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20/06/2023

Nouvelle donne géopolitique en Baltique

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Nouvelle donne géopolitique en Baltique
 Cyrille Bret
Auteur
Docteur en philosophie spécialiste des enjeux de sécurité et défense

Les 11 et 12 juillet prochain, les chefs d’États et de gouvernement des 31 États parties au Traité de l’Atlantique Nord se réuniront en sommet dans la capitale de la Lituanie, Vilnius. Ce sommet sera l’occasion de saluer l’entrée de la Finlande dans l’OTAN et de rappeler le soutien des Alliés à l’Ukraine. Mais comme le souligne Cyrille Bret dans cette analyse, plus structurellement, il constituera un jalon dans la géopolitique de la zone Baltique au sens large : depuis l’invasion de l’Ukraine et la fin des neutralités suédoise et finlandaise, l’aire Baltique est la plus étendue et la plus sensible des zones de contact entre l’Alliance et la Fédération de Russie.

La Baltique et les guerres européennes

La scène géopolitique a profondément changé en Baltique depuis le sommet de l’OTAN tenu à Riga en 2006. À l’époque, le point 40 du communiqué de presse soulignait que la coopération avec la Russie au sein du Conseil OTAN-Russie constituait un élément stratégique pour la sécurité de la zone. Après l’annexion de la Crimée en 2014, les combats dans le Donbass et l’invasion de l’Ukraine, les rapports de force politiques et les puissances militaires en présence se sont transformés. Le "grand espace Baltique", de la Russie au Danemark et de l’Allemagne à la Finlande, est devenu une zone prioritaire pour la sécurité des Européens, de l’OTAN et de l’UE. La Pologne s’est progressivement affirmée comme le poids lourd militaire et diplomatique de la région ; les deux "grands neutres" nordiques, la République de Finlande et le Royaume de Suède, ont changé leur posture pour passer du PPP (Partenariat pour la paix) au statut d’États parties au Traité de l’Atlantique Nord ; l’Allemagne a vu son cordon ombilical gazier tranché par les explosions de Nord Stream 1 et 2. Quant à la Russie, sa vision de l’espace baltique a drastiquement changé : il ne s’agit plus d’un ventre mou où elle peut chercher à déstabiliser ses voisins mais d’un "lac de l’OTAN" où elle compte peu d’appuis hormis l’exclave militarisée de Kaliningrad et le "féal" biélorusse.

La nouvelle donne géopolitique dans cet espace soulève un débat d’importance pour la stabilité et la sécurité de cette mer fermée et de ses Hinterlands. Schématiquement, la zone est face à une alternative entre conflictualité et stabilité : est-elle promise à devenir ligne de faille entre, d’un côté, la Fédération de Russie et, de l’autre les organisations occidentales (OTAN) et européennes (UE) ? Ou bien la zone va-t-elle entrer dans une "ère de glaciation" plus ou moins stable ?

La Baltique, d’angle mort de la géopolitique européenne à zone de conflictualité ?

Depuis presque une décennie, la grande zone baltique constitue un espace de conflictualité pour les Européens. Elle n’est plus cette zone oubliée des guerres qu’elle semblait devoir constituer à la fin de l’URSS. En effet, tous les protagonistes baltiques étaient engagés dans une spirale de tensions croissantes.

Un laboratoire pour les tactiques russes

Côté russe, les autorités politiques et militaires considéraient la Baltique comme le laboratoire privilégié pour tester directement sa stratégie dite "hybride" à l’égard des Européens : dans le cyberespace, les attaques de 2007 contre l’Estonie ont lancé une campagne qui n’a jamais cessé contre les institutions et les entreprises de la zone ; dans le domaine des minorités russophones, deux anciennes Républiques Socialistes Soviétiques, la Lituanie et la Lettonie, ont fait l’objet de campagne récurrentes par des acteurs russes afin de créer des tensions internes ; dans les domaines strictement militaires, l’exclave de Kaliningrad, entre Pologne et Lituanie, a servi de base pour des incursions aériennes et maritimes régulières qui ont servi de "tests" pour éprouver la réactivité et la fermeté des riverains polonais, finlandais, suédois et baltes.

Et, dans le domaine de la géoéconomie, la mise en service de Nord Stream 2 a constitué une pomme de discorde habilement exploitée entre l’Allemagne (favorable à cette mise en service) et les plus pro-américains des Européens (Pologne en tête).

Enfin, à la faveur des fraudes électorales en Biélorussie à l’été 2020, la Russie a renforcé son influence sur le régime de Loukachenko, au point d’avoir relancé le projet d’Union russo-biélorusse. En somme, depuis la fin des années 2000, la Baltique est le champ d’expérimentation privilégié de la Russie dans sa stratégie de tensions mâtinée de coopérations avec les Européens.

Le réveil géopolitique de la Baltique

Côté européen, les États membres de l’Union européenne et de l’OTAN se sont préparés graduellement à affronter le défi russe et à faire face à un conflit. Le premier rôle a été joué par la Pologne : sous les gouvernements du PiS, elle a endossé le rôle de protecteur du flanc Ouest de l’OTAN, de porte-parole des États baltes puis de l’Ukraine et de principale puissance militaire dans la zone. Et surtout à la faveur de son "miracle économique", elle s’est donnée les moyens militaires de tenir le rapport de force avec la Russie en augmentant constamment son effort de défense jusqu’à annoncer un niveau de 4 % du PIB.

Mais la métamorphose géopolitique la plus drastique à l’aune de l’histoire européenne a été accomplie par les deux grands neutres finlandais et suédois : rompant respectivement avec 70 ans et deux siècles de neutralité armée, ils ont changé leur posture et rejoint les Occidentaux au sein de l’OTAN. Le mouvement n’est pas un revirement car les deux États nordiques avaient engagé depuis une décennie le renforcement de leurs forces de réserve, l’augmentation de leurs budgets de défense et la remilitarisation de leurs frontières. Mais la césure est nette en 2022 : désormais, la zone de contact militaire la plus étendue avec les Européens et l’OTAN porte le nom de la Mer Baltique.

Même les acteurs géographiquement extérieurs à la zone s’y sont réinvestis militairement comme la France, le Royaume-Uni, le Canada ou encore les États-Unis. Au sein de l’OTAN, ils ont largement contribué à la rotation de quatre groupements tactiques multinationaux depuis l’annexion de la Crimée afin de remplir des missions de réassurance à l’égard des États baltes.

En somme, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la zone Baltique pouvait apparaître comme un potentiel foyer de confrontation directe entre Occidentaux et Russes.

Vers un face à face gelé dans la tension ?

Depuis le 24 février dernier et le début de l’opération russe contre l’Ukraine, la conflictualité a changé de nature en Europe. Il ne s’agit plus d’une stratégie de la tension combinant intimidation, actions clandestines, influence indirecte, désinformations et tensions larvées. La guerre de haute intensité est de retour, sur la longue durée et à grande échelle. Paradoxalement, les menaces pesant sur la zone baltique peuvent apparaître comme ayant décru, du moins à court terme. Désormais, l’espace baltique semble figé dans un face-à-face entre un challenger provisoirement affaibli, la Russie, et un bloc européen et transatlantique soudé par le soutien à l’Ukraine. À court terme, l’intensification des offensives russes et ukrainiennes peut paradoxalement conduire à un statu quo en Baltique.

À court terme, un retrait russe de l’espace baltique

Tout est affaire de ressources, côté russe : celles-ci sont concentrées vers l’invasion de l’Ukraine et la conservation des territoires illégalement occupés et annexés. La plupart des moyens de pression militaires (drones, aéronefs, navires, etc.) et civils (usines à trolls, médias, cyber groupes, etc.) sont mobilisés sur le front ukrainien et donc distraits du théâtre baltique. Signe de ce statu quo relatif et sans doute provisoire, l’exclave de Kaliningrad ne joue qu’un rôle limité dans les opérations russes en Ukraine, à la différence de la Biélorussie. Il est vrai que les sanctions européennes et la réduction des transits gaziers vers l’Allemagne prive la Russie d’un levier d’influence essentiel dans la zone. On ne saurait mieux dire que la Baltique ne peut plus constituer la zone privilégiée d’action pour la Fédération, pour le moment.

Vers un "lac de l’OTAN"

Après l’adhésion de la Finlande à l’Alliance et avec la perspective de l’accession finale de la Suède au statut de membre, la Baltique semble se stabiliser dans un équilibre de puissances strictement inverse de celui qui prévalait pendant la Guerre Froide. Avant 1989, l’OTAN était presque absente de la zone car elle ne comptait que l’Allemagne et le Danemark parmi les riverains de la Baltique au moment même où les neutres (Suède, Finlande), les démocraties populaires (Pologne, RDA) et les RSS (Baltes) étaient majoritaires. Désormais, les Occidentaux ont réussi à "bloquer" la Russie en Baltique. L’ascendant pris par les États baltes et la Pologne dans la défense de l’Ukraine au sein de l’UE, de l’OTAN et du Conseil des États baltiques consacre la solidarité des États baltiques pour contrer la Russie.

Rareté des ressources disponibles côté russe et montée en puissance de l’OTAN chez les anciens neutres : ces deux tendances consacrent un rapport de force défavorable à la Russie dans la zone, que le sommet de Vilnius soulignera sous peu.

Les défis baltiques des Européens

Est-ce à dire que la zone va s’endormir dans le "grand sommeil" d’une nouvelle Guerre Froide ? À moyen et long terme, le potentiel de conflictualité de la zone réapparaîtra car elle comprend plusieurs enjeux essentiels pour les principaux protagonistes.

Pour l’OTAN : l’intégration de la Finlande et de la Suède dans les dispositifs de commandement constitue une tâche de (très) longue haleine. En "gagnant" un nouvel allié dans la Finlande, l’Alliance a également étendu sa zone de vulnérabilité en allongeant sa frontière commune avec la Fédération de Russie. La frontière terrestre de plus de 1 000 kilomètres avec les districts militaires russes de la Baltique et du Nord-Ouest exige des Européens un aggiornamento capacitaire et doctrinal pour un espace baltique traité jusqu’ici principalement sous les angles maritimes et aériens.

Pour l’Union européenne, les dynamiques propres à l’espace baltique exposent les "grands" États membres à une concurrence interne de la part de la Pologne. Le défi traditionnel est la cohésion des États-membre. Mais le nouveau défi est l’appropriation, par l’ensemble de l’UE, de sa "vocation baltique".

Enfin, côté, russe, la marginalisation relative ne sera que provisoire. Un "retour de la Russie" est à anticiper pour plusieurs raisons : c’est son corridor historique d’échange et de pression sur l’Europe ; c’est une zone où elle dispose encore d’atouts structurels et où elle est en contact avec ses rivaux systémiques (OTAN, Pologne) et d’anciennes Républiques Socialistes Soviétiques.

 

Copyright Image : MATEUSZ SLODKOWSKI / AFP

Une vue en hauteur montre le canal de la Vistule le 30 septembre 2022 près de Skowronki. Le canal relie la lagune de la Vistule à la mer Baltique. Il permet aux navires de naviguer vers et depuis le port polonais d'Elblag sans avoir à demander l'autorisation aux autorités russes de traverser les eaux de la région russe de Kaliningrad. Le canal mesure 1 305 mètres de long et a été inauguré le 17 septembre.

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