AccueilExpressions par MontaigneTikTok et la régulation des réseaux sociauxL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.03/06/2020TikTok et la régulation des réseaux sociaux TechnologiesImprimerPARTAGERAuteur Mathieu Duchâtel Directeur des Études internationales, Expert Résident Auteur Théophile Lenoir Contributeur - Désinformation et Numérique La présence de TikTok dans le haut du classement des réseaux sociaux les plus utilisés pose de nouveau les questions difficiles de régulation des infrastructures de communication en ligne. Opérée par le géant chinois ByteDance, TikTok est née de la fusion entre Musical.ly, une acquisition de 2017 avec l’intention d’atteindre des marchés à l’extérieur de la Chine, et Douyin, son équivalent à l’intérieur du pays. Elle sera dirigée à partir de juin par Kevin Mayer, qui a été entre autres directeur de la stratégie chez Disney. La présence d’un Américain à la direction de la plateforme reflète assez bien les ambitions d’une entreprise dont les pouvoirs publics occidentaux se méfient.TikTok permet à ses utilisateurs de mettre en ligne des courtes vidéos et de les partager en les modifiant ou en les commentant. Ces trois derniers mois, l’application a été téléchargée plus de 100 millions de fois chaque mois, surpassant largement Instagram, Facebook et Whatsapp (autour de 50 millions de téléchargements chacun).Comme les plus grands réseaux sociaux au moment de leur émergence, TikTok attire principalement les jeunes générations. Aux États-Unis, 60 % des 26,5 millions d’utilisateurs mensuels de TikTok seraient âgés entre 16 et 24 ans, d’après le réseau social. En France, l’application attire principalement les plus jeunes. D’après l’étude de l’Institut Montaigne, Internet : le péril jeune ?, TikTok est utilisée par 11 % des 11-20 ans - encore loin derrière SnapChat (68 %), Instagram (59 %) et Facebook (43 %) - mais ce chiffre monte à 21 % chez les 11-14 ans, contre 3 % pour les 18-20 ans.TikTok se retrouve au croisement de plusieurs tensions entre la Chine et les États-Unis. À un premier niveau, l’entreprise opérant le réseau social est un objet de compétition technologique. TikTok développe des outils de pointe en reconnaissance faciale, reconnaissance d’images ou de voix, rivalisant les géants américains. L’entreprise montre l’imbrication des écosytèmes d’innovation aux États-Unis et en Chine, puisqu’elle recrute aujourd’hui des ingénieurs pour développer ses capacités R&D à Mountain View en Californie : au-delà de la nomination de Kevin Mayer, Tik Tok élargit son équipe d’ingénieurs dans la Silicon Valley et vise à renforcer le leadership américain de l’application.À un second niveau, TikTok pose question concernant la modération des contenus et la capacité d’acteurs étrangers d’intervenir dans les débats nationaux, question bien connue de Facebook, Instagram ou Snapchat, mais posée différemment lorsque l’entreprise est originaire d’un pays dont l’intervention de l’État dans les affaires privées est reconnue, notamment sur les sujets de censure. La disparition de contenus pro-démocratie de la plateforme lors des manifestations à Hong Kong à la fin de 2019 a attisé la crainte aux États-Unis d’une exportation des pratiques de censure de la Chine, mais aussi du potentiel de TikTok pour conduire des campagnes de désinformation et d’influence lors de futures élections américaines. TikTok développe des outils de pointe en reconnaissance faciale, reconnaissance d’images ou de voix, rivalisant les géants américains.Au delà de Hong Kong, le Guardian avait dévoilé les politiques communiquées aux modérateurs de contenus de TikTok, demandant la suppression de contenus sur la répression de Tian’anmen, l’indépendance du Tibet ou encore le groupe religieux Falun Gong. Si ByteDance a répondu en soulignant que la politique de modération incriminée n’était plus appliquée, la question de la modération des contenus TikTok reste très controversée.En novembre 2019, de nouvelles fuites ont indiqué des pratiques, non de suppression, mais d’enfouissement pour empêcher que certaines vidéos n’attirent trop l’attention. TikTok a mis en place un comité d’experts pour réviser ses politiques de modération des contenus et mettre fin aux controverses. Il est présidé par Dawn Nunziato, professeur au collège de droit de l’université George Washington et co-directeur du Global Internet Freedom Project.Enfin, à un troisième et dernier niveau, TikTok est soupçonné de pratiques de surveillance qui, à nouveau du fait de l’origine de l’entreprise, sont qualifiées d’espionnage. C’est pourquoi le gouvernement américain (le Committee on Foreign Investment in the United States - CFIUS), a lancé une investigation afin d’évaluer le risque du rachat de Musical.ly par ByteDance pour la sécurité nationale des États-Unis. Le CFIUS vise notamment à s’assurer que le gouvernement chinois n’ait pas accès aux données de citoyens américains et que les données soient bien stockées aux États-Unis (sujet qui fait échos aux débats français).Cette approche est rendue possible par l’extension récente du périmètre d’intervention du CFIUS, suite à l’adoption en 2018 du FIRRMA (Foreign Investment Risk Review Modernization Act). Les nouvelles dispositions permettent de bloquer des transactions menant à l’acquisition d’entreprises ayant accès à des données personnelles sensibles d’un groupe supérieur à un million d’individus. Au moment de son acquisition et avant son intégration par ByteDance dans la plateforme TikTok, Musical.ly avait 60 millions d’utilisateurs aux États-Unis et en Europe. Les régulations américaines définissent les données privées "sensibles" comme incluant onze catégories, y compris les données financières qui pourraient indiquer des difficultés personnelles, les informations liées à la santé et les identifiants biométriques. En plus des campagnes de désinformation, l’accès à ce type de données permet l’identification de vulnérabilités pour le recrutement par un service de renseignement.L’enquête américaine est d’autant plus intéressante qu’elle souligne les besoins de régulation des grandes plateformes numériques et de transparence de leurs infrastructures, sujets sensibles en Europe sur lesquels les acteurs américains avancent à reculons tandis que les gouvernements européens peinent à trouver la voie. La Commission européenne devrait apporter des pistes de solution dans le cadre du Digital Services Act, pour lequel une consultation publique a été lancée le mardi 2 juin, mais la rédaction de celui-ci pourrait prendre plusieurs années. Pourtant, le manque de transparence concernant, par exemple, la modération des contenus, est une vulnérabilité potentiellement grave pour les démocraties européennes si elle est exploitée par des acteurs hostiles.Le manque de transparence concernant, par exemple, la modération des contenus, est une vulnérabilité potentiellement grave pour les démocraties européennes si elle est exploitée par des acteurs hostiles.Le mouvement stratégique de TikTok vers les États-Unis permettra à l’entreprise de faire face efficacement aux inquiétudes concernant la protection des données et la modération des contenus. Mieux que n’importe quelle entreprise, TikTok met en lumière les enjeux associés au contrôle des infrastructures numériques, allant de la création de valeur économique par la captation des données à l’influence des débats démocratiques et à la rivalité stratégiques sino-américaine. La campagne d’influence de TikTok aux États-Unis sera suivie de près par la Commission européenne. Copyright : JOEL SAGET / AFP ImprimerPARTAGERcontenus associés 31/03/2020 Planification vs. action : la relation États-plateformes à l’heure du Covid... Gilles Babinet Théophile Lenoir