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26/06/2023

Une si brève mutinerie

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Une si brève mutinerie
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Que lire dans la mutinerie aussi brève que soudaine du groupe Wagner ? Doit-on y voir une véritable "construction stratégique", une opération cousue de fil blanc ? Si tel était le cas, qui serait le stratège à la manœuvre ? Dans ce papier, Michel Duclos, conseiller spécial à l’Institut Montaigne, examine les soubassements de la rébellion manquée d'Evgueni Prigojine, un coup de théâtre qui n'est pas sans changer la donne pour le Kremlin.

Un point faisait quasi-consensus parmi les experts de la Russie et notamment les Russes eux-mêmes. Il ne faisait pas de doute qu’Evgueni Prigojine et sa compagnie militaire privée Wagner étaient en réalité des pions entre les mains des marionnettistes du Kremlin.

Le milliardaire Prigojine avait d’ailleurs, à sa manière, un éloquent passé de bon serviteur de l’État par son rôle dans la guerre informationnelle (cf. les fameuses "fermes à trolls") et plus encore par le déploiement au Proche-Orient ou en Afrique de ses mercenaires. Notons au passage que ces activités lucratives ont dû lui permettre d’acquérir pas mal de soutiens - y compris des soutiens intéressés - dans les cercles de pouvoir russes. Il ne faisait pas partie du cercle des intimes de Vladimir Poutine. Il était admis cependant que le Président l’utilisait pour donner des gages à la faction ultranationaliste du pays, contrebalancer le poids que pourraient prendre les généraux en temps de guerre ; et pour contrebalancer Prigojine, le Président pouvait recourir à Kadyrov, le sulfureux président de la Tchétchénie.

Compte tenu de ces données, on pouvait imaginer que la vocation de Prigojine serait d'entraîner le vote des ultranationalistes en faveur de Poutine lors des élections présidentielles du printemps 2024 - auxquelles le Kremlin accorde une grande importance.

Comment, dans ce contexte, expliquer la tentative de mutinerie de ces derniers jours et sa conclusion inattendue ? La force de Poutine, dans le système qu’il a créé, réside dans sa capacité à arbitrer entre différents clans, notamment au sein des siloviki (les hommes des "structures de forces"). A-t-il, dans ce cas précis, trop tardé à arbitrer entre le chef de la milice Wagner et le haut commandement militaire, dont Prigojine dénonce la nocivité depuis des mois ? Le conflit est-il allé si loin qu’un Prigogine, enhardi par ses succès mais aussi acculé à une impasse, a simplement décidé de ne pas céder, notamment devant l’exigence de passage de tous les mercenaires sous le joug du ministère de la Défense ?

Ces hypothèses restent cohérentes avec le schéma d’un Prigojine avant tout au service du Kremlin - même si son rôle dans la guerre a clairement donné au personnage une haute idée de lui-même. Le jeu du chat et de la souris avec les militaires aurait simplement dérapé. La fin de partie telle qu’on la connaît aujourd’hui paraît justifier cette interprétation. Prigogine a calé très vite. Les chefs militaires ont retenu leurs coups - pas de mise en œuvre de l’aviation contre les factieux par exemple. Dans le deal que l’homme de Wagner semble avoir passé avec le Kremlin, il sauve l’honneur en obtenant qu’une partie de ses troupes ne soit pas soumise au contrôle du ministère de la Défense. Il échappe aux poursuites pénales. Il n’obtient cependant rien de fondamental et son exil au Belarus ne lui garantit pas un avenir glorieux.

À moins cependant que prévale une autre lecture de la mutinerie. Le chef de Wagner et l’appareil présidentiel auraient eu des contacts la veille de la mutinerie. Prigogine aurait pu en tirer la conclusion que le Kremlin n‘entendait céder sur rien. Mais le milliardaire-seigneur de la guerre - à la différence de Poutine - aurait bien calculé le rapport des forces. Il est évidemment très frappant que ses hommes aient été capables de prendre Rostov, une place forte essentielle pour les opérations militaires en Ukraine, sans coup férir. Si la tentative de mutinerie comporte une leçon pour le pouvoir russe, c’est bien qu’elle ne paraît pas avoir provoqué une opposition massive. Elle semble même avoir suscité une sympathie silencieuse, au moins dans certains secteurs, à la fois chez certains militaires et dans la population.

Inversement, aucune force en dehors de Wagner n’a rallié la mutinerie. Peut-on sérieusement penser que Prigojine imaginait qu’il en irait autrement ?

En toute hypothèse, l’interprétation d’un Prigojine ayant joué habilement son jeu trouverait tout son sens si l’accord qu’il a conclu avec le pouvoir comporte un départ de leurs fonctions de Shoigu, le ministre de la Défense, et de Guerassimov, le chef d’état-major. Le rôle de Prigojine serait encore magnifié si les remplaçants de ces deux hommes appartenaient aux cercle des amis - ou réputés tels - du chef de Wagner. On cite le nom d’Alexeï Dioumine pour le poste de Ministre et celui du général Sourovikine pour celui de chef d’état-major. Le premier, 51 ans, ancien chef de la sécurité de Poutine, a connu une ascension rapide jusqu’au poste de gouverneur de Toula. Le second, l’ancien "boucher de Damas", aurait sympathisé avec Prigojine sur le théâtre ukrainien.

L’apparition en public ce 26 juin au matin de Sergei Shoigu ne garantit pas son maintien aux affaires pour longtemps. Il va de soi que Poutine ne peut apparaître changer son équipe sous la pression. Il faut donc attendre ce qu’il décidera sur le sort des deux chefs de la Défense pour avoir une idée plus précise de l’impact de la tentative de mutinerie.

Si le scénario d’un changement d’équipe devait se révéler le bon, on se trouverait en présence d’une série de questions fondamentales : n’a-t-on pas assisté au déploiement d’une "construction", comme disent les Russes, une opération conçue de bout en bout par un stratège et faisant une large place au bluff ? Et dans ce cas, qui serait le stratège derrière l’opération dont Prigojine n’aurait été qu’un acteur ? Deux réponses possibles : Poutine lui-même, mais il faut reconnaître qu’il n’a pas donné le sentiment de vraiment maîtriser la situation - dénonçant le matin du 24 juin un "coup de poignard dans le dos" de la part de "traîtres à la patrie" auxquels il accorde le soir une amnistie. L’auteur de "la construction", à laquelle le Président se serait rapproché en cours de route, pourrait donc être un noyau au sein des siloviki, avec vraisemblablement un rôle important pour des cadres du FSB (le tout puissant service de renseignement intérieur). Si tel est bien le cas, après avoir neutralisé le chef de Wagner et peut-être les deux têtes d’affiches du ministère de la Défense, où s’arrêtera le zèle de ces acteurs de l’ombre ?

Quoi qu’il en soit, le Président russe se trouve désormais devant des choix difficiles. S’il réoriente sa politique - par un changement d’équipe et d’autres mesures - il donnera l’impression d’être ballotté par les événements. S’il décide au contraire de maintenir ses hommes et sa ligne stratégique, il s’expose à l’accroissement des frustrations dans le pays. Son allocution du 26 au soir pointe dans cette direction, en recourant une fois de plus à une propagande déconnectée des réalités (unité du peuple, bravoure des services de sécurité etc.). De même l’indication selon laquelle le général Sourovikine aurait été arrêté. On peut de surcroît s’interroger sur la longévité de la solution trouvée pour dénouer la crise.

Bref, avec la brève mutinerie de Wagner, rien n’a changé en profondeur dans les équilibres de pouvoir à Moscou ; et pourtant tout a changé, car l’autorité du Président russe apparaît désormais diminuée, et les options devant lui de plus en plus compliquées.

 

Copyright Image : STRINGER / AFP

Un homme brandit le drapeau national russe alors que les membres du groupe Wagner se préparent à quitter le quartier général du district militaire sud pour retourner à leur base à Rostov-sur-le-Don, le 24 juin 2023.

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