AccueilExpressions par MontaigneUn point de départ commun pour l'Europe et le monde arabe en Syrie ?L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.23/05/2023Un point de départ commun pour l'Europe et le monde arabe en Syrie ? Coopérations internationales Moyen-Orient et AfriqueImprimerPARTAGERAuteur Daniel Gerlach Expert Proche-Orient Le changement de ligne de la Ligue Arabe devrait inciter les Européens à adopter une attitude plus offensive vis-à-vis de la Syrie. Malgré leur différence d'approche, l'Europe et les pays arabes peuvent s'appuyer sur quelques références communes, comme l'explique dans ce papier Daniel Gerlach, directeur général de la Candid Foundation à Berlin, expert de la Syrie et de l'Irak. Parmi ces références, les vœux de la société civile - tels qu'exprimés dans la Charte de Conduite pour la Coexistence Syrienne - devraient être davantage pris en compte par la diplomatie.La Syrie est de retour au sein de la Ligue Arabe. Bachar al Assad a participé au sommet de la Ligue le 19 mai à Jeddah. Les États membres, notamment l’Arabie Saoudite qui s’efforce depuis quelque temps de reprendre son rôle de puissance dirigeante dans la région, ont fait le choix de la Realpolitik. Ayant tenté en vain pendant des années de déstabiliser le régime d'Assad, certains d’entre eux s'efforcent désormais de réintégrer la Syrie dans la "famille arabe". Non par repentance, mais par calcul stratégique. Après tout, il faut bien le dire, contrairement à la plupart des pays occidentaux, les États arabes disposent désormais d'une politique syrienne.Dans son article du 9 mai dernier, Michel Duclos décrypte avec précision les motivations et enjeux de cette nouvelle approche arabe. Parlant d'un "retour de bâton" pour le camp occidental, dû à son "désintérêt à l'égard du dossier syrien depuis des années", l'ancien ambassadeur préconise une nouvelle politique européenne "plus offensive". Les États membres de l'Union européenne sont cependant loin d’avoir une position unanime vis-à-vis de la Syrie. Certains prônent un rapprochement avec Damas, d'autres restent intransigeants en insistant sur le "trois non" : non à la normalisation, non à la levée des sanctions, non à un financement européen pour la reconstruction de la Syrie tant qu'Assad n'aura pas quitté le pouvoir ou, au moins, démontré une vraie volonté de faire des concessions politiques et de remédier aux souffrances de la population, y compris par la libération des détenus des geôles syriennes.Quoi qu'il en soit, certains pays de l'UE signent déjà des accords avec la Syrie. Il reste que l'asymétrie euro-arabe - les Arabes se seraient mis d'accord sur une politique unanime tandis que les Européens restent divisés - n'est qu’apparente: en réalité, les pays arabes ne sont pas parfaitement alignés sur l’approche retenue par la Ligue. Ils ont simplement décidé, en majorité, de normaliser leurs relations avec Damas, sans préjudice de la nature de ces relations, qui varie selon les pays. Comme l’indique l’article précité, il pourrait bien s'agir d’un "changement plus symbolique que réel". Beaucoup de questions demeurent à ce stade sans réponse et les États membres de la Ligue arabe préfèrent les laisser en suspens. Ainsi, malgré l’acte formel que constitue la réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe, l’approche européenne n’est pas si éloignée qu’il n’y paraît de celle du monde arabe. Elle lui ressemble dans une large mesure puisque ses grandes lignes restent aussi largement symboliques, tandis que les États-membres l’interprètent chacun à sa manière. Pourquoi une politique européenne "plus offensive" est-elle nécessaire ? On peut débattre sans fin de la question de savoir quand l'Europe a perdu son influence dans son "voisinage sud" et si cette tendance peut être renversée. On peut aussi soutenir que le réalisme consiste à cesser de vouloir exercer une influence et à se contenter du rôle de spectateur. Encore faut-il - que ce soit en Syrie ou ailleurs - pouvoir se permettre de renoncer à avoir une politique. Le monde arabe est trop important pour cela. Son image de foyer de crises à répétition, encore largement répandue en Europe, ne correspond plus vraiment aux réalités géopolitiques. De surcroît, l'agression russe contre l'Ukraine a clairement montré qu'on ne choisit pas ses voisins. Ils sont là, c'est tout. Migration, sécurité intérieure et extérieure, crise du climat, approvisionnement énergétique - toutes ces questions stratégiques sont indissociables de nos relations avec le monde arabe. Le Proche-Orient requiert donc de la part des Européens une attention stratégique soutenue, et la Syrie y reste un facteur crucial, car on y retrouve la plupart des enjeux que l’on vient de mentionner.Sur quelle base établir le dialogue sur la Syrie avec les pays arabes ? Malgré leurs différences fondamentales, les Européens et leurs partenaires arabes pourraient trouver un accord sur certains principes. Premièrement, ils l’ont déjà fait en réaffirmant leur fidélité à la résolution 2254 du Conseil de Sécurité qui exige une solution politique pour la Syrie. Ils pourraient aller plus loin en s’appuyant sur les principes formulés par la partie prenante la plus importante de la crise, à savoir la société syrienne, ou au moins par un groupe important de ses représentants. Nous voudrions ici attirer l’attention sur la Charte de Conduite pour la Coexistence Syrienne, un document supra-constitutionnel adopté à Berlin en automne 2017 et, pour la première fois, rendue publique en janvier 2018 par des représentants des différentes communautés syriennes, notamment des Alaouites et des Sunnites. Ce texte contient onze paragraphes simples et faciles à comprendre. Nous reviendrons plus loin sur les auteurs de ce document. La disposition la plus remarquée de cette Charte - souvent citée par les journaux internationaux - est qu'il n'y a dans le conflit syrien "ni vainqueurs ni vaincus". Cela signifie que le peuple syrien en entier est perdant et qu’aucun groupe de la société, implicitement ou explicitement, n’a le droit de se comporter en triomphateur face aux autres. D’autres dispositions appellent à l’établissement des responsabilités individuelles pour les crimes commis, au droit au retour des réfugiés et des déplacés à l'intérieur, à la restitution des biens confisqués, à l'élucidation du sort de prisonniers, de disparus et autres victimes, ou encore à la reconnaissance de la diversité religieuse, ethnique et culturelle de la société syrienne.Ce qui rend unique cette charte sont les circonstances de sa genèse et l’identité de ses premiers signataires. Pendant plusieurs années en effet, face à l'Apocalypse du peuple syrien, se sont discrètement réunis à l’étranger des leaders intellectuels et communautaires, des chefs de tribus, des ex-fonctionnaires ou notables, aussi divers que la société syrienne, venant de la diaspora mais aussi de la Syrie contrôlée par le gouvernement ou de territoires rebelles. Peut-être ont-ils réussi à négocier les bases d'un nouveau contrat social. Parmi les signataires, se trouvent des membres de familles qui faisaient déjà partie du premier mouvement d’indépendance multi-ethnique et confessionnel, le Bloc National, à l’époque contre la France. C'était le cas de Bassma Kodmani, hélas disparue cette année. Pour autant, les signataires de la charte ne revendiquent aucun mandat, ni légitimité démocratique, car seule l'urgence de la situation les autorise à agir au nom de leurs compatriotes syriens.Le Conseil de la Charte Syrienne, mouvement issu de ce travail, représente aujourd'hui une plateforme pour faire entendre les voix de la société syrienne dans toute sa diversité. Un autre de ses atouts est que ses membres entretiennent de bonnes relations avec les décideurs dans les pays du Golfe, au Levant, mais aussi en Europe. Tout en gardant sa neutralité, le Conseil facilite à bas bruit des discussions franches et sans tabou politique sur l’avenir du pays, et sur le rôle que la société syrienne peut y jouer.Des différences politiques marquées séparent les membres de la Charte : certains ont été des révolutionnaires de la première heure, d'autres des "gris" pragmatiques, d’autres encore sont des représentants, en général par défaut, de la base populaire de l'État syrien. Malgré ces différences, les signataires de la Charte sont convenus que la politique internationale seule ne pourrait résoudre une crise aussi profonde que la crise syrienne, et que la société, qui a joué un rôle important dans l’éclatement du pays, doit aussi jouer un rôle majeur dans un règlement.Dans ses déclarations, le Conseil de la Charte Syrienne ne laisse planer aucun doute sur le fait que seul l’intérêt de la société - sur un plan humanitaire et au-delà - motive son engagement. Il ne prétend pas dicter aux puissances étrangères les moyens d’atteindre ce but. Il rappelle seulement aux acteurs politiques leurs propres promesses et obligations. Si certaines puissances croient que seul l’établissement de relations diplomatiques avec la Syrie peut réduire les souffrances du peuple syrien, et si d’autres insistent sur le fait que la réintégration représente une erreur stratégique ou un précédent dangereux, les membres du Conseil auraient sûrement des avis personnels à faire valoir. Ils ne cherchent pas pour autant à imposer une vue dogmatique sur cette question.La Charte de conduite pour une coexistence pacifique en Syrie offre à notre sens une base commune et un point de départ éthique à une coopération euro-arabe tout en restant un instrument flexible. Les puissances européennes et arabes pourraient s'en inspirer, voire la reconnaître formellement comme un document de nature supra-constitutionnelle, complémentaire et non concurrent des efforts déployés par les Nations-Unies dans le cadre du "comité constitutionnel". Surtout, les puissances européennes et arabes, indépendamment de leur décision sur leurs relations formelles avec Damas, pourraient s’en servir comme d’une référence et insister auprès des dirigeants syriens sur leur devoir d’examiner toute action politique en fonction du bénéfice pour les Syriennes et les Syriens.Le Conseil de la Charte Syrienne a bénéficié ces dernières années d’un accueil bienveillant de la part des États européens comme des États arabes. Ce mouvement représente une partie significative de la société syrienne. Il a fait preuve d’une indépendance suffisante pour que ses idées constituent un point de départ crédible à un règlement de la crise syrienne. La société syrienne restera en Syrie, même lorsque les forces occupantes actuelles et les acteurs politiques d’aujourd’hui auront disparu depuis longtemps. C’est pour illustrer ce fait que le Conseil semble avoir choisi pour emblème le célèbre Tétrapyle de Palmyre, repère et balise depuis des millénaires pour ceux qui traversent le désert syrien.Aujourd’hui, il est temps de donner une place digne à la société syrienne dans les délibérations internationales, une place adéquate et conforme à sa vraie importance, et non pas une place consultative ou purement symbolique comme ceci a été souvent le cas dans le passé. Comme en témoigne le Conseil de la Charte Syrienne, la société syrienne a quelque chose à offrir à la communauté internationale en contrepartie. Copyright : FAYEZ NURELDINE / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 09/05/2023 Normalisation d'Assad : quelle réponse occidentale ? Michel Duclos