur les événements et sur les sanctions. On cherchera en vain dans la résolution du G20 un soutien explicite à l'Ukraine, qui est pourtant la partie agressée. C'est la guerre qui est condamnée, et on peut supposer que l'Inde et l'apostrophe de Narendra Modi à l’adresse de Poutine - "ce n'est pas le moment pour une guerre" - a servi de modèle. Tout cela est bien sûr beaucoup mieux qu’un soutien à la Russie, ou que le refuge dans le silence. Mais il ne faut pas se faire d’illusion. Cette déclaration, acquise à un moment où la Russie subit des revers militaires, démontre sûrement la faiblesse des positions russes. Mais elle ne constitue la base d’aucune action - et pourrait vite laisser la place à une pression des émergents pour geler le conflit au détriment de l'avenir de l'Ukraine. 

La ruée vers Pékin

Surtout, la tenue du sommet coïncide ou converge avec une ruée diplomatique vers la Chine de Xi Jinping comme on n’en voyait plus depuis des années. En contradiction avec sa propre coalition, le chancelier allemand Olaf Scholz avait, peut-être sans le savoir, donné le signal de la course : avec l'attribution d'une partie du port de Hambourg à la Chine, il n’est pas arrivé à Pékin les mains vides. Cette décision venait après des menaces chinoises sur l’industrie automobile allemande. Plus d’action commune avec les Européens dans cette circonstance, comme l'a relevé sotto voce la diplomatie française. Tout cela n’a pas suffi : Xi Jinping a accueilli Scholz assez cavalièrement, et ne lui a rien concédé, en-dehors - déjà - de la condamnation des menaces d’emploi de l’arme nucléaire. 

Mais c'est la rencontre de Joseph Biden avec un Xi Jinping tout sourire à Bali qui a déclenché la ruée. Cela s’explique : Joseph Biden a sous-entendu dans ses propos qu'il incarnait la raison face aux "Républicains survivants" des élections de mi-mandat, et a rappelé chaleureusement son ancienne fréquentation de Xi au temps de l’administration Obama. En peu de mots, il a malencontreusement recréé chez ses homologues européens le spectre d’un retour à la grande diplomatie sino-américaine. 

En peu de mots, il a malencontreusement recréé chez ses homologues européens le spectre d’un retour à la grande diplomatie sino-américaine.

Quelques semaines après les mesures les plus radicales que les États-Unis aient jamais prises sur le contrôle des exportations de technologies, ciblant à la fois les semi-conducteurs et l’apport à la Chine de scientifiques américains, ce rééquilibrage n’est sans doute pas le fond de la politique américaine. Mais il est suffisant pour encourager une ruée vers Pékin. Quand Emmanuel Macron rencontre lui aussi Xi Jinping, le communiqué de l’Elysée n’évoque plus aucun autre dossier difficile que celui de la Russie, et celui du gouvernement chinois est axé sur une perspective vague de coopération économique avec la France. Un voyage présidentiel en Chine devient chose sûre, et le thème de la France "puissance d’équilibre" s’impose dans notre rhétorique diplomatique - peu importe le poids réel de notre pays en Asie-Pacifique. C’est ensuite l’italienne Giorgia Meloni qui patiente au-delà de minuit pour rencontrer le président Xi à Bali et annoncer son propre voyage en Chine. Sur ces entrefaites, l’Australien Anthony Albanese, qui cherche à sortir son pays de l’ornière des sanctions économiques chinoises, prend position lors du sommet de l’APEC contre la participation de Taiwan, "un non-État", au Partenariat transpacifique global et progressiste (plus connu sous son acronyme anglais CPTPP). Aux dernières nouvelles, on apprend que le Britannique Rishi Sunak hésite désormais à désigner la Chine comme une "menace" pour la sécurité. Aux Pays-Bas, après une rencontre de Mark Rutte avec Xi, au cours de laquelle ce dernier invite à "ne pas politiser le commerce", le gouvernement néerlandais prend vigoureusement position contre les mesures américaines sur les semi-conducteurs. À Singapour, le milliardaire Michael Bloomberg, organisateur d'un grand colloque, doit s’excuser pour des propos de Boris Johnson, qui avait qualifié la Chine d’"autocratie coercitive".

On comprend dans ces conditions combien il était tentant et facile pour Xi Jinping d’humilier publiquement le Canadien Justin Trudeau en marge du sommet de Bali. En reprochant à Trudeau d’avoir laissé fuiter les propos de ce dernier lors de leur rencontre formelle, et en le traitant de "naïf", Xi montre, comme avec le chancelier Scholz, sa pesée exacte des rapports de force. C’est avec le même instinct qu’il s’était permis d’évacuer de la tribune du 20ème Congrès son prédécesseur Hu Jintao. Vu de Pékin, et en dépit des protestations, tout passe avec les démocraties : le tournant totalitaire, un traité désormais caduc sur Hong Kong, des crimes contre l’humanité au Xinjiang. Pourquoi ne pas croire que sur la question de Taiwan, l’Occident pourrait non pas perdre une guerre, mais renoncer au conflit ? C’est en tous cas l’intérêt de Xi Jinping, qui s’est si fort engagé en faveur d’une réunification rapprochée, sinon à date déterminée, d’explorer toutes les possibilités de division des démocraties. 

Les illusions risquées du court-termisme 

De façon significative, on peine à trouver les concessions que Xi Jinping a pu faire à ses interlocuteurs divers. L'ambiguïté des positions chinoises sur la guerre de la Russie était construite dans des déclarations diverses, quoique très espacées, depuis le mois de mars. Elles n'ont pas empêché une complicité massive dans la propagande publique de Pékin, et n’ont été suivies d'aucune initiative concrète. Croire à un rôle de médiateur aujourd'hui, c'est soit négliger les intérêts profonds qu’a le PCC avec le régime de Vladimir Poutine, soit participer d'une entreprise de règlement du conflit au détriment de l'Ukraine - non seulement sur le plan territorial, mais sur celui de l'économie et de l'humanité.

Les Occidentaux, et singulièrement les Européens, sont à nouveau tentés par une forme de realpolitik à courte vue.

En réalité, les Occidentaux, et singulièrement les Européens, sont à nouveau tentés par une forme de realpolitik à courte vue. Ils comprennent l’ascendant incontesté de Xi sur son pays. Ils voient son intransigeance de fait et son opiniâtreté sur le plan international. Ils redoutent, pour l'instant dans le tissu économique, demain dans l'opinion publique, ce que seraient les conséquences géoéconomiques d’un conflit, même limité, autour de Taiwan : par exemple un blocus partiel, à la façon de Berlin en 1948, ou de celui de Kinmen et Matsu en 1958.

L'Amérique est elle-même plus divisée sur ce sujet que ne suggère la convergence récente entre Républicains et Démocrates au Congrès sur le sujet de la Chine. Malgré les efforts très importants de l’administration Biden pour trouver des solutions aux conflits d’intérêts transatlantiques, il subsiste une méfiance européenne sur la longévité des politiques américaines, et sur la prise en compte des intérêts européens.

À cela s'ajoutent les intérêts commerciaux de court terme. Comme nous l'avions relevé en juin, les exportations chinoises sont plus fortes que jamais. La dépendance de fait des économies européennes à l'égard de la Chine s’accroît. Le rééquilibrage ne peut être fait que dans les secteurs à haute technologie où la Chine peut transitoirement avoir besoin de partenaires étrangers, ou sur ce que le gouvernement laisse du marché intérieur. Même lorsqu’elles expriment en privé des inquiétudes sur leur avenir en Chine, et quand elles font des efforts de diversification des investissements ou des marchés, les entreprises restent discrètes, ou hostiles à des mesures restrictives et des sanctions qui provoqueraient des représailles chinoises. Les risques que ferait peser un conflit sur l’approvisionnement de nos industries et de la consommation, et donc sur le climat politique des démocraties, sont énormes. 

La cacophonie subite entre dirigeants qui prennent tous le chemin de Pékin, les vertus qu'on cherche à trouver à nouveau au gouvernement chinois - rôle climatique, influence sur Moscou, partenaire "de confiance et fiable" même selon un tweet malencontreux de la chancellerie allemande - montrent au contraire à Xi Jinping que bien loin de reculer, il peut aujourd'hui faire le choix d’avancer. En clamant notre volonté d’éviter un conflit, nous pouvons ainsi en hâter la venue. Cela n’est-il pas plus important qu’une neutralité verbale et épisodique vis-à-vis de la Russie ? 

 

Copyright : Ludovic MARIN / POOL / AFP

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