Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
23/02/2023

Après la chute. Faut-il se préparer à l’éclatement de la Russie?

Après la chute. Faut-il se préparer à l’éclatement de la Russie?
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Alors que la guerre en Ukraine s’apprête à entrer dans sa deuxième année, le ton n’est guère à la repentance du côté de Moscou. Si Vladimir Poutine s’est à nouveau montré inflexible lors de son discours à l’Assemblée fédérale, le 21 février, les Occidentaux ne se révèlent pas moins fermes, déterminés à intensifier leur soutien à Kiev. Dans ce contexte, Bruno Tertrais s’interroge : faut-il se préparer à l’éclatement de la Russie? Faisant l’hypothèse d’une victoire ukrainienne, notre conseiller géopolitique évalue les conséquences d’un tel effondrement. Il poursuit ici une réflexion amorcée dans un premier papier, “La chute de la maison Russie”, portrait d’un délitement du projet néo-impérial poutinien.

Dans le jeu de société Risk, où nombre de boomers ont appris les rudiments de la géostratégie, on chercherait en vain la Russie. À sa place, l’Ukraine, l’Oural, la Yakoutie, le Tchita et le Kamtchatka.

On peine à croire que la disparition du plus grand pays du monde par la taille soit un scénario crédible. Mais l’hypothèse de son éclatement a de longue date hanté les Russes autant qu’il a excité l’imagination des Occidentaux. Parmi d’autres exemples, il y a quarante ans exactement, un auteur britannique publiait un roman intitulé The Fall of the Russian Empire : "la Russie s’est transformée en un volcan humain sur le point  d’exploser", annonçait l’auteur en 1982.

ll n’est pas rare de voir les empires s’effondrer après les grandes défaites militaires, qui agissent soit comme une cause directe soit comme le catalyseur de l’implosion.

Il n’est pas rare de voir les empires s’effondrer après les grandes défaites militaires, qui agissent soit comme une cause directe soit comme le catalyseur de l’implosion,  le déficit de légitimité politique et la désorganisation des structures étatiques s’ajoutant au coût humain et financier de la guerre. Ce fut bien sûr le cas après la Première Guerre mondiale, y compris pour la Russie. Et pour l’empire soviétique : l’enlisement en Afghanistan fut à la fois un révélateur des faiblesses de son armée et un encouragement à la révolte des Républiques non-russes.

Vladimir Poutine, qui peut théoriquement se représenter en 2024, fera tout pour l’éviter. On sait qu’il admire Ivan Iline, et a certainement lu et relu l’essai du philosophe Ce que le démembrement de la Russie signifierait pour le monde (1950). Mais il n’est pas certain qu’il puisse survivre politiquement - voire lui survivre tout court - à une déroute de son armée. Lui ou ses successeurs devront alors affronter un scénario encore plus dangereux : celui de l’effondrement de ce qui est, encore aujourd’hui, un empire, dans lequel un groupe national, les Russes, domine d’autres populations.

La "verticale du pouvoir" imposée par le président russe au cours des vingt dernières années, y compris par la redéfinition des entités qui composent la fédération, serait fortement ébranlée par la défaite. Sur le plan économique, alors qu’un État en guerre doit choisir entre les canons et le beurre, Moscou pourrait avoir de plus en plus de mal à fournir l’un ou l’autre. Les conscrits de retour de la campagne d’Ukraine seront souvent amers, parfois socialement déconsidérés. Les anciens prisonniers engagés dans les milices seront naturellement tentés par l’économie parallèle des gangs, des trafics et de l’extorsion. Enfin, comme pour tous les régimes autoritaires dans lesquels les dirigeants signent un pacte faustien en nourrissant la compétition entre centres de pouvoir, le risque de violence à grande échelle serait réel entre l’armée, les services de renseignement, la Garde nationale créée en 2016, et bien sûr les milices de MM. Prigogine, Kadyrov ou Choigu.

Lui ou ses successeurs devront alors affronter un scénario encore plus dangereux : celui de l’effondrement de ce qui est, encore aujourd’hui, un empire, dans lequel un groupe national, les Russes, domine d’autres populations.

À la sécession politique s’ajouterait le risque de sécession territoriale. Il n’y a pas vraiment de nation russe, dit le politologue Sergueï Medvedev : "Il y a juste une population gouvernée par un État". Le pays compte aujourd’hui 89 sujets fédéraux dont 21 républiques autonomes non-slaves. Les citoyens russes (Rossiiskii) ne sont pas tous des Russes citoyens (Russkii) et la proportion de ces derniers (environ 80 % aujourd’hui) tend à baisser. Les autres principales nationalités, notamment les Tatars, Bachkirs, Tchouvaches et Tchétchènes connaissent, elles, une croissance démographique. Comme on le sait, les populations les plus pauvres, provenant souvent de régions reculées, contribuent de manière disproportionnée aux effectifs militaires du pays. Au point, comme dans d’autres empires du passé, d’avoir le sentiment d’être la chair à canon du pouvoir central. L’éclatement annoncé par Hélène Carrère d’Encausse en 1978 - elle s’appuyait à l’époque sur des données essentiellement démographiques – aurait-il été prophétique ?

On repense, bien sûr, à l’orée des années 1990, qui – comme à la fin des années 1910 – vit le bouillonnement des nationalités et des revendications d’indépendance, dans l’Union toute entière mais aussi au sein même de ce qui était alors la République fédérative de Russie.Peu s’en souviennent : en 1990, chacune des 21 républiques constituantes avait déclaré sa souveraineté. Les observateurs occidentaux devraient, dans ce scénario, se familiariser de nouveau avec une prolifération de noms qui apparaîtront exotiques aux non-spécialistes. Qui, en dehors du cercle de quelques experts pointus du pays, avait déjà entendu parler du Chuuln, le Congrès de la nation kalmouke, qui a déclaré l’indépendance des peuples qu’il prétend représenter le 27 octobre 2022 ? 

Le délitement de l’Union soviétique n’est qu’un précédent imparfait pour imaginer le scénario de celui de la Russie.

Mais le délitement de l’Union soviétique n’est qu’un précédent imparfait pour imaginer le scénario de celui de la Russie. L’URSS avait, dans sa périphérie, de véritables centres de pouvoir. La Russie, elle, "est un pays économiquement, socialement et régionalement fragmenté, constitué de quelques villes et microrégions développées et d’un vaste hinterland déconnecté et appauvri".

Au lieu de 15 États membres, 89 entités fédérales, on l’a dit, dont six ne sont pas internationalement reconnues comme appartenant au pays.Lesquelles auraient le plus de chance de faire sécession ? On pense en premier lieu à celles qui sont frontalières (Caucase, Touva, voire Bouriatie mais dont la population est majoritairement russe), qui se trouvent être aussi celles qui auront le plus souffert en termes de pertes humaines. On pense également à celles qui sont les plus homogènes, où les Russes au sens ethnique ont parfois quasiment disparu, et qui sont souvent les plus pauvres (au Caucase, là encore). Mais d’autres, qui sont parmi les plus riches et ont un historique de revendication nationale, pourraient être elles aussi concernées, en particulier deux républiques du bassin de la Volga, le Tatarstan et le Bachkortostan. Cinq siècles après la conquête de Kazan et Astrakhan par Ivan le Terrible, la fin de "l’empire intérieur" pourrait se profiler.

Une frange, minoritaire, des nationalistes pourrait voir d’un œil favorable le départ de peuples non-russes de la fédération. D’autant qu’une Russie séparée de l’Ukraine verrait le centre de gravité de son imperium se déplacer vers l’Est. Mais ce serait au prix d’une nouvelle dégringolade démographique d’un pays déjà fort mal en point de ce point de vue (sans compter que près d’un million de personnes l’ont déjà quitté depuis le 24 février 2022). En effet, quatre des entités fédérales les plus susceptibles de s’éloigner du centre de gravité moscovite sont aussi… les seules qui ont connu un solde naturel positif (excédent des naissances sur les décès) ces dernières années : la Tchétchénie, l’Ingouchie, le Daguestan, et Touva. Les populations minoritaires pourraient représenter 30 % de la population d’ici quelques années.

Quatre des entités fédérales les plus susceptibles de s’éloigner du centre de gravité moscovite sont aussi les seules qui ont connu un solde naturel positif ces dernières années.

Le précédent de la Yougoslavie vient ainsi plus naturellement à l’esprit que celui de l’Union soviétique. Il est d’ailleurs fréquemment invoqué par les autorités russes, pour le craindre… Certaines entités auraient beau jeu d’employer l’arme du référendum d’autodétermination utilisée par Moscou à plusieurs reprises pour annexer plusieurs parties de l’Ukraine. Si l’on en croit l’une des analyses les plus approfondies de ce scénario, "l’effondrement de l’actuelle fédération de Russie a peu de chances de s’effectuer de manière linéaire, au contraire de celui de l’Union soviétique, qui vit les quinze Républiques de l’Union devenir indépendantes presque par défaut. (..) La fracturation de l’État russe serait probablement chaotique, prolongée, progressive, conflictuelle et de plus en plus violente. Elle pourrait résulter en la séparation complète de certaines unités fédérales et en l’amalgamation d’autres dans de nouveaux arrangements fédéraux ou confédéraux".

L'effondrement de l’empire russe ressemblerait davantage à 1917 qu’à 1991. Comme pour l’Empire ottoman à l’époque, "l’homme malade de l’Eurasie" générerait sans doute de nouveaux conflits.

Bref, l’effondrement de l’empire russe ressemblerait davantage à 1917 qu’à 1991. Comme pour l’Empire ottoman à l’époque,"l’homme malade de l’Eurasie" générerait sans doute de nouveaux conflits. En l’absence de gendarme, il susciterait les convoitises des puissances voisines, au premier rang desquelles la Chine et… la Turquie. Et que deviendrait, dans ce cas, la Biélorussie ? Moscou accepterait-elle qu’elle prenne son indépendance ? Ou voudrait-elle à tout prix garder ce reste d’Union soviétique, comme la Serbie le Monténégro après la disparition de la fédération yougoslave – mais au prix alors, peut-être, d’un nouveau bain de sang ?

"La Russie est la machine à cauchemars de l’Occident", dit le personnage principal du Mage du Kremlin. Seule bonne nouvelle du scénario analysé ici : la question nucléaire ne se poserait sans doute pas avec autant d’acuité que c’était le cas à propos de l’Union soviétique. A l’époque, près de 7 000 armes étaient stationnées en dehors de la Russie… Aujourd’hui, à l’exception des bases navales, les forces nucléaires du pays sont majoritairement localisées au cœur de la fédération, plutôt au sud et le long de grandes voies de communication bien maîtrisées par l’État central – quoique parfois trop près des frontières pour ne pas se préoccuper de leur sort en cas de troubles graves. Dans les années 1970, on qualifiait l’Union soviétique de "Haute-Volta avec des fusées". Dans les années 2000, c’était "le Mexique avec des armes nucléaires". Dans les années 2010, "une station-service avec des armes nucléaires". Deviendra-t-elle une "Somalie avec des armes nucléaires" ?  

Un éclatement de l’empire ne serait pas irréversible. La Russie finit toujours par se reconstruire, comme elle le fit à la fin des années 1910. Dans une hypothèse optimiste, cela pourrait se faire, à terme, dans le cadre d’une nouvelle fédération plus égalitaire. À défaut, le chaos pourrait y faire le lit d’un véritable régime totalitaire.

Si le scénario proposé ici reste très improbable, ce n’est pas au point de le négliger. Il faut donc y réfléchir. Et le souhaiter ?  En 1991, deux positions se faisaient jour à Washington. L’une, incarnée par le Secrétaire à la défense Dick Cheney, voyait dans l’éclatement de l’Union soviétique une chance historique, celle pour l’Occident d’être débarrassé de la menace russe. L’autre, soutenue par le Secrétaire d’État Jim Baker, militait au contraire pour la prudence, mettant l’accent sur les risques induits par le délitement d’une grande puissance, surtout nucléaire. Comme on le sait, ce fut celle adoptée par le président Bush père - au point d’aller à Kiev pour demander aux Ukrainiens de ne pas sortir de l’Union. Comme le recommandait déjà George Kennan, le "père" du "containment", vénéré dans certains cercles washingtoniens, dès 1948. On verrait sans doute refleurir dans les pays occidentaux le même débat, et sans doute la même prudence de la part de la Maison Blanche. Et l’Amérique verrait d’un œil d’autant plus mauvais la Russie sombrer dans le chaos que le scénario l’éloignerait encore un peu plus de son projet : se focaliser sur l’Asie.

La Chine ne serait elle-même guère favorable au délitement russe. Certes, elle pourrait y gagner à la longue : un Extrême-Orient russe vidé de ses habitants pourrait devenir le Congo des années 2000 – un territoire non gouverné ouvert à toutes les prédations, la Russie devenant un "espace" plus qu’un "acteur". Avec, en ligne de mire, le contrôle de la Route maritime du nord et des richesses d’un territoire qui sera bouleversé par la fonte du permafrost (60 % du territoire). Mais Pékin n’aime pas le chaos.

L’Amérique verrait d’un œil d’autant plus mauvais la Russie sombrer dans le chaos que le scénario l’éloignerait encore un peu plus de son projet : se focaliser sur l’Asie.

Il serait en tout cas contre productif de déclarer publiquement souhaiter l’éclatement de l’empire. La paranoïa russe est déjà suffisamment avancée. Certains analystes estiment même - évidemment à tort - que "la décision stratégique de tenter de démanteler la Russie pourrait avoir déjà été prise à Washington et à Londres (..) Cela ne plaira sans doute pas à Paris, Berlin et Rome, mais ils seront contraints de suivre leurs maîtres de l’Anglosphère". Ne la nourrissons pas. On peut vouloir "en finir avec la menace militaire russe" comme on le faisait à propos de l’Allemagne en 1918 ou en 1945, mais pas "en finir avec la Russie". On peut comprendre que l’un des plus hauts responsables ukrainiens dise que "la désintégration de la Russie est une question de sécurité nationale". Mais nous ne sommes pas tenus de partager cette position.


En revanche, réfléchissons d’ores et déjà aux conséquences de ce scénario s’il venait à se réaliser. L’historien Michael Khodarkovsky le disait déjà en 2016 : "nous ne devons pas être pris par surprise si un jour la Russie devait imploser". C’est aujourd’hui la position de certains analystes américains d’obédience républicaine qui ont travaillé sur le sujet, tels que Janusz Bugajski (Failed State : A Guide to Russia’s Rupture) ou Luke Coffey (Preparing for the Final Collapse of the Soviet Union and the Dissolution of the Russian Federation).


Notre premier devoir serait le confinement de la Russie au sens sanitaire du terme. Il s’agirait d’éviter le débordement de la violence et des trafics, et tout autre effet collatéral. En d’autres termes, contribuer à faire en sorte que l’implosion ne devienne pas une explosion. "Veiller à ce que ce marécage ne se décompose pas en relâchant des champignons atomiques". Et invalider ainsi la sombre prédiction de Bill Clinton en 1999 : "si la Russie n’est pas stable, le reste du monde connaîtra le malheur".  Mais aussi, sans doute, se préparer à aider, si elles le demandaient, des forces qui seraient prêtes à transformer politiquement le pays dans un sens qui serait plus favorable à nos intérêts et à nos valeurs.

 

Copyright image : STRINGER / AFP

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne