AccueilExpressions par MontaigneToulouse dans la tourmente de la crise aéronautiqueL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.14/12/2020Toulouse dans la tourmente de la crise aéronautique Villes et territoires Régulation Union Européenne EuropeImprimerPARTAGERAuteur Paul-Adrien Hyppolite Ingénieur du corps des Mines Compte tenu du poids de l’industrie aéronautique dans la région, le dynamisme de l’économie toulousaine dépend en grande partie de celui du marché de l’aviation commerciale. La crise sanitaire ayant pratiquement cloué les avions au sol, la Ville rose traverse aujourd’hui une période encore plus difficile que la moyenne qui teste fortement sa capacité de résilience. Sur le terrain, tous les acteurs sont mobilisés pour éviter que l’aire urbaine toulousaine ne subisse avec l’aéronautique "le sort qu’a connu Détroit avec l’automobile". L’arrivée probable de vaccins contre le Covid-19 en 2021, le soutien public massif à l’aéronautique, les capacités d’ajustement des industriels et les multiples ressources du territoire laissent entrevoir des perspectives de sortie de crise.Les conséquences de la crise sanitaire sur le tissu aéronautique sont très violentes à l’heure actuelle : les activités de service (maintenance des équipements, gestion du trafic aérien etc.) pâtissent d’une chute du trafic passagers d’environ 75 % depuis le début de l’année, tandis que les constructeurs ont abaissé leurs cadences de production de 40 % en moyenne. Malgré d’excellentes nouvelles sur le front de la recherche d’un vaccin contre le Covid-19, la trajectoire de reprise du trafic aérien est encore incertaine. Après une légère amélioration cet été (-65 % par rapport à l’an dernier au pic de la mi-août en Europe par exemple), le trafic est à nouveau en baisse même si le trafic domestique tend à reprendre hors d’Europe. Les professionnels ne parient pas sur un retour aux niveaux d’avant-crise avant 2023, voire 2024 ou 2025. L’impact de la crise Covid sur l’aéronautique sera donc plus sévère que sur les autres industries. La généralisation - initialement contrainte - de la vidéo-conférence dans les relations de travail à distance et l’amélioration de la qualité de service sous l’impulsion de nouveaux entrants pourraient par ailleurs structurellement affecter la taille de marché du voyage d’affaires. De façon provocatrice, on pourrait se demander si Zoom n’est pas en train de devenir un concurrent plus sérieux pour Airbus que son rival historique Boeing. Le secteur aéronautique français bénéficiant d’une attention particulière et d’importants moyens financiers déployés par la puissance publique (voir notamment le plan de soutien à la filière présenté par le gouvernement le 9 juin dernier), ses chances de survie sont importantes. 1,5 milliard d’euros seront par exemple mobilisés sur les trois prochaines années pour soutenir la R&D. En divulguant le 21 septembre trois concepts d’avion "vert" ou "zéro émission" reposant sur l’hydrogène, Airbus a pris une position de leadership dans la course à la décarbonation de l’industrie. Cela offre de belles perspectives aux jeunes et futures générations d’ingénieurs et d’entrepreneurs, y compris en amont dans la filière de l’hydrogène où de nombreuses innovations seront nécessaires pour parvenir à réduire les coûts et faire sauter les verrous technologiques actuels. L’arrêt du trafic aérien mondial aggrave les difficultés économiques localesAvant crise, l’Insee dénombrait 700 entreprises de la filière aérospatiale (constructeurs et sociétés spécialisées dans les services d’ingénierie, de maintenance et de logistique) implantées dans le périmètre administratif de la Région Occitanie. Ces entreprises employaient 110 000 salariés dont environ 88 000 spécifiquement dédiés à l’activité aérospatiale. La grande majorité d’entre eux (85 %) se trouvaient dans le bassin d’emploi toulousain, à proximité des sites des grands constructeurs et motoristes de la filière. La Ville rose accueille en particulier 26 000 employés d’Airbus, répartis notamment entre le siège social et les usines d’assemblage final des principaux modèles d’avion du groupe (A320, A330, A350, A380).De façon provocatrice, on pourrait se demander si Zoom n’est pas en train de devenir un concurrent plus sérieux pour Airbus que son rival historique Boeing.Comme partout ailleurs, l’économie toulousaine souffre des restrictions imposées par la situation sanitaire. Mais le tsunami économique auquel elle doit aujourd’hui faire face est accentué par sa position centrale dans l’industrie aéronautique dont les clients finaux ont vu leur chiffre d’affaires s’évaporer suite à l’arrêt du trafic aérien. Même dans un scénario optimiste de reprise générale de l’activité en 2021 grâce aux programmes de vaccination, le secteur mettra plusieurs années à se remettre de la crise actuelle ce qui fait craindre un marasme économique durable pour Toulouse et ses environs.Quelques chiffres permettent de prendre la mesure de l’ampleur des dégâts. Les dernières données publiées par l’organisation professionnelle fédérant les exploitants de la plupart des aéroports européens (ACI Europe) font état d’une baisse du trafic passagers de près de 75 % en octobre par rapport à l’an dernier. Après une mise à l’arrêt quasi totale entre la mi-mars et la fin juin, l’activité avait progressivement repris durant l’été, sans pour autant dépasser la barre des -65 % de trafic au pic de la mi-août. Avec la recrudescence de la pandémie cet automne et le durcissement des restrictions à la libre circulation, les espoirs d’une reprise linéaire ont disparu.D’après ACI Europe, près de 200 aéroports européens seraient aujourd’hui au bord de la faillite. Nous remarquons toutefois que le trafic domestique de passagers reprend progressivement dans certaines zones, notamment dans la région Asie-Pacifique.Côté constructeurs, les livraisons d’avions sont en baisse de 35 % chez Airbus depuis le début d’année. Ce recul est nettement plus marqué pour les avions bicouloirs type A330 ou A350 (-55 %) que pour les monocouloirs type A220 ou A320 (-30 %).Les prises de commandes dites "brutes" pour de nouveaux appareils - c’est-à-dire avant prise en compte des annulations - ont quant à elles diminué à ce jour de 47 % par rapport à l’an dernier, les commandes "nettes" s’établissant elles à -43 % en raison du peu d’annulations enregistrées jusqu’à présent par Airbus (à l’inverse de son concurrent Boeing déjà empêtré dans le scandale du MAX avant la crise sanitaire). L’impact de la crise aéronautique pour Airbus est d’autant plus significatif que sa branche aviation commerciale constitue la locomotive du groupe : 77 % du chiffre d’affaires, 80 % de la R&D et 86 % de la marge opérationnelle en 2019. La crise n’épargne pas non plus l’autre géant de l’aéronautique française également présent dans la région toulousaine : Safran. Par son activité de motoriste, l’entreprise est non seulement dépendante des cadences de production des usines Airbus et Boeing, mais aussi du trafic aérien pour la maintenance des réacteurs. Il en est de même pour Thalès avec ses activités toulousaines dans l’avionique et la gestion du trafic aérien, même si le groupe est dans l’ensemble moins dépendant de l’aviation commerciale qu’Airbus et Safran.Au-delà de ces grands donneurs d’ordre, la filière aéronautique est surtout composée de milliers de sous-traitants, allant de la très petite entreprise (TPE) à l’entreprise de taille intermédiaire (ETI). La situation est tout autant, si ce n’est plus, critique pour eux. Latécoère a par exemple annoncé en septembre 475 suppressions de postes en France, soit un tiers de ses effectifs.Les cartes de chaleur pouvant être générées à partir de la liste officielle des fournisseurs d’Airbus montrent une forte concentration dans la région toulousaine.Le secteur [aéronautique] mettra plusieurs années à se remettre de la crise actuelle ce qui fait craindre un marasme économique durable pour Toulouse et ses environs.Sur les 50 milliards d’euros d’achats d’Airbus en 2019, environ 10 % (5 milliards d’euros) auraient bénéficié à des sous-traitants basés sur le territoire toulousain d’après le document de référence du groupe. Ce chiffre donne une idée de l’importance de la sous-traitance locale au sein d’un ensemble de 24 000 fournisseurs répartis dans plus de cent pays.En règle générale, la diversification de l’activité des sous-traitants industriels est faible. L’Insee estime ainsi que plus d’un sur quatre travaillent exclusivement pour le marché aéronautique. Ils produisent par ailleurs souvent uniquement selon les spécifications et les cadences fixées par les grands donneurs d’ordre. Cette absence d’autonomie dans les processus de production limite de fait leurs capacités d’ajustement dans la période actuelle. Aux difficultés qui frappent toute l’industrie, s’ajoutent pour les plus petits sous-traitants des problèmes que ne rencontrent pas les principaux donneurs d’ordre ou les gros sous-traitants bien identifiés : un moindre accès aux marchés financiers pour éponger la trésorerie si nécessaire, un moindre pouvoir de négociation face aux banques et une moindre visibilité auprès des pouvoirs publics.Pour Toulouse, le choc est d’autant plus dur à encaisser que la filière aéronautique était depuis plusieurs années l’un des principaux - si ce n’est le principal - moteur de croissance de la région et qu’elle anticipait un chemin de croissance soutenu avec un doublement de la flotte d’avions commerciaux et de la demande passager dans le monde au cours des deux prochaines décennies. C’est dans ce contexte que de nombreux jeunes avaient choisi leur formation et leur orientation professionnelle, et que les industriels de la filière avaient investi - parfois en s’endettant - pour accroître leurs capacités de production.Les conséquences de la crise aéronautique sont par ailleurs loin de se limiter au seul périmètre de la filière industrielle. De nombreuses sociétés de services aux entreprises (ingénierie, informatique, maintenance, logistique, restauration, gardiennage, entretien, etc.) dépendent directement des sites industriels, tandis que l’hôtellerie et la restauration toulousaines bénéficient en temps normal du tourisme d’affaires généré par l’activité aéronautique. Les trois-quarts des nuitées comptabilisées à Toulouse relèveraient par exemple du tourisme d’affaires. Airbus estime ainsi avoir été à l’origine de la création de 80 000 emplois indirects sur le territoire toulousain au cours de la seule année 2019. En fin de compte, il est clair que la prospérité de l’économie toulousaine est fortement tributaire d’une reprise du trafic aérien mondial.L’espoir d’un rebond granditPersonne n’est aujourd’hui capable de dire combien de temps durera la crise ni quel sera son impact à long terme sur la taille du marché de l’aviation commerciale. Tirés par le sursaut des marchés nord-américains et asiatiques, les derniers chiffres des livraisons mensuelles d’Airbus offrent toutefois une première lueur d’espoir. En effet, presque autant d’avions que l’an passé ont été remis par l’avionneur à ses clients durant les mois de septembre et octobre.Pour Toulouse, le choc est d’autant plus dur à encaisser que la filière aéronautique était depuis plusieurs années l’un des principaux moteur de croissance de la région et qu’elle anticipait un chemin de croissance soutenu. En outre, les résultats préliminaires mais très encourageants de la troisième et dernière phase des tests cliniques de BioNTech - Pfizer et de Moderna laissent entrevoir la perspective d’un vaccin disponible courant 2021. La réaction des cours de bourse d’Airbus et d’Air France-KLM le lundi 9 novembre suite à l’annonce du duo BioNTech - Pfizer suggère une moindre incertitude sur l’avenir du transport aérien et l’anticipation d’une reprise potentiellement plus rapide que prévue du trafic passagers.La filière aéronautique française bénéficie par ailleurs d’un soutien public très important. Le gouvernement a présenté début juin un plan de soutien qui comprend notamment un fonds spécifique, doté dans un premier temps d’environ 600 millions d’euros, pour recapitaliser et consolider les sous-traitants les plus fragiles, ainsi qu’une enveloppe de 1,5 milliard d’euros sur trois ans pour soutenir les dépenses de R&D dans l’industrie avec l’ambition d’accélérer la décarbonation du transport aérien par des innovations technologiques. Début juillet, la Région Occitanie a également dévoilé un plan complémentaire de 100 millions d’euros pour la filière, dont 35 millions alloués à la formation et à la préservation des compétences et 43 millions d’euros pour accompagner la diversification de la sous-traitance et le développement des technologies vertes. Airbus a depuis assumé le leadership en matière de décarbonation de l’industrie aéronautique en divulguant fin septembre trois concepts d’avions "zéro émission" (baptisés ZEROe) reposant sur l’hydrogène comme source d’énergie primaire. L’ambition affichée est de commercialiser d’ici 2035 au moins un appareil "zéro émission" capable de réaliser des vols de 3500 km, soit une distance comprise typiquement entre celle d’un trajet régional et d’un moyen-courrier. Un démonstrateur verrait a priori le jour entre 2026 et 2028. Cette dynamique offre en tout cas de belles perspectives aux prochaines générations d’ingénieurs et à la filière en général.Mais il n’en demeure pas moins que même dans un scénario optimiste de retour à la normale sur le plan sanitaire en 2021 ou 2022, la taille du marché de l’aviation commerciale pourrait être durablement réduite par rapport au niveau d’avant-crise si les usages induits par la pandémie comme le recours à la vidéoconférence dans les relations de travail à distance persistaient ne serait-ce que partiellement. Lors d’une récente intervention à l’occasion du "DealBook Online Summit" organisé par le New York Times, Bill Gates a par exemple conjecturé que plus de la moitié des voyages d’affaires effectués avant-crise pourraient ne plus l’être dans le monde post-Covid. Zoom serait-il dès lors en train de devenir un concurrent plus sérieux pour Airbus que son rival historique Boeing ?Notons enfin que la hausse de la tarification du CO2 (et d’autres gaz à effet de serre comme le monoxyde d’azote) émis par les compagnies aériennes pendant les vols pourraient avoir des conséquences sur l’industrie. En Europe pour l’instant, seuls les vols intra-européens sont aujourd’hui intégrés dans le système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE). Dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, diverses mesures comme un abaissement du plafond d’émissions autorisées, une diminution de la part des permis alloués gratuitement aux compagnies aériennes ou une extension du mécanisme aux vols extra-européens pourraient être mises en place. D’autres pays ou coalition de pays pourraient par ailleurs instaurer des dispositions similaires dans un futur proche. Une opportunité de développer des technologies et des secteurs porteursPour Toulouse, assurer le maintien et le développement des savoir-faire aéronautiques sur le territoire est donc un enjeu de taille dans le contexte actuel. Mais la bonne organisation de la filière et les moyens mobilisés par les pouvoirs publics (État et collectivités locales) permettent d’être "prudemment optimistes" à l’heure actuelle en dépit des difficultés qui ont été soulignées précédemment.À court terme, des suppressions d’emplois seront inévitables et un certain nombre de jeunes qualifiés risquent d’avoir du mal à franchir les portes de l’industrie aéronautique. Il est donc impératif d’envisager localement des relais de croissance complémentaires afin de surmonter la crise. C’est le sens des propositions qui ont été récemment formulées par une commission indépendante présidée par Marion Guillou et parrainée par Jean Tirole dans un rapport remis le 29 septembre à Toulouse Métropole et à la Région Occitanie.Par sa complexité, l’industrie aéronautique regorge d’ingénieurs et d’ouvriers qualifiés dans de multiples domaines (structures, mécanique, électronique, logiciel, programmation etc.). Leurs compétences sont de fait redéployables dans d’autres industries. À cet égard, Toulouse a par exemple tous les atouts pour trouver sa place dans la transformation en cours de l’industrie automobile portée par l’électrification et le développement du véhicule autonome.La Ville rose pourrait aussi profiter du chemin tracé par l’industrie aéronautique pour devenir une place de référence dans l’industrie naissante de l’hydrogène, de la production d’hydrogène bas-carbone aux applications dans la mobilité lourde (au-delà des avions : propulsion des trains, navires, poids lourds, engins de chantier, etc.).Encourager l’entrepreneuriat et mobiliser des capitaux pour soutenir la croissance des jeunes entreprises est primordial car les solutions ne viendront pas nécessairement des entreprises existantes.L’accélération de la conception et du déploiement de ces solutions est aujourd’hui tributaire d’innovations au niveau des piles à combustibles et dans les procédés d’électrolyse, ainsi que du développement d’une infrastructure de stockage et de charge appropriée. Le secteur étant encore peu mature, il y a résolument une carte à jouer dans les prochaines années.En outre, bien qu’opérant sur un marché nettement plus petit que l’aéronautique à l’heure actuelle, l’industrie spatiale peut également offrir des relais de croissance intéressants, en particulier grâce au développement du "New Space", c’est-à-dire des initiatives privées qui ambitionnent de créer de nouvelles applications commerciales dans les domaines de l’accès à Internet via l’espace et de l’exploitation de l’imagerie et autres données satellitaires.Enfin, encourager l’entrepreneuriat et mobiliser des capitaux pour soutenir la croissance des jeunes entreprises est primordial car les solutions ne viendront pas nécessairement des entreprises existantes. La diversification des sous-traitants aéronautiques semble parfois présentée comme la panacée, alors qu’elle est en pratique souvent difficile à mettre en place, a fortiori dans un contexte de crise aiguë où la préservation de la trésorerie prime sur la définition de nouvelles orientations stratégiques et commerciales.En résumé, la Ville rose est sans conteste entrée dans une zone de fortes turbulences. Elle n’a pour l’heure d’autres choix que de désactiver le pilotage automatique mais dispose de toutes les ressources nécessaires pour éviter le crash. Copyright : REMY GABALDA / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 01/12/2020 L’importance - et les conditions - d’un plan de vaccination réussi Nicolas Bauquet Eric Chaney Angèle Malâtre-Lansac