Rechercher un rapport, une publication, un expert...
L'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.
02/05/2023

Turquie : l'espoir est permis

Turquie : l'espoir est permis
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

Chaque semaine, Dominique Moïsi, conseiller géopolitique de l'Institut Montaigne, partage ses réflexions sur les grands enjeux politiques qui structurent l'actualité internationale. Ce lundi, il se penche sur les élections à venir en Turquie, qui pourraient mettre fin à l'exercice d'un pouvoir autoritaire par Erdogan et assurer un retour à la démocratie.

Des élections peuvent-elles mettre fin à la dérive autoritaire d’un homme et assurer le retour à la démocratie ? Dans quelques jours, le 14 mai prochain, à travers une double élection, présidentielle et législative, les électeurs turcs auront l’opportunité de répondre à cette question.

Pour la première fois en effet depuis qu’Erdogan est arrivé au pouvoir, en 2003, le scénario de sa défaite est envisageable, sinon probable.  L’opposition enfin unie - derrière un homme politique âgé - et qui ne brille pas par son charisme - Kemal Kılıçdaroğlu le leader du CHP, le parti républicain du peuple - croit à ses chances. Et ce d’autant plus que tout laisse à penser que les Kurdes du PKK (la troisième force aujourd’hui au Parlement) rejoindront massivement l’union des partis d’opposition, dans un scrutin qui s’apparente à un référendum contre Erdogan.

Une démocratie illibérale

Mais les sondages demeurent très serrés et le parti au pouvoir compte bien utiliser tous les rouages de l'État turc qu’il contrôle, pour l’emporter une fois encore. L’exemple de Victor Orban en Hongrie montre à quel point il est difficile de déloger une démocratie illibérale. C’est encore plus vrai dans le cas d’un régime autoritaire devenu toujours plus centralisé et despotique avec le temps.

Pourtant, en Turquie, l’évolution des conditions politiques, économiques, stratégiques, et morales mêmes, pourrait conduire à l’alternance.
C’est que la Turquie est désormais un pays où les prisons sont pleines et les caisses de l'État sont vides. Journalistes, opposants politiques ou simplement des personnalités qui ont le malheur de déplaire au Prince comme Osman Kavala, sont scandaleusement incarcérés de manière parfaitement arbitraire.

Un agenda très conservateur

Le terrible tremblement de terre qui a secoué le Sud de la Turquie au début de l’année a fait la double démonstration de la désorganisation de l’État et plus encore de la corruption d’un pouvoir qui laissait bâtir par millier des immeubles qui ne correspondaient pas aux exigences de sécurité dictées par la nature.

Erdogan avait accédé au pouvoir en 2003 après que la Turquie ait traversé sa pire crise économique en trois décennies. Il avait promis le retour de la prospérité, et une politique étrangère clairement pro-occidentale et pro-européenne.

Je l’avais rencontré en 2004 lors d’un dîner donné en son honneur par l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales). J’avais été frappé par son énergie et son charisme mais troublé aussi par la nature de ses propos. Il souhaitait convaincre ses interlocuteurs européens que son parti l’AKP était une version musulmane de la C.D.U. (le parti chrétien démocrate allemand). Mais l’homme que j’avais en face de moi, était très loin de Konrad Adenauer ou Helmut Kohl. Et dans ses réponses sur l’éducation, celles des jeunes filles en particulier, il me semblait porteur d’un agenda infiniment plus conservateur et "islamique" que ses propos de campagne ne le laissaient entendre.

Un partenaire toujours plus difficile

Sur le plan de sa relation avec l’Europe, il est juste de noter que les difficultés n’étaient pas du seul fait de la Turquie. L’Union européenne - la France et l’Autriche tout particulièrement - ont, par leur réserve, encouragé une montée de la "tentation de l’Orient" en Turquie.

Pourquoi avoir fait aux Turcs des promesses d’intégration à long terme, que l’on savait ne pouvoir, ni vouloir tenir ?  En 2007, j’avais eu une discussion sur cette question avec Nicolas Sarkozy. "Pourquoi", m’avait-il demandé, "êtes-vous favorable à la candidature de la Turquie à l’Union ?". Je me souviens de ma réponse : "Ce n’est pas le point d’arrivée qui compte, c’est la route elle-même : tant qu’elle sera candidate à l’Union, la Turquie deviendra un pays meilleur, un voisin plus sûr". Pour le Président à l’inverse, l’essentiel tenait en une statistique : 75% des Français étaient opposés à l’entrée de la Turquie dans l’Europe.

De fait, la deuxième décennie au pouvoir d’Erdogan semble avoir largement donné raison à tous ceux qui considéraient avec la plus grande méfiance l’entrée d’un pays musulman dans l’union européenne. Entre 2013 et aujourd’hui la Turquie est devenue un partenaire toujours plus difficile. Erdogan s’est clairement rêvé comme une version religieuse (et non laïque) d'AtaTürk. Il en a la ruse et la détermination, mais pas la grandeur, ni les résultats.

Les échecs d'Erdogan

N’a-t-il pas multiplié les échecs, tant sur le plan interne, qu’international ?

Des millions de Turcs sont sous le seuil de la pauvreté, alors qu’une poignée au sommet accumule des fortunes considérables. Dans un contexte moyen-oriental toujours plus troublé, la Turquie a certes marqué des points. En accueillant quatre millions de réfugiés syriens sur son territoire, elle a su – contre financement - tirer une énorme épine du pied à l’Union européenne. La guerre en Ukraine lui a fourni une autre occasion de se mettre en avant, tout particulièrement sur la question de l’approvisionnement de l’Europe et du monde en céréales. Mais n’en déplaise aux rêves néo-ottomans d’Erdogan, au Moyen-Orient tout comme en Ukraine, ce n’est pas la médiation turque qui fait ou fera la différence, mais la médiation chinoise. La Turquie est incontournable, mais pas nécessairement décisive.

Pour bien saisir l’enjeu des élections du 14 Mai – poursuite et approfondissement de l’autoritarisme d’un côté, ou espoir de démocratie de l’autre - il suffit de considérer les positions des divers acteurs mondiaux. Il existe entre Moscou, Pékin et Ryad comme un triangle pro-Erdogan. À l’inverse, la grande majorité des pays démocratiques, des deux côtés de l’Atlantique, souhaite sa défaite, sans le dire trop haut. Le résultat des urnes est trop incertain. Même si l’ambassadeur américain en Turquie a pris le risque de rencontrer le chef de l’opposition, suscitant l’indignation d’Erdogan. Mais les régimes autocratiques ne constituent-ils pas, l’expérience en fait la preuve, des alliés trop imprévisibles ?           

Le réflexe anti-Erdogan sera-t-il aussi efficace en Turquie, qu’a pu l’être le réflexe anti-Trump aux États-Unis en 2020 ? Les Kurdes feront-ils la différence, comme la mobilisation des noirs, des femmes et des jeunes, l’a faite en Amérique ? Et les habitants des régions dévastées par le tremblement de terre, pourront-ils dans le chaos qui règne encore, tout simplement voter ?

L’enjeu du 14 mai en Turquie n’est rien moins que l’évolution du rapport des forces dans le monde entre démocratie et autoritarisme.

 

Avec l'aimable contribution des Échos, publié le 30/04/2023

 

Copyright Image : OZAN KOSE / AFP

Des femmes marchent à côté de panneaux d'affichage à Sanliurfa, dans le sud-est de la Turquie, le 28 avril 2023. L'un indique "1 an de gaz naturel gratuit dans les résidences" avec le portrait du président turc Recep Tayyip Erdogan (à gauche) et l'autre affiche le portrait du leader du Parti républicain du peuple (CHP) et candidat à la présidence, Kemal Kilicdaroglu (3e à droite), avec l'inscription "Promesse pour vous".

Recevez chaque semaine l’actualité de l’Institut Montaigne
Je m'abonne