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15/12/2022

Conflit syrien : onze ans après, où en est-on ?

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Conflit syrien : onze ans après, où en est-on ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

En 2022, la Syrie est entrée dans sa deuxième décennie de guerre civile. Pour notre série Unresolved Crises, Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie et conseiller spécial géopolitique de l'Institut Montaigne, fait le point sur la situation sur le terrain, 11 années après le début de la crise. Il y dresse le bilan d'une Syrie toujours plus divisée. Cet article fait partie d'une série d'analyses consacrée aux zones de conflits, elle a notamment permis d'aborder la situation en Afghanistan et au Yémen (en anglais).

11 ans après le début du conflit, la guerre en Syrie s'est installée dans une impasse violente et prolongée. Pouvez-vous nous présenter les principaux acteurs du conflit et leurs intérêts géopolitiques aujourd'hui ?

Le conflit central en Syrie est évidemment celui du régime contre son peuple. Il est cependant d’une certaine façon plus ou moins terminé, vu que Al-Assad a gagné, même s'il ne contrôle que deux tiers de son pays depuis un certain nombre d'années. De plus, il persiste quand même, notamment dans le nord-ouest du pays autour d'Idlib, des poches de résistance plus ou moins salafistes, ainsi qu'une région dominée par les Kurdes au nord-est. Assad n'est pas directement en guerre contre les Kurdes, mais l'est toujours avec les mouvements salafistes. 

Deuxième pièce du puzzle, la Syrie continue d'être le théâtre d’une confrontation entre l'Iran et Israël, avec la Russie agissant comme élément de régulation de ce conflit. S'ajoute à cela le conflit des Turcs qui se battent encore contre les Kurdes Syriens (milice des YPG). Enfin, il faut rappeler le conflit entre les Américains et leurs alliés d'une part, et Daech dans le nord-est d'autre part, même si celui-ci se maintient dans un état plus ou moins larvaire. Sa présence explique le déploiement de forces spéciales américaines et françaises dans le nord-est, ce qui fait qu'il persiste une tension entre le régime, les Russes, voire les Turcs et les Occidentaux en Syrie. Ces différentes strates sont irrémédiablement imbriquées les unes dans les autres, avec comme chapeau général une tension maintenue entre la Russie, la Turquie et l'Iran d’un côté, et les Occidentaux de l'autre, ainsi qu'un mouvement plus général de la Ligue arabe pour normaliser les relations avec le régime d’Assad. En mars 2022, le président Assad s'était rendu aux Émirats arabes unis pour sa première visite dans un pays arabe depuis le début du conflit en 2011. Ceci va à l'encontre du souhait des Occidentaux. Un dernier point sur la présence de Daech et ses alliés. L'État Islamique n'est pas mort en Irak et il y a un lien entre ce qu'il se passe là-bas et en Syrie du point de vue du terrorisme. On ne peut pas écarter la résurgence d’une menace de Daech en Syrie.

Que peut faire la communauté internationale à ce stade et où en est le processus politique conduit sous l'égide des Nations unies ? 

Il n'y a actuellement pas de processus de règlement en cours en Syrie, mais il y a une gestion de la politique humanitaire. Le peuple syrien, qu'il soit ou non sous la coupe d'Assad, vit en grande majorité sous le seuil de pauvreté, en proie à la famine et à des maladies infectieuses. Depuis janvier 2022, le nombre de Syriens ayant besoin d'aide humanitaire continue de croître jusqu'à atteindre 14,6 millions de personnes aujourd'hui (pour un pays qui en compte 18 millions). Cette insécurité alimentaire dont souffrent les Syriens est renforcée par le conflit en Ukraine, qui provoque une augmentation des prix de l'énergie et du blé. 

L'aide venant des Nations unies et de l'Union européenne est essentiellement captée par le régime.

Malheureusement, l'aide venant des Nations unies et de l'Union européenne est essentiellement captée par le régime. Jusqu'à il y a quelques années, les Nations unies avaient obtenu du transborder crossing pour l'acheminement de l'aide humanitaire sans passer par Damas. Les Russes ont progressivement réussi à fermer ces points d’accès (il n'en reste plus qu'un dans le nord-est) ; même s'agissant de celui-ci, les Russes vont sans doute poser leur veto empêchant le renouvellement de la résolution 2642 du Conseil de sécurité qui permet cet accès humanitaire depuis l'extérieur. 

À ceci s'ajoute le fait qu'aujourd'hui il y a davantage de Syriens déplacés que de Syriens présents dans leur logement, qu'ils soient partis ailleurs en Syrie ou à l'extérieur. Il y a depuis un certain nombre d'années des tentatives mises en place pour faire revenir chez eux les réfugiés syriens, qui pèsent beaucoup sur des pays comme la Turquie, le Liban ou la Jordanie. Cependant, ces tentatives se heurtent au fait que les rares Syriens ayant fait le saut d’un retour chez eux ont été arrêtés, envoyés en prison, ou ont subi une conscription forcée. Ces tentatives ont donc échoué, notamment le grand dessein russe qui aurait été de garantir un retour massif en échange d’une normalisation des pays de la région et des Occidentaux avec Assad. 

On peut soutenir aussi que l'engagement d'acteurs extérieurs a aggravé et prolongé ce conflit, ce qui rend peu probable l'émergence d'un règlement politique durable. Mais quelle est la spécificité du conflit syrien ? 

Ce n'est pas la multiplicité des acteurs qui empêche une résolution du conflit, mais la nature du régime. La Syrie est une mosaïque de minorités, héritée du monde ottoman ; c'est cette démographie "ottomane" du pays combinée à la nature du régime qui fait la marque de fabrique de la Syrie actuelle. Le pouvoir est exercé par un dictateur, mais celui-ci s'appuie sur un clan, qui lui-même tient la minorité alaouite ; celle-ci domine la majorité sunnite grâce à une coalition avec d'autres minorités et à la cooptation de certaines élites sunnites. C'est donc un système de pouvoir très particulier, et dans lequel il est difficile de faire sauter tous les verrous. Il a été facile au régime de monter les minorités contre la majorité sunnite. Il a vite été capable d'instaurer le récit selon lequel le conflit était celui d'un camp contre un autre, soutenu depuis l'étranger. Il est donc difficile d'établir un processus de règlement, d'autant que ce régime est de nature particulièrement dur, inflexible et résilient. 

Le vrai problème est le désalignement des intérêts des acteurs régionaux et internationaux. Au départ, il y avait une coalition entre l'Iran et la Russie pour soutenir le régime, alors que les Occidentaux et les pays de la Ligue arabe souhaitaient le départ ou du moins une évolution profonde de celui-ci. Pourtant, les Turcs se sont à un moment entendus avec les Iraniens et les Russes dans le but non pas de résoudre le conflit mais de pratiquer le "conflict management".

Le vrai problème est le désalignement des intérêts des acteurs régionaux et internationaux. 

Des zones de désescalade décidées en commun ont permis aux Turcs d’obtenir certains gains et aux Russes et Iraniens de progresser dans la reconquête du pays au profit du régime. S'agissant par ailleurs du maintien au pouvoir de Bachar al-Assad, il bénéficie d'une constellation favorable entre l'Iran, la Russie et Israël, avec du côté occidental une certaine neutralité de la part des Américains et une Turquie qui commence à évoluer dans le sens du maintien au pouvoir. 

Les Nations unies dans ce contexte n'ont pas mis en place un processus qui puisse déboucher. La vraie question concerne l'utilité du maintien d'un envoyé spécial du Secrétaire général de l'ONU pour la Syrie, censé mettre en contact les parties à Genève ; le processus est resté très formel et subverti de l'intérieur par les Russes et le régime d'Assad. Il n'y a pas eu d'investissement suffisant non plus de la part des Américains et de leurs alliés régionaux ou européens pour contrer cette évaporation du processus onusien. Les Russes ont monté le processus d'Astana avec les Iraniens et les Turcs, sans d'ailleurs obtenir quoi que ce soit de la part du régime. Par ailleurs, les Nations unies jouent un rôle souvent contesté à travers leurs agences, qui contribuent beaucoup à la gestion humanitaire du conflit, mais de ce fait même, pour des raisons d’efficacité, contribuent aussi à maintenir en place le régime. 

Quant à la "résilience du régime" syrien, comment la qualifieriez-vous ? Comment le gouvernement est-il perçu au sein de la population syrienne ? 

C'est un régime très impopulaire mais sa résilience ne repose pas sur sa popularité. Même dans la zone contrôlée par Assad il y a des révoltes comme les soulèvements d’Al-Sawda, de Deraa et de certaines localités druzes. La minorité alaouite a elle-même éprouvé un fort ressentiment contre le clan d’Assad et de ses alliés à Damas ; d'une certaine manière elle a souffert proportionnellement plus que le reste de la population. Dans les villages alaouites, les villages pauvres comptent de nombreux jeunes gens morts ou estropiés pour défendre le régime contre la révolte. La base alaouite reste néanmoins convaincue que si Assad n'est plus au pouvoir, elle sera à la merci de la fureur de la majorité sunnite.

Le régime d'Assad est donc un régime qui vit grâce à la terreur et au soutien de sa communauté.

Dans les villages alaouites, les villages pauvres comptent de nombreux jeunes gens morts ou estropiés pour défendre le régime contre la révolte. La base alaouite reste néanmoins convaincue que si Assad n'est plus au pouvoir, elle sera à la merci de la fureur de la majorité sunnite.

Le régime d'Assad est donc un régime qui vit grâce à la terreur et au soutien de sa communauté. Il est difficile d’envisager un changement de la donne tant que les Iraniens, Israéliens et Russes souhaitent le maintien d’Assad. 

Pourriez-vous parler de la dérive de la Syrie vers un narco-État ?

La production du trafic de drogue, du captagon en particulier, a pris une importance considérable. Ce stimulant, autrefois associé aux jihadistes du groupe État islamique, a donné naissance à une industrie illégale qui soutient le régime d’Assad, mais également nombre de ses ennemis. Selon de récentes estimations, les exportations de captagon s’élevaient à 3,5 milliards de dollars (4,2 fois plus que le chiffres des "exportations officielles") - dans un pays où le PIB serait d’environ 20 à 30 milliards de dollars. La Jordanie, la Turquie et l'Irak commencent à être inondées par une production surtout destinée au départ aux États du Golfe, à l'Égypte et à l'Europe. Pour développer cette économie, la Syrie s'est appuyée sur l'Iran et surtout le Hezbollah, qui avait une longue pratique de ce trafic de drogue. C'est un poste très important du budget de l'État : cette drogue est désormais de loin son premier produit d’exportation, dépassant toutes ses exportations légales réunies, selon des estimations établies. C’est donc devenu une caractéristique du régime. 

Alors que la Russie, première alliée du régime, est engagée depuis février dans sa guerre contre l'Ukraine, il est pertinent aussi de se demander en quoi ce conflit peut modifier l'état des lieux en Syrie. 

L'effet de la guerre en Ukraine pour l'instant est peu visible mais je vois trois hypothèses possibles : 

  • La première est que rien ne change, c'est à dire que les Russes restent suffisamment présents en Syrie pour maintenir la stabilité du régime et suffisamment influents dans la région pour que les équilibres évoqués plus haut entre la Turquie, l'Iran, Israël, les Occidentaux, les pays de la Ligue arabe ne soient pas modifiés. 

  • La deuxième concerne l'influence de l'Iran. Cette dernière risque de s'accroître car les Russes ont moins de moyens à mettre en soutien du régime et leur attention s'est déplacée vers l'Ukraine. La montée en puissance de l'iran pourrait s'accompagner de celle de la Turquie qui est toujours en passe d'envahir davantage le nord de la Syrie. 

  • Enfin, troisième hypothèse, le sort d'Assad pourrait se jouer à Kherson, à Marioupol et en Crimée. S'il y a une vraie défaite russe en Ukraine, il paraît difficile d'imaginer que les conséquences seraient secondaires pour Assad, d’autant plus si l'Iran entre dans une phase de difficultés sur le plan interne (compte tenu du soulèvement en cours) et sur le plan externe (s'ils se rapprochent trop du nucléaire, déclenchant un jour une réaction israélo-américaine). 

Pour ce qui concerne un début de solution à la guerre syrienne - une fin à cette guerre sans fin - il faudrait que les intérêts évoluent du côté russe, du côté Israël/monde arabe et du côté américano-européen. Peut-il y avoir une convergence des intérêts pour réinvestir un règlement et faire partir Assad ? 

Cette question est au cœur de la crise syrienne. À cet égard, le seul véritable atout dont disposent les Américains et leurs alliés c'est une présence maintenue dans le nord-est syrien. Si de cette présence pouvait résulter une zone autonome, stabilisée et prospère, vitrine de ce que peuvent faire les Syriens libres de la tutelle d'Assad, ceci modifierait l'équation et donnerait à ceux qui soutiennent le nord-est syrien un pouvoir de négociation, notamment vis-à-vis des autres États arabes.

Il faudrait que les intérêts évoluent du côté russe, du côté Israël/monde arabe et du côté américano-européen.

Si ces derniers souhaitent normaliser leur relation avec Damas, la condition devrait être une exigence de leur part portant sur une décentralisation très poussée vis-à-vis de Damas. Celle-ci serait le cadre de l'autonomie des zones libérées.

La Turquie, elle aussi, peut choisir de normaliser avec Assad (ce que la Russie essaie d'encourager) pour qu’elle ait la main libre dans le nord. Erdoğan convoite de détruire les Kurdes syriens et d'acquérir une zone d’influence en Syrie pour se délester d’une partie des Syriens réfugiés en Turquie. C'est à nous, Occidentaux, d'offrir à Ankara une alternative sous la forme d’un nord-est syrien autonome et stabilisé. 

Le conflit a-t-il marqué la fin du système onusien ?

Les institutions internationales ne meurent jamais. Cependant, il y a quelque chose de très particulier dans le cas syrien : le Conseil de sécurité a été de plus en plus endommagé par l'obstruction russe à partir de la guerre. Les Russes font partie d’un organe qui leur donne une place privilégiée dans le monde, mais n'hésitent pas à le paralyser et à l'affaiblir.

Aujourd'hui, Linda Thomas-Greenfield, l'ambassadrice américaine à l'ONU, souligne le fait que les décisions ne se font plus au Conseil de sécurité mais à l'Assemblée générale ou dans les "coalition of the willing". La Syrie marque peut être le début de la fin pour le Conseil de Sécurité, ou du moins un affaiblissement considérable de cet organe emblématique. 

La Syrie n'est pas membre de la Cour pénale internationale et n'est donc pas soumise à sa juridiction, ce qui prive la communauté internationale d'un moyen essentiel de tenir Assad responsable de ses crimes. Face à l'impunité des crimes commis, que faire ?

L'ONU et l'Assemblée générale ont mis en place un dispositif pour réunir des preuves qui pourraient un jour être utilisées dans un processus judiciaire contre le régime et contre Daech, c'est le "mécanisme international, impartial et indépendant" ou M3I. Celui-ci représente une avancée dans la justice pénale internationale. Il n'a pas suffi cependant à enclencher un processus de délégitimation du régime d'Assad : l'opinion internationale s'habitue aux stigmates du crime. Cela m'amène à porter un autre regard sur la question ukrainienne. Les Ukrainiens eux-même font un effort pour réunir des preuves de crimes de guerre commis par les Russes, mais cet effort ne suffira pas ; il ne change pas fondamentalement le regard des opinions et laisse en place les apparences de la légitimité chez un régime criminel. Tant qu'il n'y a pas de tribunal les efforts ne suffiront pas. Ne faudrait-il donc pas un tribunal spécial dans ce cas ? Il n'y en aura pas pour la Syrie (le cas syrien n'étant pas suffisamment mobilisateur). Inversement pour l'Ukraine et la Russie c'est possible, mais ce tribunal spécial concerne sans doute le crime "d'agression" qui ne peut pas être jugé par la Cour pénale internationale (la compétence pour le crime d'agression de la CPI ne vaut que pour des États-parties au statut de Rome, ce qui n'est le cas ni de la Russie ni de l'Ukraine). Si un jour la communauté internationale venait à créer un tribunal spécial pour juger la Russie, ou au moins ses dirigeants, on peut espérer renverser la tendance à l'impunité des crimes de guerre commis en Syrie par le régime d’Assad.

 

Copyright : Delil SOULEIMAN / AFP

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