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08/11/2023

Polarisation politique et radicalisation des débats : la balle aux périphéries ?

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Polarisation politique et radicalisation des débats : la balle aux périphéries ?
 Marc Lazar
Auteur
Expert Associé - Démocratie et Populisme, Italie

La France est-elle malade de sa polarisation ? C'est ce que laisse entendre le baromètre élaboré par des chercheurs de l'université Charles-III de Madrid, qui place notre pays en tête des pays européens les plus polarisés du continent. L’actualité récente en offre d’éloquentes illustrations. Le leader de l’opposition à gauche, Jean-Luc Mélenchon, fait le choix d’une radicalisation et d’une diabolisation assumée, tandis que l’extrême droite poursuit, dans un cheminement inverse, son travail de normalisation. Au même moment, deux anciens premiers ministres appellent, dans une tribune commune, à l’unité et à la clarté des idées. Seront-ils entendus ? La crise au Proche-Orient nourrit, pour l'instant en France, la polarisation plus qu’elle ne la guérit. Ce contexte est-il nouveau dans l’histoire politique française ? Quelles en sont les racines et quels en sont les remèdes ? Marc Lazar répond à ces questions. 

Outrance et radicalité semblent l'emporter, notamment dans le traitement du conflit au Proche-Orient. Est-ce nouveau ? Qu'est-ce que cela révèle de la période politique que nous traversons ?

Ce n’est pas nouveau. La France, à travers son histoire, a souvent connu des formes d'outrance et de radicalité politiques. La situation actuelle au Proche-Orient revêt néanmoins deux particularités. D’abord, même si nous entretenions déjà un rapport passionnel avec cette région, l'abomination des crimes commis par le Hamas le 7 octobre et l'intensité des bombardements décidés par Israël, qui nous parviennent sous la forme d'images extrêmement violentes, nous font atteindre un paroxysme émotionnel. Depuis la guerre du Vietnam, l'opinion publique s'est habituée à la médiatisation des conflits mais cela contribue à radicaliser les partis pris. 

Depuis la guerre du Vietnam, l'opinion publique s'est habituée à la médiatisation des conflits mais cela contribue à radicaliser les partis pris. 

Il faut également prendre en compte notre configuration politique actuelle : la tripartition, avec un centre et deux formations aux extrêmes, La France Insoumise et le Rassemblement National, conduit aussi à polariser les débats. Non seulement les extrêmes critiquent le gouvernement mais, ils s'affrontent également entre eux. On constate presque avec ironie un renversement pour le moins spectaculaire : c'est désormais le Rassemblement National qui accuse La France Insoumise d’antisémitisme, et La France Insoumise qui s'insurge contre les positions du RN.

Quand Olivier Faure, secrétaire général du Parti Socialiste, appelle à un rassemblement de tous les partis politiques face à l'antisémitisme et, dans un premier temps, avant de faire marche arrière, se dit ouvert à l'idée d'y associer le RN, LFI refuse catégoriquement. Il en va de même après l’appel à une marche contre l’antisémitisme lancé par le Président du Sénat et la Présidente de l'Assemblée nationale : les polémiques se déchaînent sur la question de la participation du Rassemblement National, LFI refuse de s’y associer, les Verts, le PS, le PCF et même le porte-parole du gouvernement estiment que le RN, au regard du passé de sa famille politique, n’y a pas sa place. 

On a beaucoup parlé d’une technicisation des débats qui évincerait la polarité idéologique : dans quelle mesure cette lecture est-elle valide ? 

Incontestablement, oui, on assiste à une technicisation des débats où l’expertise se substitue, sur certains sujets, à une vision proprement politique. La France reste néanmoins un pays politique dans lequel, si l'on s'avise de chasser la politique par la porte, elle revient par la fenêtre. Le Moyen-Orient fait partie des sujets qui raniment violemment les débats, d'autant plus que le conflit en cours est vécu personnellement par les Français, c'est-à-dire moins au prisme du déroulement des événements en Israël (selon l'IFOP, 51 % déclarent avoir ni sympathie ni antipathie pour Israël, 61 % pour l'Autorité palestinienne et 34 % pour le Hamas) que de celui de la mémoire des attentats sur le sol français. Plusieurs sondages montrent la crainte immense des Français qu’une nouvelle vague d’attentats ne déferle sur le pays. 

Il faut aussi souligner, pour comprendre la politisation des opinions publiques sur le sujet, que la France compte la plus importante population juive de toute l'Union européenne avec 448 000 personnes. En même temps, les musulmans représentent 10 % de la population : d'où les craintes que le conflit n'ait de trop fortes répercussions nationales. Or, pour le moment du moins, il ne s'est produit un affrontement entre ces deux "communautés". 

En dehors de ce sujet clivant par sa violence et le contexte démographique français, la France est un pays de paradoxes où l'on observe simultanément une forte politisation et une grande défiance politique, notamment à l'encontre des partis politiques traditionnels. Ainsi, puisque les formes classiques de médiation (affiliations partisanes ou syndicales) ont été rompues, la politique entre en ébullition par d'autres moyens. Le conflit au Moyen-Orient est un vecteur privilégié pour réanimer les affrontements idéologiques, comme on le voit dans les prises de position des principales forces politiques. 

Le conflit au Moyen-Orient est un vecteur privilégié pour réanimer les affrontements idéologiques, comme on le voit dans les prises de position des principales forces politiques.

Le Rassemblement National, Reconquête ! et Les Républicains se rangent aux côtés d'Israël et du gouvernement de Netanyahou, au nom de la défense du monde occidental face à un monde arabe dictatorial et face à l'islamisme voire face à l'Islam, en ce qui concerne les partisans d'Éric Zemmour, selon une vision de type "guerre civilisationnelle" qu'un Emmanuel Macron refuse absolument. 

La France Insoumise est avant tout du côté des Palestiniens, en dénonçant dans des termes qui, à défaut d'être rigoureusement choisis, sont extraordinairement vigoureux, "l'apartheid" ou le "génocide" en cours à Gaza. Le parti se range ainsi du côté des victimes de ce qu'il considère être le colonialisme et la politique impérialiste américaine au Moyen-Orient. Néanmoins, cela n'empêche pas qu'un dilemme s'ouvre au sein du mouvement de Jean-Luc Mélenchon, entre ceux qui revendiquent un soutien inconditionnel à la cause palestinienne et certains de ses responsables qui dénoncent le Hamas, le qualifient de terroriste islamiste et fustigent ses crimes de guerre. Officiellement, LFI a d'abord refusé de qualifier le Hamas d'organisation terroriste avant, un peu contraint et forcé, de condamner ses crimes de guerre. Toutefois, en son sein, Danièle Obono persiste à parler du mouvement comme d'un "parti de la résistance palestinienne" et elle n'a pas été désavouée par la direction du parti. 

Enfin, une troisième sensibilité cherche l'équilibre et condamne totalement le Hamas tout en réaffirmant conjointement le droit à l'existence d’Israël et le droit des Palestiniens à disposer d'un État : ce sont les Verts, le Parti Socialiste et les partisans d’Emmanuel Macron. 

Je constate avec une certaine circonspection qu'une forme d'empathie, qui avait toujours existé, semble disparaître. Après la Seconde Guerre Mondiale, dans une large partie du monde occidental, la conscience de la singularité des souffrances traversées par peuple juif était prégnante. Il ne s'agissait pas, bien sûr, de hiérarchiser les victimes, ni de se ranger inconditionnellement aux côtés d'Israël au nom de cette particularité, mais de reconnaître l'altérité historique radicale que constituait la Shoah. Cette forme d'empathie était très présente, par exemple, chez le président Mitterrand ou chez Jacques Chirac. Elle s'efface aujourd'hui. Dans quelle mesure ? C'est difficile à quantifier ou à vérifier. Les débats français, on le voit, sont donc loin d'être cantonnés à une asepsie technocratique !

Vous avez observé que Jean-Luc Mélenchon, en adoptant des positions clivantes, s'attache à occuper les extrêmes : quel est l'intérêt politique de cette stratégie ? Comment se manifeste-t-elle et qui est-il susceptible de convaincre ? 

Jean-Luc Mélenchon mène une stratégie de rupture sur tous les sujets. Il éprouve le besoin de se différencier des autres partis politiques. Sur la question du Proche-Orient, il a manifestement la volonté de consolider son socle électoral en montrant sa capacité de leadership et en adressant des signes aux électeurs français de confession musulmane qui ont massivement voté pour lui. Dans les enquêtes d'opinion en vue des présidentielles, Jean-Luc Mélenchon se maintient à une cote de popularité assez élevée, même si nettement en baisse par rapport à son résultat de 2022. Surtout il bénéficie du vide laissé par le manque d'incarnation politique dans le reste de la gauche. 

Une telle stratégie jusqu'au-boutiste dans les opérations de séduction politique a ses limites : l'enquête annuelle Fractures françaises, réalisée par Ipsos Sopra/Steria pour l'Institut Montaigne et ses partenaires à l'automne 2023, montre que 57 % des Français estiment que La France insoumise est dangereuse pour la démocratie et 60 % considèrent que c’est un parti qui pousse à la violence. 

57 % des Français estiment que La France insoumise est dangereuse pour la démocratie et 60 % considèrent que c'est un parti qui pousse à la violence. 

Tous les autres sondages enregistrent un rejet de la personnalité et des positions de Jean-Luc Mélenchon. Notons toutefois que ce n'est pas pour l'heure la préoccupation de Jean-Luc Mélenchon : il entend consolider son électorat en priorité, quitte à accentuer les clivages avec le reste de la société française. Certains de ses soutiens politiques, comme les députés Mathilde Panot ou Manuel Bompard, agissent de la même façon.

Toutefois, c'est une stratégie risquée, car un récent sondage de l’IFOP démontre que la popularité de Jean-Luc Mélenchon est aussi en baisse dans son propre électorat, notamment chez les jeunes, les ouvriers et chez les électeurs disposant d'un haut niveau d'instruction qu'il avait attirés lors de la présidentielle de 2022. 

Les positions idéologiques de LFI sur la question du Proche-Orient sont sans nuance : soutien absolu à la lutte des Palestiniens, condamnation d’Israël, revendication d'un cessez-le-feu inconditionnel. Autant de positions à lire au prisme d’un héritage politique ancien à gauche. En effet, le thème de la paix est rassembleur et peut convaincre au-delà des militants LFI. C'est ce que faisait le PCF dans les années 50, au cœur de la Guerre Froide : la lutte pour la paix touchait déjà les chrétiens qui n'acceptaient la guerre sous aucun prétexte. Face à la peur des attentats ou par conviction pacifiste, c'est une opinion que l'on peut retrouver à présent.

À l'inverse, le Rassemblement National s'est "dédiabolisé" (malgré quelques embardées qui rappellent régulièrement ses origines politiques et leur actualité persistante) : quelle est cette stratégie adverse ? Marine Le Pen suit-elle une dynamique opposée à celle de Jean-Luc Mélenchon ou les ressorts sont-ils semblables ? 

Cette "dédiabolisation" a été mise en place il y a longtemps et elle fonctionne relativement bien : les Français estiment de plus en plus que le RN est un parti comme les autres, même si selon l'enquête Fractures françaises, 52 % des Français considèrent que le Rassemblement National est dangereux pour la démocratie, chiffre en légère baisse depuis 2015. 

Le RN, en tout cas dans ce qu'il ressort des déclarations de ses dirigeants, défend Israël et condamne nettement l'antisémitisme : Marine Le Pen rompt avec son père et avec une certaine droite antisémite, qui existe toujours par ailleurs - et sans doute encore dans les rangs du RN. Ce faisant, elle étend l'influence de son parti auprès des électeurs juifs et auprès du reste de la droite française "classique".

52 % des Français considèrent que le Rassemblement National est dangereux pour la démocratie, chiffre en légère baisse depuis 2015.

Normalisation et rupture avec les positions anciennes donc, sans oublier toutefois que le RN se désigne, aujourd'hui comme hier, des "ennemis" : seulement, ce sont désormais les Arabes et les islamistes, et, plus largement, l'immigration. Il faut donc aussi lire une sorte de continuité dans la pensée raciste. 

Quels sont les sujets les plus aptes à générer des vues extrêmement polarisées ? Comment les positions radicales sont-elles légitimées ? 

Comme nous l'avons dit, le Proche-Orient échauffe les esprits. On peut relever au moins deux autres sujets clivants : l'immigration, sujet passionnel où les positions sont très polarisées entre la gauche et la droite, et la lutte contre le réchauffement climatique. Une partie de la droite et de l'extrême droite sont carrément climatosceptiques, une autre partie reconnaît la réalité du réchauffement climatique mais exprime sa lassitude sur le sujet et lui dénie son importance, en s'appuyant sur l'idée que les politiques écologiques fragilisent les plus pauvres et qu’il faut donc les critiquer, voire les rejeter. 

Ces deux sujets seront au cœur de la campagne des européennes de la droite et de la droite radicale. Cela se vérifie en France mais aussi dans le reste de l'Europe : le green deal et sa critique alimentent l'argumentaire de Vox en Espagne ou de Fratelli d'Italia et de la Lega en Italie. La droite a tendance à s'aligner sur les positions maximalistes de l'extrême-droite sur ces questions. Or, il est bien connu que les électeurs préfèrent l'original à sa copie. Un certain nombre de partis privilégient les sujets clivants car, une fois mis à l'agenda politique, ils peuvent rapidement capitaliser sur eux. 

Le débat public a-t-il perdu en sérénité ? Y a-t-il encore une arène politique de qualité ? Cette radicalisation des débats est-elle une tendance récente et nouvelle ? 

La France a une longue histoire de débats très tendus derrière elle, de l'affaire Dreyfus à la Guerre Froide en passant par les joutes entre pro et anti-sarkoziens. La radicalisation politique n'est pas récente et elle ressurgit régulièrement. La situation de tripartition actuelle en France rend d'autant plus difficile d'avoir une arène politique de qualité et La France insoumise se montre particulièrement agressive. La sérénité des débats n'est pas d'actualité et les études le confirment. Selon l'enquête Fractures françaises, 45 % des Français ont le sentiment d'appartenir à une France "en colère et très contestataire". 34 % des électeurs de LFI estiment que le recours à la violence est normal pour défendre ses intérêts. Les résultats de l'enquête Jeunesses plurielles  montraient aussi qu’une part significative des 18-24 ans estime normal d'insulter le président (47 %) ou de s'affronter à des élus (49 %). 

Le climat social et politique est tendu et la défiance politique est forte, notamment car il existe beaucoup moins de structures de canalisation et de médiatisation des conflits qu'avant.

Le climat social et politique est tendu et la défiance politique est forte, notamment car il existe beaucoup moins de structures de canalisation et de médiatisation des conflits qu'avant. Il est très difficile pour les partis réformistes et modérés de se faire entendre, d'autant plus que les réseaux sociaux ne font qu'exacerber les passions. La tribune en faveur de l'unité d'Édouard Philippe et de Bernard Cazeneuve est un texte courageux mais les centres droit et gauche ont du mal à influencer le débat public.

En même temps, on observe paradoxalement que 59 % des Français estiment qu'une majorité relative est un bon système politique car il oblige les partis à organiser les débats et à faire des compromis : d'un côté, on constate la montée des extrêmes et les difficultés des partis de gouvernement mais, de l'autre, les Français aspirent à un comportement exemplaire de leurs responsables et à une attitude constructive. Les responsables politiques sauront-ils répondre à cette aspiration, face à des forces qui essaient de monter aux extrêmes ? 

La polarisation des débats et la radicalisation des propos reflètent-t-elles une polarisation et une radicalisation de l'opinion publique ou faut-il les rattacher à des stratégies de communication et de visibilité médiatique qui n'indiquent pas de mutation de la société française ? Y a t-il une tendance politique forte qui souhaite "tout renverser" ? 

Il s'agit bien d'une stratégie de communication chez certains partis qui ont compris les effets des réseaux sociaux : il est devenu très difficile de respecter le temps de la politique, qui est un temps de l'expertise et de la délibération. 

Comme je m'attachais avec Ilvo Diamanti à le montrer dans mon ouvrage Peuplecratie, la démocratie est devenue immédiate, au double sens du terme : sans médiation et soumise au rythme de l'urgence absolue. En même temps, les Français, qui soutiennent la configuration d'une majorité relative, aspirent à plus de sérénité : cette tension est inhérente à notre forme de démocratie. 

La démocratie est devenue immédiate, au double sens du terme : sans médiation et soumise au rythme de l'urgence absolue.

La polarisation exacerbée de la politique est-elle une spécificité française ?

Oui et non. On retrouve de tels clivages en Espagne, en Grèce ou en Italie (fascistes contre antifascistes, communistes contre anticommunistes, pro-berlusconiens et antiberlusconiens, aujourd'hui pro-Meloni et anti-Meloni). Michel Winock parlait de nos "fièvres hexagonales", ces guerres civiles le plus souvent simulées, spécifiquement françaises, qui structurent de manière sous-jacente ou explosive notre vie politique et qui sont entrecoupées de périodes de "stase", plus calmes. Il faut reconnaître une particularité française au poids - ou au choix - de l'Histoire dans notre pays : le réformisme est dénigré, et une certaine conception schmitienne de la République a été renforcée par la forme de nos institutions de la Vème République. Par une sorte d'inclination naturelle, nous sommes entraînés vers une forte polarisation des débats et un certain déchaînement des passions politiques. 

 

Propos recueillis par Hortense Miginiac

 

Copyright Image : Alain JOCARD / AFP

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