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04/12/2023

Un nouveau séquençage du temps politique : remède à la polarisation ?

Un nouveau séquençage du temps politique : remède à la polarisation ?
 Lola Carbonell
Auteur
Chargée de projets - Éditorial

L’utilisation massive et répétée du 49.3 serait-elle le symptôme d’une polarisation accrue de notre société politique ? Le signe d'une incapacité à débattre ? Cette polarisation politique prend-elle racines dans la polarisation de la société elle-même ? Ou en contredit-elle les dynamiques qui seraient bien plus complexes ? Comment sortir de cette situation sans toucher pour autant à nos institutions ? Analyse de Lola Carbonell, chargée de projets éditoriaux à l'Institut Montaigne. 

Alors que notre vie politique et démocratique semble toujours plus rythmée par les blocages et les difficultés, restructurer notre temps politique pourrait ouvrir de nouvelles perspectives, en distinguant explicitement le temps de la consultation de celui de la prise de décision. Ce séquençage en deux étapes associerait une assemblée trop souvent délaissée : notre Conseil économique social et environnemental (CESE). Troisième assemblée de la République, le CESE est aussi celle de la société civile organisée. 

Mais pourquoi penser au Conseil économique social et environnemental dans un tel contexte ? Pour deux raisons. Parce que le CESE nous émancipe momentanément de l’opposition frontale entre gouvernement et Parlement. Ensuite, parce qu’il permet de poser les questions différemment, au-delà des postures partisanes qui préforment les débats. Insistons sur un point : il ne s’agit de jeter la pierre ni au Parlement, ni au gouvernement, mais de réfléchir aux conditions dans lesquelles apaiser les rapports entre ces deux instances, et au sein même du Parlement. 

La France, championne européenne de la polarisation politique

Si la question du 49.3 crispe autant, c’est que le recours à cet outil s’inscrit dans un contexte de polarisation croissante de notre pays, si bien qu’en matière de polarisation politique, la France se place désormais en tête du classement européen, comme le révèle le Baromètre de l’Université Charles III de Madrid. Mais qu’entend-on au juste par "polarisation" ? Faut-il y voir une bonne ou une mauvaise nouvelle pour la démocratie ? 

La conflictualisation croissante des débats [affecte] sévèrement la confiance et l’intérêt que portent les citoyens pour la vie politique de leur pays.

La polarisation politique renvoie au degré de conflictualité entre les différents partis qui composent le paysage politique d’un pays. Aussi éloignées idéologiquement ces forces politiques soient-elles, dans quelle mesure parviennent-elles à travailler conjointement ? À construire des compromis ? Si ces partis parviennent en effet à dialoguer, le degré de polarisation demeure faible, en dépit du niveau de radicalité des forces en présence et de l’éloignement idéologique entre celles-ci. Comme l’explique Anne Chemin, la polarisation exprime avant tout la "concentration des opinions au sein d’un groupe, et la distance entre ce groupe et les autres groupes".

Mais la polarisation n’est pas forcément négative pour la démocratie. Elle est aussi le signe de la vivacité du pluralisme, de la coexistence d’opinions et d’idéologies divergentes : "les partis ont pour fonction de trouver une issue apaisée aux tensions qui traversent la société : leur mission est donc de travailler sur les clivages - ce qui crée forcément de la polarisation" souligne Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof de Sciences Po. Passé un certain stade néanmoins, le remède se meut en poison. Car la conflictualisation croissante des débats, les blocages de la vie parlementaire, voire les incivilités qui peuvent en résulter, affectent sévèrement la confiance et l’intérêt que portent les citoyens pour la vie politique de leur pays. "Culture du clash et manque de civilité ont des effets négatifs sur le crédit accordé au politique", ajoute le politologue. 

La polarisation : reflet fidèle des fractures françaises ? 

Une question se pose alors : cette polarisation de la scène politique nationale est-elle le reflet d’un même phénomène à l’œuvre dans l’ensemble de la société française ? La conflictualité idéologique et partisane qui se joue au Parlement représente-elle fidèlement, ou au moins approximativement, les clivages au sein du corps social français ? Rappelons-le, la polarisation politique concerne avant tout l’organisation de la scène politique nationale, c’est-à-dire, des partis politiques qui l’incarnent. Au-delà du paysage politique et partisan, on parle de "polarisation affective" pour désigner la façon dont ces clivages imprègnent l’ensemble du corps social, et contribuent ainsi à la formation de divisions, voire de fractures en son sein.

Le cas de la France fait débat sur ce point. Si la société française montre certains signes de polarisation, Jérôme Fourquet privilégie quant à lui la notion "d’archipélisation" pour décrire la configuration de notre société. Or, archipélisation et polarisation désignent des phénomènes distincts. Oui, l’idée d’archipel renvoie à une constellation d’îlots indépendants, et donc à la formation de pôles qui le sont tout autant. Mais ces îlots ne sont pas radicalement coupés les uns des autres. Jérôme Fourquet le souligne, il demeure un "socle géologique commun et des interconnexions fortes entre les îles de l’archipel"; un socle qui s’incarne dans "des intérêts, des valeurs et des fonctionnements" partagés, ajoute-il. Autrement dit, un lien plus distendu et diffus entre ces îlots, mais pas de frontière insurmontable entre ceux-ci.

Alors que la société française s’archipélise, la vie politique se polarise. Il en résulte une dissonance entre l’organisation de la vie politique [et] les préoccupations qui animent et clivent les Français.

Le reflet politique de notre société s’en trouve comme déformé : alors que la société française s’archipélise, la vie politique se polarise. Il en résulte une dissonance entre l’organisation de la vie politique et les intérêts qui la structurent d’une part, les préoccupations qui animent et clivent les Français de l’autre. C’est aussi l’une des raisons pour laquelle on parle si souvent de "crise de la représentation" pour qualifier la situation dans laquelle nous nous trouverions. Le paradoxe en résultant est saisissant : on assiste à des débats entre partis toujours plus violents et conflictuels, alors même que la conflictualité en question serait de moins en moins représentative des tensions traversant le corps social. Ce hiatus semble se traduire par une forme de désorientation politique, notons par exemple que 55 % des 18-24 ans ne peuvent indiquer de préférence partisane, soit parce qu’ils ne connaissent pas assez les partis (36 %), soit parce qu’aucun ne correspond à leur choix (19 %), c’est ce que révélait l’enquête de Marc Lazar et Olivier Galland en 2022.

Apaiser notre débat public, une question de temps ?

Alors comment refroidir notre débat public quand la polarisation politique le rend toujours plus brûlant ? Si les positions partisanes sont de moins en moins représentatives des clivages sociaux, et de plus en plus paralysantes pour la vie politique, pourquoi ne pas offrir à notre débat public la possibilité de s’en émanciper, au moins un temps ? Il ne s’agit ni d’accuser le système partisan, ni de le jeter aux oubliettes. Au contraire, il convient de réfléchir aux conditions dans lesquelles il retrouve ce qu’il a de salutaire et de vivifiant pour la vie démocratique de notre pays. Rappelons-le, la polarisation politique n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour la démocratie, mais tout est question de mesure.
 
En dépit de la conflictualité croissante qui marque notre vie politique, il "existe pourtant une vraie demande politique dans le pays, à la recherche d’un compromis entre une politique de l’écoute et une politique de l’efficacité", ajoutait Bruno Cautrès. Pour le politologue, ces demandes d’écoute et d’efficacité sont autant de leviers d’action pour renouveler notre modèle politique.

Pourquoi ne pas reprendre ces deux exigences [...] et les matérialiser en deux temps politiques distincts ? Un premier temps "d’écoute" et un second "d’efficacité".

Alors, quelle traduction politique donner à ces demandes ? Pourquoi ne pas reprendre ces deux exigences auxquelles fait référence Bruno Cautrès et les matérialiser en deux temps politiques distincts ? Un premier temps "d’écoute" et un second "d’efficacité", afin de proposer un autre rythme de travail à notre Parlement. Avant de parler de VIe République, il s’agirait, par cette pirouette, de jouer des marges de manœuvre que nous offrent la Ve, de tâtonner avec elles pour remodeler nos pratiques politiques - ce qu’une réforme ne saurait accomplir à elle seule, d’un coup de baguette magique.

Le temps de la consultation : cap sur le CESE

Ce premier temps d’écoute, ce serait celui du doute, de la prise en compte, de la controverse et de la consultation : un passage obligé par la discussion qui se garderait néanmoins de toute prise de décision. Un temps vertigineux, il faut le dire, où se multiplient les points de vue, les voix, et les perplexités. Or, ce premier temps se prête tout particulièrement au travail d’une assemblée trop souvent oubliée : notre Conseil économique, social et environnemental (CESE).
 

Après l’Assemblée nationale et le Sénat, le CESE est la troisième assemblée mentionnée dans la Constitution de la Ve République. Récemment remis en lumière par les deux Conventions citoyennes qu’il a abritées, le CESE est d’abord et avant tout l’assemblée de la société civile organisée, celle des corps intermédiaires : des associations, des syndicats et des entreprises. Né en 1925, ce n’est qu’après la réforme de 2021 que le CESE devient également l’institution de référence en matière de participation citoyenne. 

Mais pourquoi penser au CESE pour ce premier temps du débat ? Précisément parce qu’en tant qu’assemblée de la société civile organisée, le fonctionnement du CESE échappe aux types de logiques partisanes qui interviennent au Sénat ou à l’Assemblée nationale. Il permet de poser les questions différemment, au-delà de la grille de lecture gauche / droite qui organise traditionnellement notre échiquier politique. 

Consultative, cette assemblée agit avant tout en tant que conseiller du gouvernement et du Parlement. Ces derniers peuvent recourir au CESE par saisine, afin qu’il produise un avis sur un sujet donné. Dans les faits pourtant, le CESE n’est que très rarement saisi par le gouvernement et encore moins par le Parlement. Sur les 44 avis rendus depuis le début de la présente législature (soit depuis mai 2021), moins de 10 % sont issus de saisines gouvernementales (8 exactement), une seule provient de l’Assemblée nationale, aucune du Sénat. Le CESE fonctionne donc essentiellement par autosaisine, c’est-à-dire qu’il choisit lui-même ses thématiques de travail, sans qu’elles soient nécessairement indexées à l’agenda parlementaire et gouvernemental. 

En tant qu’assemblée de la société civile organisée, le fonctionnement du CESE échappe aux types de logiques partisanes qui interviennent au Sénat ou à l’Assemblée nationale.

En l’état, comment expliquer qu’on ait si peu recours à cette assemblée ? Car cela prendrait trop de temps ! Cela ne ferait qu’allonger la navette déjà houleuse qui fait naviguer un projet de loi entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Pourtant, prendre ce temps de consultation au CESE pourrait être l’occasion d’en gagner par la suite.En donnant de la visibilité à la décision en train de se construire et en conférant à ce temps de la consultation un véritable écho public, on renforce l’acceptabilité de la décision finale, on élimine un bon nombre de fausses informations en chemin, on donne de la cohérence et de la lisibilité à l’action gouvernementale, on améliore la qualité des débats en évitant qu’il se fige dès les premiers pas en postures partisanes. On limite les partis-pris, on donne la possibilité de prendre parti. 

C’est aussi la raison pour laquelle passer par le CESE dans le cadre du projet de loi sur l’immigration aurait pu s’avérer particulièrement pertinent. Objet de nombreuses instrumentalisations, l'immigration est l’un des enjeux qui, par excellence, cristallise peurs et idées reçues. Ces spécificités expliquent que l’immigration soit un sujet sur lequel la polarisation est particulièrement forte, comme l’explique la politiste Hélène Thiolet. Passer par une assemblée non partisane et centraliser les expertises dans le cadre d’auditions largement relayées sont autant d’opportunités de dépassionner les discussions, en limitant les positionnements stéréotypés et les a priori gravitant sur cet enjeu. 

Passer par une assemblée non partisane et centraliser les expertises dans le cadre d’auditions largement relayées sont autant d’opportunités de dépassionner les discussions.

En parallèle de l’étude du projet de loi au Sénat et bientôt à l’Assemblée nationale, des travaux ont certes lieu au CESE sur les politiques migratoires de l’UE. Cependant, l’exercice perd l’essentiel de son intérêt s’il n’intervient pas en amont du travail au Parlement, et s’il n’est pas véritablement porté au devant de la scène politique. En l’état, il est difficile de penser qu’il puisse nourrir les échanges au Parlement, alors qu’il aurait pu constituer l’une des clés d’un débat apaisé. 

Si le Conseil économique social et environnemental peut constituer l’une des voies à envisager pour remédier au défi de la polarisation, il est évident qu’il ne règlera pas tout pour autant. Le remettre au centre du jeu poserait aussi des questions quant à son fonctionnement et sa composition. Entendre redonner une place au CESE ouvre ainsi une réflexion sur ce que nous mettons derrière le terme de "société civile organisée" : dans quelle proportion y associer les syndicats ? les entreprises ? les associations ? Et pourquoi pas les sciences et la recherche ? Quelles instances deviennent les nouveaux foyers d’engagement et ainsi les porte-parole de la société civile ? Autant d’interrogations qui renvoient aux conditions pour faire du CESE et de la société civile organisée de véritables relais du débat public et politique. 

Du temps de la consultation au temps de la décision

Si le temps d’écoute pourrait se dérouler au CESE, on passerait ensuite au temps de la décision. À notre Parlement et à notre gouvernement de jouer. Car si le premier mot de la décision appartient à tous, comme le souligne Thierry Beaudet, actuel président du CESE, le dernier mot et la nécessité de trancher reviennent à nos élus qui tirent leur légitimité de l’élection. Mais ceux-ci peuvent désormais travailler sur une base nouvelle, dont on peut espérer un débat plus constructif, moins tributaire des configurations partisanes, c’est-à-dire préformé par celles-ci. Il n’y a plus à s’opposer frontalement à un texte préliminaire, au simple titre que le gouvernement ou un groupe politique donné en serait à l'initiative. 

En limitant les postures a priori, on permet au Parlement de retrouver sa fonction première : parlementer. Or parlementer, c’est rarement bloquer. C’est entrer en pourparler avec un adversaire, c’est négocier avec lui en vue d’un arrangement. Si la quête de consensus est remise au centre du jeu, la discussion est loin d’être consensuelle pour autant.

Qui dit décision dit nécessité de trancher. Mais trancher, c’est tout sauf "appliquer sans filtre" ce qui aurait été préconisé au préalable au CESE. Au contraire, c’est trier, hiérarchiser, ordonnancer. Cependant, cette prise de décision implique aussi de rendre compte de ses choix, d’expliciter les raisons qui motivent l’acceptation ou le rejet d’une préconisation. Autrement, l’exercice ne pourrait aboutir qu’à des frustrations.

En limitant les postures a priori, on permet au Parlement de retrouver sa fonction première : parlementer.

Rien ne sert de courir….

Cette idée de division du temps politique, nous la devons à Bruno Latour, philosophe des sciences et anthropologue, dans un ouvrage intitulé Politiques de la nature. Bruno Latour proposait de distinguer deux chambres politiques, l’une dédiée à la "prise en compte" et l’autre à "l’ordonnancement". Dans ce temps politique remodelé, la construction de la décision, plutôt que de s’abattre sur le Parlement, remonte jusqu’à notre président. À défaut d’être un arbitre, il se fait chef d’orchestre. Mais notons-le, un tel séquençage du temps politique ne s’applique pas à tous les coups. Il nous faut garder des marges de manœuvres et la capacité d’agir vite, avec un capitaine à la tête du bateau. C’est aussi la raison pour laquelle une réforme à elle seule ne pourrait tout changer, et nous faisons l’hypothèse selon laquelle il s’agit d’abord de pratiques à remodeler.

Dans un contexte où le 49.3 s’impose comme le seul outil à disposition pour surmonter les blocages, restructurer notre temps politique en recourant au CESE nous donne une nouvelle opportunité d’envisager un débat plus constructif au Parlement. La marche peut sembler plus longue, puisqu’il s’agit de prendre le temps en amont pour en gagner en aval. Mais comme le dit si bien l’adage : "Rien ne sert de courir, il faut partir à point".

Un grand merci à Blanche Leridon et Hortense Miginiac pour leurs conseils et relectures précieuses. 

Copyright image: JACQUES DEMARTHON / AFP 

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