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04/09/2024

Ukraine, Proche-Orient, États-Unis, Chine : les 4 enjeux géopolitiques de cette rentrée

Ukraine, Proche-Orient, États-Unis, Chine : les 4 enjeux géopolitiques de cette rentrée
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique
 François Godement
Auteur
Expert Résident, Conseiller spécial - Asie et États-Unis
 Mathieu Duchâtel
Auteur
Directeur des Études internationales, Expert Résident

Ukraine, Proche-Orient, États-Unis, Chine : quels sont les grands enjeux géopolitiques de la rentrée ? Tour d’horizon synthétique avec nos experts Bruno Tertrais, Michel Duclos, Dominique Moïsi, François Godement et Mathieu Duchâtel. L’Ukraine reprend-elle l’avantage ? L’escalade au Proche-Orient aura-t-elle lieu ? Comment aborder une campagne présidentielle américaine marquée par les coups de théâtre ? Doit-on croire à l’apaisement de la rivalité sino-américaine ?

Le ciel s'éclaircit-il en Ukraine ?

Bruno Tertrais

Alors que l’été 2023 avait laissé attendre en vain une contre-offensive ukrainienne significative, l’été 2024 semble plus profitable à Kiev. Cinq points témoignent de cette conjoncture plus favorable :

1. La nomination de Kamala Harris comme candidate démocrate et la dynamique positive qu’elle a insufflée à son parti rendent l’hypothèse Trump, scénario à risque pour l’Ukraine, moins probable, et laissent présager un soutien américain substantiel et soutenu dans la durée, d’autant que l’opinion publique du pays y reste très favorable.

2. La visite à Kiev de Narendra Modi, le 23 août (ce dernier avait rendu visite à Vladimir Poutine à Moscou les 8 et 9 juillet dernier) a témoigné de l’attachement au “multi-alignement” du président indien et démenti la vision d’un Sud global qui serait unanimement ligué contre les intérêts occidentaux.

3. L’entrée en lice, longuement attendue, d’avions de combat F-16 fournis par plusieurs pays de l’OTAN, permet à l’Ukraine d’accroître ses capacités d’interception aérienne.

4. La percée dans le “saillant de Koursk”, et l’avancée de l’armée ukrainienne en territoire russe depuis le 6 août, sont un développement militaire et symbolique majeur, d’autant plus remarquable que le secret en avait été bien gardé.

Cette pénétration est néanmoins à double tranchant sur le plan du “récit” russe. En effet, si cet événement est désastreux pour l’image du Kremlin, le souvenir de la bataille de Koursk (du 5 juillet au 23 août 1943), et de la pénétration des chars allemands dans le territoire soviétique, n’a pas manqué d’être réactivé, fournissant un relais appréciable à l’argumentaire poutinien de la lutte contre les “Nazis”. Les Allemands avaient par ailleurs été défaits par les Soviétiques, autre élément de langage utile pour le Kremlin. Ces réactivations mémorielles, pour fallacieuses qu’elles soient, doivent retenir l’attention car les aspects psychologiques et moraux de cette guerre d’attrition sont fondamentaux. En consolidant ses gains territoriaux, l’Ukraine - qui a infligé des dégâts sérieux aux forces russes dans la région - a en effet remonté le moral de son pays, mais aussi montré à ses soutiens occidentaux que leurs efforts étaient payants. De plus, elle a pu procéder à des échanges de prisonniers, et s’est mise en position d’envisager d’éventuelles négociations en meilleure posture.   

5. L’état de l'infrastructure pétrolière russe, suite aux frappes lancées par l’Ukraine depuis le 20 janvier et poursuivies depuis malgré les réticences américaines, contribue aussi à un certain affaiblissement de l’économie du pays et de son effort de défense. La décision par l’Institut de statistiques russes de ne plus rendre publics les chiffres de la production de pétrole, le 28 août, pourrait en témoigner, tout comme les restrictions draconiennes de l’utilisation de kérosène.

C’est en partie dans ce cadre que l’on peut comprendre la visite de Vladimir Poutine le 3 septembre à Oulan-Bator, alors même que la Mongolie est signataire du Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale et qu’à ce titre, elle devrait mettre à exécution le mandat d’arrêt international émis à l’encontre du dirigeant russe : le sujet du projet de gazoduc Power of Siberia gagne en intérêt à mesure que les capacités de production d’hydrocarbures russes sont mises en difficulté.

La situation demeure néanmoins difficile pour l’Ukraine sur au moins trois plans :

  • L’aide militaire occidentale : il n’y aura certainement pas de nouveau paquet d’aides américaines avant 2025, et la situation politique en Allemagne et en France ne permettra pas à ces pays de prendre le relais de Washington à brève échéance.
  • Les frappes dans la profondeur : réclamée à cors et à cris par Kiev depuis des mois, la levée de l’interdiction d’employer certains moyens militaires occidentaux au-delà des abords russes immédiats de la ligne de front continue d’être refusée par crainte de “l’escalade”, ce qui lie les mains aux Ukrainiens.
  • La situation militaire au Sud : si la percée de Koursk a fait l’objet d’une importante couverture médiatique, plus au Sud, les choses sont moins favorables, notamment à Pokrovsk, carrefour ferroviaire qui en fait un nœud logistique capital, et de manière générale dans l’oblast de Donetsk.

Alors que son territoire est bel et bien envahi, le sang-froid de Vladimir Poutine, qui semble soucieux de minimiser l’affaire, interpelle. En réalité, bien que la percée de Koursk soit un développement majeur, aucune des vraies “lignes rouges” pour Moscou n’a été franchie : ni attaque militaire ouverte émanant d’un pays de l’Otan (rappelons que les F16 ne sont pilotés que par des Ukrainiens), ni menace sérieuse contre l’occupation de la Crimée, cette péninsule de la mer Noire qui fait figure de “joyau de la couronne” que Vladimir Poutine souhaite offrir en legs à un empire revivifié. Si la présence russe en Crimée était menacée, il ne fait guère de doute que la menace nucléaire russe redeviendrait d’actualité. Pour l’heure, la riposte militaire à la première entrée d’une force militaire étrangère sur son territoire depuis 1943 est restée - par choix ou par incapacité d’agir autrement - dans le cadre général de la stratégie de bombardement adoptée depuis l’hiver 2022.

Israël / Moyen-Orient : l’inévitable escalade, finalement évitée ?

Michel Duclos et Dominique Moïsi

Découverte du corps des six otages dans les tunnels du Hamas, le 31 août dernier, éliminations à Téhéran, le 31 juillet dernier, d'Ismaël Haniyeh, dirigeant politique du Hamas, et, à Beyrouth, de Fouad Chokr, Haut commandant du Hezbollah, annoncée le 30 juillet : toutes les conditions pour l’escalade régionale que le monde redoute semblent réunies. Comment comprendre que celle-ci ne se soit pas produite ?

La situation personnelle de Benjamin Netanyahou étant étroitement liée au maintien de la guerre, il reste le principal acteur d’un drame qu’il joue à la hausse.

 

Notons tout d’abord la réaffirmation de la stratégie jusqu’au-boutiste de Benjamin Netanyahou, à laquelle il a tout intérêt. Sa situation personnelle étant étroitement liée au maintien de la guerre, il reste le principal acteur d’un drame qu’il joue à la hausse. Sa popularité, étrangement, a pourtant tendance à remonter et, malgré les défections dans son gouvernement, il reste le seul pilote dans l’avion.

L’appel à la grève générale, lundi 2 septembre, montre la très forte polarisation d’Israël, séparée plus que jamais entre la République de Tel-Aviv et le Royaume d’Israël. Et cela notamment sur le sens d’une guerre tout à la fois profondément idéologique et comportant la dimension tout à fait classique d’un conflit pour la terre entre deux peuples qui revendiquent le même territoire.

À l’extérieur, l’allié américain témoigne de plus en plus ses réserves. La visite du Premier ministre israëlien au Congrès, le 24 juillet, a été accueillie avec ambivalence, et même chez les républicains, certains voient dans le jusqu’au-boutisme du dirigeant un risque pour Israël. Malgré l’implication des États-Unis, et leur capacité à empêcher la riposte de l’Iran ou du  Hezbollah, leur réussite n’est qu’en demi-teinte et il faut constater leur impuissance à imposer la paix ou un cessez-le-feu aux Israéliens. Le discours de Kamala Harris lors de la convention démocrate, moins ferme à l’égard d’Israël qu’on l’aurait attendu, et l’absence d’influence sur le déroulé du conflit en Cisjordanie, en témoignent.

Côté iranien, après l’assassinat de chefs du Hezbollah, et l’élimination d’Ismaël Haniyeh sur le territoire même de l’Iran, la réaction redoutée n’est pas survenue. Bien que, son honneur étant en jeu, Téhéran soit “tenue” de répliquer, le régime des mollahs ne compte pas tomber dans le piège tendu par Israël - obtenir davantage des Américains en arguant du péril iranien. Malgré le réel impact opérationnel et stratégique subi par l’Iran à travers l’élimination méthodique d’alliés régionaux majeurs, Téhéran conserve donc sa ligne : riposter dans la durée par des attaques quotidiennes. Par ailleurs, ni l’Arabie Saoudite ni aucun des grands acteurs du monde arabe n’ont rompu sérieusement avec Israël.

On aboutit ainsi au paradoxe selon lequel toutes les conditions sont réunies pour une escalade régionale sans qu’aucune des parties ne veuille rompre le fragile équilibre qui prévaut. Les élections aux États-Unis, considérées par certains comme le point de bascule du conflit, pourraient ne rien résoudre ; la guerre au Proche-Orient conserve sa dynamique propre.

Caméléon, autruche et panda-lover : surprises, enjeux et retournements de la campagne américaine.

François Godement

L’été a bien sûr été marqué par le nouveau tour pris par la campagne démocrate, sous l’effet de l’abandon de la candidature de Joe Biden, annoncé sur X le 21 juillet, et du recentrage de la ligne politique de Kamala Harris.

En prenant la dernière sortie avant l’autoroute, Joe Biden a libéré la parole et permis à son parti de considérablement gagner en dynamisme. Il suffit de noter l’allocution de Bill Clinton lors de la Convention démocrate, le mercredi 21 août : “il y a deux jours, j’ai fêté mes soixante-dix-huit ans, je suis l’homme le plus âgé de ma famille pour quatre générations, et le seul motif de vanité personnelle que je puisse en tirer est celui de me savoir, quand même, plus jeune que Donald Trump”. Une telle sortie eût bien sûr été impensable sans le renoncement de l’actuel président à sa réélection.

De son côté, Kamala Harris, que l’on pourrait plutôt appeler “Kamaléon”, tant sa ligne politique changeante peut rappeler les notoires capacités de métamorphose de ces sympathiques lézards, a opéré un spectaculaire recentrage, dont le trait le plus saillant est sans doute le coup de génie de la nomination de Tim Walz, ancien enseignant, ex-gouverneur du Minnesota, totalement centriste et absolument “normal”, comme colistier.

Kamala Harris, que l’on pourrait plutôt appeler “Kamaléon”, tant sa ligne politique changeante peut rappeler les notoires capacités de métamorphose de ces sympathiques lézards, a opéré un spectaculaire recentrage

Parmi les atouts de Tim Walz, son passé chinois très fourni n’est pas le moindre : si le colistier de Kamala Harris, loin d’être un caricatural “panda lover”, se montre très critique de Pékin, il n’a jamais soutenu le discours du “réarmement anti-chinois”. Il a aussi à son actif une importante politique de dépenses dans son État, notamment en matière de santé. Or, avec des enjeux majeurs (crise des opioïdes, politique de sécurité sociale - bien que Kamala Harris ne se soit pas prononcée en faveur du “Medicare pour tous”), la santé est en partie le sujet sur lequel se jouera l’élection. Les démocrates bénéficieront aussi de la relative maîtrise de l’inflation, repassée sous la barre des 3% pour la première fois depuis 2020, d’une détente des taux d’intérêts et d’un taux de croissance à faire pâlir d’envie de ce côté-ci de l’Atlantique (2,8%).

Côté républicain, le duo Trump / Vance, qui n’a pas été conçu pour faire face à celui Harris / Walz, patine, et J.D. Vance déçoit. Là où l’on attendait le sénateur de l’Ohio pour définir les contours stratégique de la campagne républicaine sur le plan intérieur, celui-ci a surtout retenu l’attention par une saillie dispensable sur les femmes sans enfant. Trump, quant à lui, pratique la politique de l’autruche et persiste, en dépit de ses conseillers, à tenir la barre à droite toute et à s’enferrer dans son argumentaire d’insultes.

On ne peut donc qu’être frappé par la dissymétrie complète des campagnes. Pour autant, n’oublions pas que nous voyons ce nouveau paysage à travers le prisme des médias libéraux et d’une campagne démocrate redynamisée. Il reste à passer l’épreuve des débats en direct. Les candidats démocrates devront aussi affronter leurs adversaires sur des thèmes pour lesquels l’opinion penche en faveur des Républicains : l’endettement fédéral, les questions d’immigration et de sécurité.

Politique étrangère chinoise : la “vision de San Francisco” de Xi Jinping

Mathieu Duchâtel

La politique étrangère chinoise, dans l’ensemble, a navigué en eaux relativement calmes cet été. Elle s’est ajustée à ce que les experts chinois appellent la “vision de San Francisco”. Cette stratégie, initiée par Xi Jinping, revient à accepter l'offre de l'administration Biden de gérer la compétition sino-américaine de manière à éviter une escalade vers une confrontation ouverte. Il y a un avant et un après la visite de Xi Jinping à San Francisco, en novembre 2023. Celle-ci, souvent présentée comme un tournant par la presse chinoise, a notamment contribué à apaiser les tensions dans le détroit de Taiwan.

C'est dans ce contexte que Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, a été accueilli à Pékin pour une visite de trois jours la semaine dernière. Depuis son établissement par Nixon et Kissinger en 1971-1972, le canal de communication entre le Conseil de sécurité nationale américain et le leadership chinois est resté un élément stabilisateur des relations sino-américaines, à l'exception notable de l'administration Trump, comme le souligne Ryan Hass. La visite de Sullivan, qui a rencontré Xi Jinping et le général Zhang Youxia, premier vice-président de la Commission militaire centrale, a abouti à l'ouverture d'un nouveau canal de communication entre INDOPACOM et le Commandement du Théâtre Sud de l'Armée Populaire de Libération. Ce commandement supervise les opérations aériennes et navales dans la périphérie maritime de la Chine, une zone où le risque d'incident sino-américain est particulièrement élevé.

 Pour Pékin, il n'y a pas d'incidents en mer, seulement des décisions politiques

La Chine adopte-t-elle pour autant une nouvelle approche en matière de diplomatie militaire ? Ce n’est pas du tout le cas. Il s’agit surtout, en attendant le résultat des élections américaines de novembre, de maintenir les tensions bilatérales à un niveau d'intensité gérable. La Chine continue de considérer les mesures de confiance comme le thermomètre de la relation politique, renforçant les canaux de communication lorsque les relations se réchauffent et les suspendant lorsqu'elles se refroidissent. Pour Pékin, il n'y a pas d'incidents en mer, seulement des décisions politiques.

Parallèlement, la Chine mène une intense activité sur le front de la guerre économique. Sa stratégie actuelle consiste davantage à se doter d'armes économiques et à menacer de riposte qu'à infliger directement des coûts à ses rivaux. Pékin affine ses outils de rétorsion, leur conférant une dimension extraterritoriale, tout en les gardant en réserve sans nécessairement les déployer. Face au prochain paquet de mesures restrictives sur les semi-conducteurs que prépare Washington, qui devrait être le bouquet final de l’administration Biden - impliquant des limitations sur l’exportation d’équipements indispensables à la fabrication de puces en Chine ainsi que sur la maintenance des outils vendus par les Pays-Bas et le Japon - la Chine menace le Japon de représailles dans son secteur automobile, notamment par des restrictions potentielles sur les exportations de graphite, si Tokyo s'aligne sur la politique américaine, que ce soit par choix stratégique ou sous la contrainte. Depuis 2023, le contrôle des exportations occupe une place croissante dans la politique étrangère chinoise. Si le nouvel arsenal juridique est important, la pratique a souvent précédé sa mise en place : dès 2020, la Suède a ainsi été ciblée sur ses importations de graphite, pour des raisons à la fois politiques et pour favoriser les producteurs chinois de batteries électriques.

De plus, la Chine réduit progressivement ses exportations de gallium et de germanium, bien que le cadre légal récemment établi soit censé ne viser que les utilisateurs finaux militaires de ces composants dans l'industrie microélectronique. Il est clair que la Chine adopte ici une approche de plus en plus en miroir avec celle des États-Unis, ce qui aura des répercussions de plus en plus visibles dans ses relations avec les pays européens.

Narendra Modi et Volodimir Zelensky à Kiev, le 23 août 2024

Copyright Sergei SUPINSKY / AFP


Propos recueillis par Hortense Miginiac

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