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Note d'éclairage
Juin 2024

[Législatives 2024]
Quelle politique de défense après le 7 juillet ?

Prérogative régalienne par excellence, la Défense sera un enjeu majeur en cas de cohabitation. Quels sont les rôles respectifs du Premier ministre et du président de la République selon la Constitution et la jurisprudence ? Dissuasion, opérations extérieures, appartenance à l’OTAN, industrie de défense : quels seraient les points les plus consensuels et les plus clivants entre la politique de défense menée jusqu’alors par le Président et celle que prévoient les programmes du Rassemblement National et du Nouveau Front Populaire ? Que nous apprend la pratique des cohabitations passées en la matière ?

Au cœur du régalien : la Défense dans la Constitution

La défense étant au cœur du domaine régalien, il est difficile d’imaginer qu’elle ne soit pas au cœur de débats politiques et institutionnels entre le président actuel et une force politique de gouvernement au moins partiellement issue des extrêmes. Ceci est d’autant plus vrai qu’en sus des trois cohabitations "officielles", on peut qualifier de "cohabitation partielle" la période 1978-1980 qui avait vu, concernant la politique de défense, notamment en ce qui concerne la dissuasion nucléaire, des différends significatifs entre le Premier ministre (Jacques Chirac) et le président de la République (Valéry Giscard d’Estaing) portés sur la place publique. 

Ces cohabitations ont néanmoins créé une jurisprudence qui a clarifié l’écheveau constitutionnel. En matière de défense, le président de la République détient le pouvoir décisionnaire en sa double qualité constitutionnelle de "chef des armées " et de président des conseils de défense (Article 15). Le Gouvernement, quant à lui, "dispose de la force armée "(Article 20) et le Premier ministre est "responsable de la défense nationale " (Article 21). 

Dans les faits, en cas de dissension majeure, les Premiers ministres se sont effacés derrière le Président - sans doute du fait de leur volonté de ne pas provoquer une crise de régime, mais aussi du fait de leurs propres ambitions présidentielles, comme c’était le cas pour MM. Chirac, Balladur et Jospin. On l’a vu à plusieurs reprises à propos des grands axes de la politique de défense, et notamment sur les deux questions centrales dans la culture stratégique de la Ve République que sont la dissuasion nucléaire d’une part, l’OTAN d’autre part

Concernant la dissuasion nucléaire (doctrine, programmes, essais), elle fut au cœur des désaccords entre Président et Premier ministre dans toutes les cohabitations. Toutefois, celle des années 1997-2002 avait vu une remise à plat, en bonne intelligence et de manière consensuelle, de la politique française dans ce domaine. Demain, rien n’empêcherait le Président Macron de maintenir ses ouvertures européennes, dès lors qu’aucun partage de la décision d’emploi des forces nucléaires n’est envisagé, quand bien même le programme de la liste RN s’opposait à toute "dépossession " et celui de la liste Union Populaire (LFI/UP) évoquait le "maintien du caractère national "de la dissuasion. On note par ailleurs que toutes les grandes décisions relatives à la pérennisation de la dissuasion nucléaire - notamment sous-marin lanceur d’engins de troisième génération, missile balistique M51.3, et missile air-sol de quatrième génération - ont déjà été prises par M. Macron.

Budget, OTAN : les points d’équilibre

La place de la France dans l’OTAN avait été un sujet de désaccord en 1997 entre un Président envisageant à cette époque (1996) de revenir dans la structure intégrée et un Premier ministre s’y opposant. Si le gouvernement Jospin se targua d’avoir contribué à l’abandon du projet en 1997, ce dernier était toutefois déjà, dans les faits, enterré au moment des élections législatives. Aujourd’hui, on voit mal comment un gouvernement pourrait imposer au président de la République de sortir (de nouveau !) du commandement militaire intégré de l’OTAN, d’autant plus que le sujet, s’il a été un point de désaccord frontal, semble désormais consensuel. Alors qu’en 2022, le RN prévoyait de "sortir du commandement intégré de l'OTAN", accusée d’être devenue "une organisation belliciste, dont les élargissements successifs visent moins la protection des pays européens que l’encerclement dangereux de la Russie, de la Géorgie à l’Ukraine", les positions du parti de Marine Le Pen ont évolué : on note ainsi que le livret thématique Défense du RN ne figure plus parmi le catalogue des livrets thématiques accessibles depuis le site officiel du parti. Le 19 juin, la visite de Jordan Bardella au salon Eurosatory, qui réunit à Villepinte les acteurs internationaux de la Défense et de la Sécurité, a donné au président du RN l’opportunité de clarifier certaines des positions de la politique étrangère qu’il mettrait en place en cas de victoire de son camp aux législatives. Jordan Bardella a notamment affirmé qu’il ne fallait plus quitter l’OTAN tant que la guerre en Ukraine était en cours et qu’il ne fallait "pas remettre en cause les engagements" de la France à l'international en matière de défense. Le Nouveau Front Populaire, au sein duquel la question n’est pas tranchée, ne fait quant à lui pas mention de l’OTAN. Alors que le programme LFI "L’Avenir en commun" estimait que "l’Europe de la défense nous enferme dans les velléités belliqueuses de l’OTAN" et que la France devait retrouver son indépendance pour "sortir de la "vision étroitement "occidentale" du monde qui aggrave les tensions mondiales", Raphaël Glucksmann se montrait de son côté plus favorable à l’OTAN lors de ses interventions, quoiqu’aucune mention de l’organisation atlantiste ne soit faite dans le programme Place publique "Réveiller l’Europe" des européennes. 
 
Si certains sujets semblent, quelle que soit l’incompatibilité éventuelle des positions respectives du gouvernement et de la présidence, ne pas être de nature à provoquer de blocages, d’autres devraient même ne pas susciter de controverses majeures. Ainsi de la nomination des plus hauts responsables civils et militaires, qui ne peut être imposée au président de la République, ou du budget de la défense - du moins dans un scénario RN (ce dernier ayant souhaité, en 2022, un budget de "55 milliards en 2027") car les perspectives, dans un scénario Nouveau Front Populaire, sont plus floues. Pour rappel, le gouvernement Jospin était parvenu à imposer une "Revue des programmes" militaires à l’Élysée dans le but de réaliser des économies budgétaires. Les grandes orientations de la politique de défense devraient aussi rester stables, dans la mesure où l’on voit mal un gouvernement dont l’espérance de vie politique serait au maximum de trois ans mettre en chantier un nouvel exercice de type "Livre blanc " qui devrait alors être logiquement suivi d’une nouvelle loi de programmation militaire, l’ensemble ne pouvant prendre moins d’une année.

Opérations extérieures, renseignement : des blocages à craindre ?

Cependant, certains sujets critiques tels que le renseignement et les exportations d’armement, où le Premier ministre dispose d’un rôle majeur, pourraient être moins consensuels. Les nominations des responsables administratifs dans les services relevant du Gouvernement (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, autorités du Ministère des armées, etc.) seraient sensibles. Ici, l’expérience des cohabitations passées n’est que partiellement utile au vu de la "présidentialisation " de certains domaines au cours des deux dernières décennies (élargissement du rôle du Conseil de défense et du SGDSN à la "sécurité nationale ", institution d’un Coordonnateur national du renseignement à l’Élysée). 

S’agissant des opérations extérieures, deux observations peuvent être faites concernant la réponse française. Tout d’abord, une crise humanitaire suscitant une volonté européenne d’intervention ne se déroulerait pas nécessairement demain de manière aussi consensuelle que ce fut le cas lors de la guerre de Bosnie (cohabitation 1993-1995) et de celle du Kosovo (1999). En 1999 déjà, l’intervention de soutien au président ivoirien Henri Konan Bédié avait opposé Jacques Chirac et Lionel Jospin. 

De plus, si la "jurisprudence des cohabitations" laisse au président de la République sa marge d’initiative et de manœuvre, il convient de rappeler que le Parlement doit, depuis la réforme de 2008, autoriser la prolongation de telles opérations au bout de quatre mois - une disposition qui n’existait pas lors des précédentes cohabitations. Cela ne concernerait que les opérations extérieures au sens strict du terme et non, par exemple, des activités de formation conduites sur le sol ukrainien. Il en irait néanmoins tout autrement dans le scénario, encore très hypothétique, d’envoi de forces aériennes ou terrestres de combat en Ukraine en l’absence de toute attaque sur le territoire européen.

Si un gouvernement à dominante RN s'opposait, selon les termes du programme de sa liste pour les élections européennes, à une "défense européenne", le RN n’en est pas moins favorable à "des coopérations industrielles et techniques sur les grands projets d’avenir" dans le domaine de la défense comme dans d’autres. Son programme ajoutait que "l’Europe doit permettre des coopérations militaires entre États, librement consenties, notamment en matière d’industrie de Défense et de projection de forces", et suggérait la "préférence européenne" dans ce domaine. Quant au programme de la liste LFI/UP, il évoquait "un protectionnisme industriel militaire dans les programmes financés ou accompagnés par l’Union européenne". 

De plus, certaines avancées ne seraient sans doute pas inconcevables dans un contexte où l’Amérique prendrait, en 2025, des orientations de rupture sur l’OTAN.

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