AccueilExpressions par MontaigneStarship, retards, concurrence : le spatial européen dans la tourmenteL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.26/04/2023Starship, retards, concurrence : le spatial européen dans la tourmente Compétitivité économique Sécurité et défenseImprimerPARTAGERAuteur Arthur Sauzay Avocat Counsel, Allen & Overy Les grands entretiensL'Europe spatiale peut-elle préserver son modèle ? Lancement de Starship, intensification de la concurrence interne, retour des jeux de puissances globaux... Quelles réponses européennes peut-on formuler face à ces défis ? Les pays européens, France en tête, disposent de formidables atouts pour s'imposer dans la course aux étoiles et sauvegarder cette filière d'excellence, comme nous l'explique Arthur Sauzay dans cet entretien. Arthur Sauzay est avocat et contributeur à l'Institut Montaigne sur les questions spatiales, est l’auteur des notes Espace : l’Europe contre-attaque ? parue en décembre 2017 et Espace : le réveil de l’Europe ? parue en février 2020.Le premier vol orbital test du lanceur Starship de SpaceX, le plus puissant jamais conçu, a eu lieu la semaine dernière. À quel point un Starship fonctionnel et réutilisable peut-il rendre obsolètes, d’un point de vue commercial, les futures solutions européennes ?Le premier test en vol s’est avéré un "échec plutôt réussi" : certes le lanceur n’a pas détruit la base de lancement et a pu permettre de collecter des données durant ses quelques minutes de vol ; mais les dommages pour la zone de tir ont montré un possible défaut de conception et d’anticipation, qu’il faudra du temps pour corriger.Starship sera cependant, quoiqu’il arrive, un lanceur disruptif, mais jusqu’où ?Deux scénarios se dégagent. Le premier voudrait que la rupture ne soit que technologique et capacitaire. Starship peut en effet être un succès technique, opérationnel, mais il devra aussi répondre à une demande de marché adressable qui n’est aujourd’hui pas matérialisée, et dont l’on ne sait pas encore définir les contours avec certitude. L’objet pourrait ainsi être trop volumineux, insuffisamment adapté au marché et connaître un destin similaire à la navette américaine, qui n’a jamais été à la hauteur des attentes de ses concepteurs.Un deuxième scénario serait que Starship atteigne en plus les objectifs affichés en matière de fiabilité, mais aussi de coûts, annoncés comme très bas par rapport aux standards actuels.Si ce scénario devait se matérialiser, cela aurait pour conséquences de siphonner une partie du marché à la main des lanceurs existants, y compris en Europe.Dans ce cas de figure, on peut aussi imaginer qu’à plus long terme, d’autres agences chercheront à développer des lanceurs super-lourds avec un faible coût d’accès à l’espace, ce qui semble déjà être le cas de la Chine.Mais indépendamment du succès ou non de Starship, la question pour l’Europe de continuer à développer ses propres lanceurs ne se pose pas, car il s’agit avant tout d’une question d’accès à l’espace et donc de souveraineté.L’Europe devrait perdre momentanément son accès à l’espace alors que le dernier lancement d'Ariane 5 se profile et que celui de son successeur Ariane 6, initialement prévu pour 2020, devrait intervenir fin 2023 voire au-delà. Cette crise la conduira-t-elle à se tourner vers SpaceX pour une partie de ses lancements et le cas échéant, quels pourraient être les dommages sur la filière européenne ?Il est vrai que la situation actuelle est délicate pour l’Europe. Les prochains mois seront de toute évidence compliqués, avec une accumulation de difficultés : les retards d’Ariane 6 s’adossent au dernier vol à venir d’Ariane 5, qui doit intervenir au mois de juin prochain. Il y a aussi l’échec de Vega-C, ainsi que la fin des lancements Soyouz depuis Kourou consécutifs à la guerre en Ukraine. Tous ces éléments mis bout à bout laissent augurer une perte d’accès à l’espace d’au moins quelques mois, dans l’attente du lancement d’Ariane 6, prévu pour la fin de l’année mais qui pourrait encore être décalé en 2024. L’Agence spatiale européenne a choisi de prendre les devants face à cette situation, en confiant à SpaceX et son Falcon 9 le lancement d’un satellite du système de positionnement Galiléo. Le risque est que ce retard finisse par une perte de marché structurelle au profit de SpaceX. L’équation est d’autant plus compliquée que le paysage sera encore plus concurrentiel que par le passé, avec de nombreux autres lanceurs de taille similaire encore en développement. La ‘New Glenn’ de Blue Origin ou la ‘Vulcan’ de ULA en sont de bons exemples. Enfin, cette situation porte atteinte à la crédibilité de la France qui exerce depuis 50 ans un leadership effectif dans le secteur des lanceurs européens. Dans la période nouvelle qui s’ouvre, rien ne permet d’affirmer qu’elle sera maîtresse d’ouvrage sur le lanceur qui succédera à Ariane 6 à l’horizon 2030, l’Allemagne pouvant aujourd’hui imaginer se positionner. Tout n’est pas noir pour autant. Je crois même qu’il y a de nombreux points positifs, notamment s’agissant des lanceurs réutilisables et micro-lanceurs qui sont actuellement développés à travers l’Europe. Les acteurs se multiplient, sûrement d’ailleurs avec un écrémage à venir. Côté français, on peut noter Maïa Space qui se développe, pour l’instant, au sein d’ArianeGroup, ou encore la start-up champenoise Latitude. En Allemagne, Isar Aerospace , basée en Bavière, vient de lever près de 165 millions de dollars supplémentaires, un montant impressionnant pour l'écosystème New Space européen (voir notre interview de son fondateur). L’Europe a donc les moyens et les germes d’un come-back dans les années qui viennent, si elle s’organise en conséquence.Quelles perspectives de compromis peuvent être imaginées entre une France attachée à la prévalence d’Ariane et du modèle européen actuel, une Allemagne désireuse d’ouvrir la filière à plus de concurrence, et une Italie résolument ambitieuse et souhaitant se démarquer ?Les discussions entre les grandes puissances européennes sont effectivement rudes, mais il semble qu’un chemin de compromis soit aussi en train de naître autour de l’idée d’injecter plus de concurrence, notamment sur les petits lanceurs. L’Allemagne, les nouveaux acteurs français, allemands, espagnols, etc. poussent pour, comme la Commission européenne d’ailleurs. Certains acteurs restent réticents mais ils posent une question tout à fait pertinente, à savoir, la taille de la demande pour des services de lancement. En l’état, la demande européenne est trop faible pour justifier la présence de plusieurs nouveaux opérateurs sur le marché. L’enjeu central est donc de garantir une montée en puissance suffisante des commandes pour faire vivre la filière et garantir que l’Europe conserve son indépendance. On ne redira jamais assez que, derrière ses innovations de rupture et la révolution des méthodes de travail, une raison clé de l’émergence de SpaceX a été l’importante commande publique américaine au travers de la NASA et de l’Air Force – qui globalement consacrent 5 fois plus d’argent public au spatial que toute l’Europe réunie (voir le rapport de l’Institut Montaigne de 2017). Comment augmenter ces budgets ? Par des nouveaux projets comme celui de constellation européenne de connectivité, qui accélère à Bruxelles avec le lancement de l’appel d’offres. Mais aussi en démontrant aux citoyens le rôle clé du spatial.Le ministre des Armées Sébastien Lecornu pense qu’une partie de l’indépendance nationale est désormais garantie par le spatial. La hausse des crédits prévue dans ce domaine par la LPM est-elle à même de garantir à la France des capacités sérieuses, alors que se redéploie, derrière la compétition commerciale, le grand jeu des puissances et que s’accélère la course à l’arsenalisation de l’espace ?La France a démontré, bien avant la LPM, qu’elle souhaitait disposer de marges de manœuvre militaire dans l’espace. Elle doit bientôt lancer la construction du centre à Toulouse qui accueillera le Commandement de l’espace, et conduit depuis 2021 des essais AsterX annuels qui permettent de tester ses capacités militaires de réaction dans le domaine spatial. La LPM s’inscrit dans la droite lignée de ces ambitions en consacrant près de 6 milliards d’euros à l’espace extra-atmosphérique qu’elle inscrit dans le spectre plus large des nouveaux espaces de souveraineté (cyber, fonds marins, etc…). Cette montée en cadence est indissociable de l’ambition que s’est fixée la France de demeurer une grande puissance spatiale à l’aune de ce que vous nommez correctement "l’arsenalisation" de l’espace dont se prévalent certains grands acteurs. Mécaniquement, une hausse de budget suppose un rehaussement des capacités et l’on peut donc se satisfaire de l’effort consenti par la LPM. Ici, il s'agit surtout pour la France de mieux savoir modéliser et détecter les activités dans l’espace exo-atmosphérique (appelé "space situational awareness", ou SSA, en anglais), capacités pour lesquelles l’Europe et même la France aujourd’hui restent dépendants des États-Unis. Les moyens d’écoute et les dispositifs de défense propre sont aussi renforcés, notamment au travers des satellites patrouilleurs-guetteurs comme le projet "YODA", qui sont annoncés comme devant être opérationnels à la fin de la décennie. Derrière ces réalités se cache une nouvelle fois l’enjeu du NewSpace, et la capacité des armées françaises à tirer parti des nombreuses start-ups qui proposent des innovations technologiques, et qui peuvent offrir des solutions aussi dans le domaine militaire.Le renouveau du spatial européen passe-t-il par un réinvestissement du rêve ?Le rêve est important. C’est à lui que l’on doit beaucoup de vocations dans le spatial, même si le dynamisme actuel repose surtout sur les enjeux économiques et géostratégiques.Le rêve conditionne cependant en grande partie l’acceptabilité sociale des dépenses importantes. Elle permet ensuite l’actionnement des leviers politiques et financiers. La sonde Rosetta il y a 10 ans (se poser sur une comète), l’envoi du télescope James Webb par Ariane 5 l’an dernier, la sonde Juice actuellement (à la recherche de vie sur les satellites de Jupiter), sont des exploits mondialement reconnus.Il faut continuer de capitaliser sur les réussites scientifiques que nous évoquions, et en imaginer d’autres. La poursuite du projet de rover européen ExoMars, en partie suspendu depuis l’agression russe en Ukraine, pourrait participer de cette logique. Il faut imaginer encore de nouveaux projets, peut-être vers la surface lunaire pour pouvoir aller vite alors que l’Europe a peu de projets propres vers notre satellite en comparaison des autres acteurs publics et privés. Dans son rapport publié en 2020, l’Institut Montaigne recommandait par exemple le déploiement d’une sonde sur la surface lunaire en 2023.Actuellement, l’Europe spatiale estime n’avoir pas la taille critique pour mener à elle seule des vols habités et se greffe à des projets qu’elle ne porte que partiellement, même si son apport technologique est parfois incontournable, comme c’est le cas de la capsule Orion produite par Airbus sur les vols Artemis où elle espère obtenir en retour des places pour ses astronautes.Une partie du rêve européen se fait aussi à "bas-coût", sur des projets dont elle n’a pas la maîtrise opérationnelle, comme les séjours sur la Station Spatiale Internationale, dont on rappelle qu’elle n’assure qu’environ 8 % du financement.L’Europe doit donc effectivement "vendre" davantage un rêve, et un rêve qui lui soit propre. Le premier rêve européen, et différenciant lorsqu’on regarde notamment les États-Unis ou la Chine, est celui d’un espace durable et responsable. Ce modèle reste à inventer, mais il est crucial au vu des risques de collisions en orbite et de pollution liée à la croissance des lancements et des rentrées atmosphériques. Les vols habités sont une autre option possible, mais l’Europe doit les investir rapidement, d’autant que des puissances spatiales émergentes comme l’Inde s’organisent déjà en ce sens – tandis qu’à l’inverse l’Europe ne pourrait pas, par exemple, aller récupérer seule Sophie Adenot, nouvelle astronaute de l’ESA, en cas de problème dans l’ISS. Il lui faut pour cela développer ses moyens propres, et définir des objectifs pertinents. Là encore, il est souhaitable de s’appuyer sur une partie de l’écosystème NewSpace, qui porte en lui plusieurs de ces promesses. C’est le cas de la start-up franco-allemande The Exploration Company qui cherche à développer sa capsule habitée, Nyx, qui pourrait à terme permettre à l’Europe de transporter des astronautes sur des missions internationales par ses propres moyens. L’ESA vient de se le voir rappeler dans un rapport rédigé par un groupe consultatif d’experts indépendants, et récemment publié. Il appelle notamment l’agence à accroître son autonomie en matière de vol habité – mais là encore, tout dépendra de la capacité à convaincre les citoyens, et donc les responsables politiques, de se lancer à l’aventure. Copyright Image : Patrick T. Fallon / AFPLe vaisseau spatial de SpaceX décolle de la rampe de lancement lors d'un essai en vol depuis la base stellaire de Boca Chica, au Texas, le 20 avril 2023. La fusée a décollé avec succès à 8h33, heure centrale (1333 GMT). La capsule Starship devait se séparer du premier étage de la fusée trois minutes après le début du vol, mais la séparation n'a pas eu lieu et la fusée a explosé.ImprimerPARTAGERcontenus associés 25/06/2019 Europe spatiale, on a un problème Arthur Sauzay 18/05/2016 Investir dans l’espace : quels enjeux pour la France et pour l’Europe ? Alice Baudry