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Note d'éclairage
Juin 2024

[Législatives 2024]
Et l’Europe continue de tourner

Auteur
Blanche Leridon
Directrice Exécutive, éditoriale et Experte Résidente - Démocratie et Institutions

Blanche est directrice exécutive éditoriale et expertises à l'Institut Montaigne.

Dans le cadre de l’opération spéciale Législatives 2024, l’Institut Montaigne examine les conséquences de l’élection sur l'avenir de l'influence française en Europe et dans le monde. L’annonce du résultat des élections législatives européennes s’est doublée de celle de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron. Quelles répercussions européennes auront les résultats français et comment s’inscrivent-ils dans la dynamique des autres États-membres ? Quels sont les enjeux politiques et partisans de la dissolution, à l’échelle de l’Hexagone mais aussi de l’Union européenne ? Qui sont les États et les partis gagnants, et les perdants ? Analyse de Blanche Leridon.

L’annonce de la dissolution par le Président de la République a en grande partie éclipsé les sujets européens du débat public national. Les résultats du 9 juin ont pourtant ouvert une nouvelle séquence déterminante pour l’avenir de l’UE, qui se prolongera jusqu’à l’automne avec la nomination de la nouvelle Commission. La législature 2024-2029 se joue, dans ses équilibres politiques et ses grandes orientations stratégiques, dans les semaines qui viennent. Quelle que soit l’issue des législatives des 30 juin et 7 juillet, la France doit jouer sa part dans cette dynamique si elle souhaite conserver son influence en Europe.

Ne pas transposer les résultats nationaux à l’échelle européenne

Premier élément de bilan à retenir des élections du 9 juin, les résultats hexagonaux ne sont pas le décalque exact des tendances européennes, loin de là. Face à la séquence de grande instabilité politique qui s’est ouverte en France dimanche dernier, le Parlement européen devrait conserver, de son côté, ses principaux équilibres. La grande coalition autour du Parti Populaire Européen (PPE), des Socialistes et Démocrates (S&D) et de Renew se maintient, avec 190 eurodéputés pour le PPE (+14 sièges), 136 eurodéputés pour S&D (-3 sièges), tandis que Renew, le groupe "pivot" de cette coalition, perd 22 sièges mais conserve sa troisième place, avec 80 députés. Avec 406 eurodéputés dans un hémicycle qui en contient désormais 720, la coalition, bien qu’affaiblie sur son flanc gauche, conserve sa majorité. Le PPE pourrait même gonfler ses rangs des sept eurodéputés du nouveau parti d’opposition hongrois, Tisza, candidat à l’entrée dans le groupe qui fut longtemps celui d’Orban.

Ce maintien devrait permettre aux trois groupes, et en particulier à un PPE triomphant, d’avancer rapidement sur l’agenda 2024-2029. Celui-ci est structuré autour de quatre priorités : le renforcement de la défense, de la compétitivité et de l’industrie européennes ; la mise en œuvre du Pacte vert ; la gestion des questions migratoires et le respect de l'État de droit. Sur la défense, les eurodéputés statueront notamment sur la proposition de la Commission relative à un programme européen pour l'industrie de la défense (EDIP), dont l’objectif affiché est de soutenir la production d’équipements "made in Europe". Sur l’industrie et la compétitivité, plusieurs initiatives en faveur de la réindustrialisation du continent, la lutte contre la concurrence déloyale et la protection des consommateurs seront inscrites à l’ordre du jour. La Commission a d’ores et déjà annoncé, dans un communiqué daté du 12 juin, l’augmentation des droits de douane sur les véhicules électriques chinois (de 10 %, ils pourront augmenter jusqu’à 38,1 % pour certains fabricants). S’agissant du Pacte vert et du Pacte asile et immigration, nous entrons, après les phases de négociations et d’adoption, aux phases plus délicates encore de mise en œuvre, alors que les deux textes font l’objet de nombreuses critiques (voir en particulier l’article "Pacte vert, énergie : une France faible dans une Europe allemande ?"). Sur l’État de droit enfin, il s’agira de le renforcer à la fois au sein des États membres, comme en Hongrie qui est toujours visée par des poursuites, mais aussi de le développer dans les pays candidats à l’élargissement, sujet également prioritaire pour la prochaine législature.

Une progression des nationaux-populistes moins importante qu’anticipée

Deuxième élément de bilan : la progression des partis nationaux-populistes en Europe, que certains annonçaient comme une déferlante, est moins importante qu’anticipée. Loin d’en minimiser l’étendue ni l’impact potentiel, les scores obtenus par ces partis sont en-deçà de ceux anticipés par les sondages qui prédisaient, dans leur majorité, une extrême-droite victorieuse dans neuf pays de l’UE sur 27. Ils arrivent finalement en tête dans quatre États membres : la France, l’Italie, l’Autriche et la Hongrie (à noter que l’extrême droite du Vlaams Belang est également arrivée en tête en Belgique néerlandophone). Et c’est la France qui enverra à Strasbourg le plus gros contingent de députés eurosceptiques, si l’on additionne les 30 eurodéputés du RN et les cinq de Reconquête.

En Italie, le parti de Giorgia Meloni - qui était elle-même tête de liste pour l’élection - arrive premier, multipliant par quatre son score de 2019, et obtenant 24 sièges et 28,8 % des voix, devant le Parti Démocrate (21 sièges, 24,1 % des voix) et loin devant la Ligue de Matteo Salvini, qui perd 14 sièges, avec 9 % des voix seulement. La victoire de Meloni est d’autant plus intéressante qu’elle vient conforter son mandat national, obtenant d’ailleurs un score supérieur à celui qu’elle avait obtenu lors des législatives de 2022. L’élection européenne, contrairement aux exemples français et allemand, vient donc renforcer la dirigeante italienne dans son pays et au sein de sa propre coalition (notons toutefois que cela ne se traduit pas par une augmentation massive du nombre de sièges, puisque les "pertes" de la Ligue de Salvini sont compensées par les "gains" du parti de Giorgia Meloni).

En Autriche, le parti de la liberté (FPÖ) réalise une percée historique et arrive en tête avec 25,4 % des voix. Enfin, en Belgique, l’extrême droite néerlandophone Vlaams Belang est aussi gagnante avec 14,5 % des voix.

En Allemagne, alors que l’AfD était crédité de plus 20 % des voix fin 2023, le parti a réalisé un score de 15,9 %, ce qui lui permet tout de même d’obtenir 15 sièges, mais d’arriver loin derrière la CDU CSU, qui remporte 29 sièges et 30 % des voix, avec une partition très nette entre l’Est et l’Ouest, comme l’ont mis en évidence des travaux de cartographie éclairants à ce sujet. La campagne de la tête de liste de l’AfD Maximilian Krah avait été émaillée de nombreuses polémiques (scandale du plan de remigration ou déclarations sur les SS qui ne devraient pas être vus "automatiquement comme des criminels"). La stratégie volontairement extrémiste et clivante du parti, à rebours de la normalisation du parti de Marine Le Pen, semble donc contre-productive et a mené à son exclusion du groupe Identité et Démocratie. Il a par ailleurs été annnoncé, dès le lendemain du scrutin, que M. Krah ne siègerait pas au sein du nouveau Parlement.

En Pologne, le parti Droit et justice (PiS), allié historique de Viktor Orbán, a perdu dix points par rapport à 2019. En Slovaquie, l’opposition libérale est en tête alors qu’on s’attendait à la victoire du parti national-populiste SMER de Robert Fico, lui aussi grand allié de Viktor Orbán. Aux Pays-Bas, si le Parti pour la liberté de Geert Wilders réalise une percée par rapport à 2019 avec 17 % des voix, il n'est pas non plus en tête. En Hongrie, le Fidesz est en tête mais recule par rapport à 2019 (45 % contre près de 53 % lors des précédentes élections européennes), au profit de la nouvelle figure de proue de l’opposition, l’ancien membre du Fidesz Péter Magyar, qui remporte 30 % des voix et pourrait siéger au sein du PPE. La guerre en Ukraine et la menace de la Russie expliquent sans doute en partie le recul, ou le plafonnement, de l’extrême-droite dans certains pays à l’Est.

Plusieurs grands pays fondateurs de l’Union voient donc la consécration de l’ascension entamée par les nationaux-populistes mais le raz-de-marée annoncé n’a pas eu lieu. Précisons par ailleurs que ces partis ne siègent pas - en tout cas ne siégeaient pas durant la législature précédente - au sein du même groupe politique. Le parti de Meloni, le PiS polonais, Vox en Espagne ou Reconquête en France siègent au sein du groupe CRE, qui devrait rester le 4e groupe du Parlement (et rêve de la troisième place, devant Renew), tandis que le RN, le FPÖ autrichien et la Ligue de Mateo Salvini siègent au sein du groupe ID, groupe présumé plus extrêmiste et eurosceptique, à l’égard duquel l’ensemble des autres groupes politiques ont, jusqu’à présent, toujours appliqué un "cordon sanitaire" (ce qui signifie qu’on ne leur confie aucun poste à responsabilité, ni pour des présidences de groupes ni pour des postes de rapporteurs sur des textes structurants). L’existence même de ce groupe est mise en péril avec l’exclusion de l’AfD, puisque pour se constituer, un groupe doit regrouper 23 eurodéputés issus de 7 États membres au moins.

Deux grands "perdants" : Renew et les Verts

Les plus grands perdants de ces élections sont les Verts, qui n’obtiennent que 52 sièges, contre 71 en 2019 ; et Renew, avec 80 eurodéputés, contre 102 en 2019. Les conséquences de la déroute écologiste, sans doute attribuable aux manifestations de colère agricole de cet hiver, pourraient se faire sentir lors de la poursuite des négociations du Pacte Vert, et en particulier sur la refonte de la PAC et les textes concernant les pesticides, abandonnés lors de la législature précédente.

Au-delà du prisme partisan, ce sont les Allemands et les Français, deux pays moteurs de la construction européenne, qui sortent très affaiblis de ces législatives, alors que les majorités au pouvoir à Paris et à Berlin ont été désavouées par les urnes. Ce sont les conservateurs de la CDU qui l’ont emporté avec 30 % des voix, alors que le parti sociale-démocrate menée par Olaf Scholz n’en a rassemblé que 14 %, soit l’une de ses plus grandes déroutes électorales, avec des conséquences que nous analysons en détail dans les autres papiers de cette note.

Une séquence déterminante s’ouvre pour la formation des groupes politiques et l’obtention des postes clés

Formation des groupes : une union des nationaux-populistes est-elle possible ?

Si le nouveau visage du Parlement européen est désormais connu, les groupes politiques doivent encore se former, avant la première session plénière du 16 juillet. Si peu d’évolutions sont à prévoir du côté des trois premiers partis PPE, S&D et Renew (à l’exception d’un éventuel élargissement du PPE), les groupes CRE et ID pourraient, quant à eux, évoluer. L’Institut Montaigne recensait dans une note parue début mai les tentatives de rapprochement opérées par les deux groupes, et les échecs successifs dûs à des divergences programmatiques nombreuses, liées notamment au soutien à l’Ukraine et à la proximité avec la Russie de Vladimir Poutine. Les nouvelles discussions qui ne manqueront pas de s’ouvrir entre les deux groupes, porteront notamment sur la place des non-inscrits. Où siègeront les 11 eurodéputés du Fidesz de Viktor Orbán (auto-exclu du PPE depuis 2021) ? Les cinq élus du parti slovaque Smer-SD de Roberto Fico ? Ou encore les 15 eurodéputés de l’AfD, désormais comptabilisés parmi les non-inscrits ?L’éviction de leur leadercontroversé pourrait le ramener dans les bonnes grâces de ses alliés du RN.

S’agissant d’un éventuel rapprochement entre Fratelli d’Italia et le Rassemblement national, rapprochement qu’appelait de ses vœux le Premier ministre hongrois quelques jours avant l’élection, il pourrait être favorisé par le renforcement de Marine Le Pen sur la scène politique nationale. Si le RN obtenait la majorité lors des élections législatives anticipées de juillet prochain, l’union avec Fratelli d’Italia pourrait se concrétiser, Meloni percevant le RN comme un interlocuteur plus crédible et légitime - rappelons que le RN est membre d’un groupe ID "ostracisé" à ce jour par l’ensemble des autres formations politiques du Parlement européen. Ce renforcement pourra-t-il faire passer au second plan les inimitiés entre les deux partis et leurs divergences profondes sur le fond de certains dossiers (rapport à la Russie, OTAN, élargissement) ? Rien n’est moins sûr, et il semblerait que Meloni soit davantage tentée par un rapprochement avec le - bien plus fréquentable - PPE et la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen.

Enfin, une fois leurs groupes formés, les eurodéputés devront se répartir les rôles au sein du Parlement européen : président et coordinateurs de groupes, présidence de commissions, vice-présidence du PE… Un jeu d’influence déterminant pour peser sur les principaux textes de la législature à venir.

Les "top jobs" : Commission, Conseil, présidence du Parlement

Après la formation des groupes politiques, qui aura lieu durant les prochains jours et dont les négociations sont déjà entamées, les États membres devront procéder à la répartition des postes clefs au sein de l’UE, les "top jobs". Quatre en particulier sont particulièrement scrutés : la présidence de la Commission, celles du Conseil européen et du Parlement et le poste de haut représentant pour la politique étrangère. Après de premiers échanges informels lors du G7 en Italie des 13-15 juin, les chefs d’État et de gouvernement se sont rencontrés en Conseil le 17 juin à Bruxelles, pour une première discussion officielle à ce sujet, non conclusive. Le grand vainqueur de l’élection, le PPE, souhaite occuper une place plus importante encore au sein de l’UE, en obtenant notamment une partie de la présidence du Conseil. Lors du prochain Conseil européen, les 27-28 juin, les chefs d’État européens espèrent trouver un accord définitif sur l’ensemble de ces "top jobs". À la manière d’un remaniement gouvernemental, ils chercheront un équilibre en matière de représentation géographique, femmes-hommes, et des différents partis européens, en tenant compte bien sûr des résultats de l’élection, comme le prévoient les traités. À ce stade, un consensus semble émerger autour de quatre postes : Ursula von der Leyen pour un deuxième mandat en tant que Présidente de la Commission européenne, l'ancien Premier ministre socialiste António Costa pour la présidence du Conseil européen (avec une bascule éventuelle, à mi-mandat, du côté du PPE), la Maltaise Roberta Metsola en tant que Présidente du Parlement européen, et l'Estonienne Kaja Kallas comme chef de la diplomatie européenne. Mais rien n’est encore joué à ce stade, et les discussions des 27 et 28 juin seront cruciales à cet effet.

Enfin, d’ici à l’automne, les États membres proposeront leurs vingt-sept commissaires, qui seront auditionnés par le Parlement, et l’on élira le nouveau président / la nouvelle présidente de la Commission (les traités précisent que les candidats à la tête de la Commission doivent être proposés par le Conseil européen/les 27 chefs d’État en "tenant compte" des résultats de l’élection : la présidence devrait donc revenir au groupe PPE, ce qui semble aller dans la direction d’une reconduction d’Ursula Von der Leyen). Toujours selon les traités, la nouvelle Commission doit entrer en fonction au plus tôt le 1er novembre. Notons, s’agissant des commissaires, que l’Ukraine sera particulièrement attentive à la nomination du Commissaire à l'élargissement et à la politique de voisinage.

Ajoutons à cela enfin que la présidence tournante de l’UE reviendra, à compter du 1er juillet et pour 6 mois, à Viktor Orbán. Si la présidence tournante ne permet pas d’infléchir la marche de l’UE, la marque d’Orbán, dans un contexte de progression des partis nationaux-populistes et d’affaiblissement du couple franco-allemand, donnera nécessairement une coloration particulière, et délicate, aux premiers mois du nouveau paysage européen. Le choix de son slogan, "Make Europe great again", qui l’inscrit dans une filiation trumpienne, est loin d’être neutre de ce point de vue.

Dans ce contexte d’intenses tractations, la perte potentielle d'influence française dans les nominations aux postes clefs est préoccupante. La France, doublement affaiblie par les résultats du scrutin européen et l’annonce concomitante de la dissolution, pourrait perdre son rang et Paris moins peser sur les équilibres en cours de formation. Les premiers mois donneront le ton d’une législature 2024 - 2027 aussi cruciale que périlleuse pour l’avenir de l’Europe. Ne l’oublions pas.

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