AccueilExpressions par MontaigneRevue de presse internationale #24 : Merkel, Poutine et l'avenir de l'UkraineL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.31/08/2021Revue de presse internationale #24 : Merkel, Poutine et l'avenir de l'Ukraine Europe RussieImprimerPARTAGERAuteur Bernard Chappedelaine Ancien conseiller des Affaires étrangères À Moscou puis à Kiev, la chancelière s’est efforcée de concilier principes et pragmatisme, alors que le Président russe expose une nouvelle version de la doctrine de la souveraineté limitée, destinée à l’Ukraine et à d’autres États post-soviétiques. En dépit d’une profonde crise dans les relations germano-russes, Angela Merkel demeure une interlocutrice appréciée à Moscou Angela Merkel, qui a sans doute effectué le 20 août à Moscou sa dernière visite en tant que chancelière, laisse les relations germano-russes dans un "état peu enviable", constate Kommersant : la Chine est devenue le principal partenaire économique de Moscou, la relation politique est sérieusement endommagée, le "dialogue de Saint Pétersbourg" entre les sociétés civiles est suspendu... Aussi The Economist évoque-t-il une "visite d'adieu désabusée". Pendant son mandat se sont dissipées les illusions de ceux qui jugeaient possible une amitié entre une Allemagne qui fonde sa politique sur les valeurs et une Russie attachée à sa souveraineté et à ses intérêts nationaux, analyse le politologue Vadim Troukhatchov. La position ferme adoptée par Berlin il y a un an lors de l'empoisonnement d'Alexeï Navalny explique la nouvelle détérioration du lien bilatéral, mais la césure originelle date du conflit russo-ukrainien de 2014. Angela Merkel avait alors été l’un des premiers dirigeants occidentaux à évoquer des sanctions à l'encontre de la Russie, avant de déployer des unités de la Bundeswehr en Lituanie tout en fermant les yeux sur le comportement des autorités ukrainiennes, déplore Vadim Troukhatchov. Malgré cette accumulation de désaccords, la quasi-totalité des commentateurs russes souligne, à l'instar de la revue Mejdunarodnaïa jizn (MJ), proche du MID, que, "pendant 16 ans, V. Poutine et A. Merkel ont entretenu des rapports compliqués mais constructifs". Ils se comprennent "à demi-mot", souligne le politologue Mikhaïl Pogrebinski. Vice-président du conseil de la Fédération et spécialiste de politique étrangère, Konstantin Kossatchev écrit que la visite d’adieu d’Angela Merkel à Moscou "n'était pas seulement protocolaire" et que "l'invitation de V. Poutine à revenir en Russie après avoir quitté son poste n'est pas un geste de pure politesse". Angela Merkel a "gagné le respect de l'Amérique de Biden, elle continue à donner le ton dans l'UE et, objectivement, dans de nombreux domaines, elle n'a pas d'équivalent parmi les dirigeants européens", écrit l'ancien président de la commission des Affaires étrangères de la chambre haute. "Paradoxalement, l'Allemagne d'A. Merkel demeure le 'dernier bastion' du bon sens dans la spirale rhétorique anti-russe occidentale. C'est Merkel qui a recherché des compromis complexes et lutté pour Nord Stream 2 et qui, à certains moments, s'est opposée à un durcissement critique des sanctions", juge la politologue Evgenia Pimenova. MJ rappelle toutefois qu’Angela Merkel a récemment essuyé un revers avec l'échec de sa proposition de sommet UE/Russie, formulée conjointement avec le Président Macron. Tout en ménageant Moscou, la chancelière veut s’ériger en défenseur des intérêts de KievAngela Merkel ne veut pas entrer dans l'histoire en étant associée à la dégradation des relations avec la Russie et à l'absence de tout progrès dans un règlement au Donbass, observe Georgui Bovt. La 20ème visite de la chancelière en Russie avait un objectif précis - tenir l'engagement pris avec Washington d'assurer la sécurité énergétique de l'Ukraine alors que s'achève la construction du gazoduc Nord Stream 2, explique Vladimir Frolov. Ce projet est "l’acquis majeur des relations difficiles entre Poutine et Merkel, principale avocate au sein de l'UE d'une ligne dure après l'annexion de la Crimée. Paradoxalement, ses relations avec le Président russe prennent fin en coupant symboliquement le ruban de ce gazoduc stratégique qui relie l'Allemagne et la Russie", relève Ivan Preobrajenski. Angela Merkel ne veut pas entrer dans l'histoire en étant associée à la dégradation des relations avec la Russie et à l'absence de tout progrès dans un règlement au Donbass.Mais, à Moscou, Angela Merkel n'a pu obtenir de Vladimir Poutine l’engagement ferme de maintenir le transit des exportations de gaz russe par le territoire ukrainien au-delà de 2024, souligne Vladimir Frolov. La détermination de la chancelière à mener à bien Nord Stream 2 surprend certains commentateurs allemands. En 2014, Angela Merkel était "un roc" au côté des Ukrainiens, rappelle Sabine Adler, pour qui ce gazoduc constitue "sa plus grosse erreur de politique étrangère". Peter Sturm s'étonne aussi, dans la FAZ, de cette obstination à défendre un projet présenté comme "purement commercial" alors qu'il est essentiellement géopolitique. Angela Merkel a certes mis en garde le Kremlin contre l'instrumentalisation du gazoduc comme "arme géopolitique contre l'Ukraine" mais, observent les analystes, Gazprom manipule d'ores et déjà ses livraisons de gaz pour faire pression sur les Européens et mettre en service Nord Stream 2. Les observateurs ne manquent pas de relever la chorégraphie de ces deux visites. Angela Merkel s'est d'abord rendue d’abord à Moscou le 20 août, puis à Kiev le 22, évitant d'y être présente le 23, pour le lancement de la "plateforme de Crimée" - initiative de Kiev visant à maintenir l'attention de la communauté internationale sur l'annexion de la presqu'île - et le 24, pour la commémoration du 30ème anniversaire de l'indépendance de l'Ukraine, relève Konstantin Kossatchev. Interrogé par la Nezavissimaïa gazeta, le politologue ukrainien Vladimir Fesenko y voit l’expression d’une "dualité de la diplomatie allemande", dont il refuse toutefois d'exagérer l'importance et qui ne doit pas être un "motif d'offense ou de suspicion". Conseiller diplomatique de l'ex-Président Porochenko, Konstantin Eliseev se veut positif : "le fait même de cette visite est important, il est bien que Merkel ait trouvé le temps, à la différence du Président français Macron", dont la venue à Kiev est annoncée depuis deux ans. Au terme de ces deux déplacements, conclut Mejdunarodnaïa Jizn, l'essentiel est préservé - Nord Stream 2, les accords de Minsk et le "format Normandie" (N4). Le Président Zelensky, note la revue, n'a obtenu ni la tenue d'un sommet N4 avant le départ d'Angela Merkel, ni la promesse de livraison d'armes, ni l'arrêt du gazoduc Nord Stream 2. Il ne faut pas s'attendre à des avancées sur le statut du Donbass, admet Vladimir Fesenko, quant au maintien du transit du gaz russe, pour lequel Moscou exige des garanties de la part des Européens sous forme de contrats à long terme, il nécessitera de "longs marchandages". Du fait de la position de l’Allemagne et de la France et de leurs échéances électorales, Vladimir Zelensky doit reporter ses espoirs sur Washington, où il est attendu le 31 août.L’avertissement de Moscou à KievLe Kremlin ne cache pas son irritation à l'égard des autorités ukrainiennes, s'agissant en particulier des mesures prises à l'encontre d'un proche de Vladimir Poutine, Viktor Medvedchouk (résidence surveillée, fermeture de ses médias), et du projet de loi sur "la politique de transition" dans les républiques sécessionnistes du Donbass, jugé contraire aux accords de Minsk par Moscou. Les conditions mises par la Russie à une baisse des tensions avec l'Ukraine sont claires, selon Konstantin Eggert : abandon des poursuites contre Viktor Medvedchouk, négociations directes entre Kiev et les séparatistes, renonciation à la coopération de l'Ukraine avec l'OTAN. Si, en Occident, le conflit russo-ukrainien est passé au second plan dans les médias, en Russie il n'a cessé de monter en puissance ces dernières semaines. Le Président Poutine lui a consacré, cet été, l'essentiel de ses interventions de politique étrangère, et notamment un article de plus de 5 000 mots, intitulé "sur l'unité historique des Russes et des Ukrainiens", "moins remarquable par son analyse historique que par ses implications de politique étrangère", selon Vladimir Frolov.Cette nouvelle incursion de Vladimir Poutine dans le champ historique contient, selon l'historien allemand Martin Schulze Wessel, "une menace non dissimulée à Kiev sur ses liens avec les pays occidentaux, présentés comme ennemis systématiques de l'unité entre Russes et Ukrainiens". En effet, analyse cet expert, "un État ukrainien, acteur autonome de politique internationale, n'est possible, selon V. Poutine, qu’en relation étroite avec la Russie" ("je suis convaincu, écrit-il, qu'une véritable souveraineté de l'Ukraine n'est possible qu'en partenariat avec la Russie" - ndr).Si, en Occident, le conflit russo-ukrainien est passé au second plan dans les médias, en Russie il n'a cessé de monter en puissance ces dernières semaines.Ce texte, "de la main du Président russe, donne carte blanche pour combattre par tout moyen 'l'anti-Russie', incarnée par l'actuelle classe politique ukrainienne et par l'Occident", estime Konstantin Eggert."Si demain, V. Poutine annonce la fin du transit du gaz par l'Ukraine, la reconnaissance des républiques sécessionnistes du Donbass, voire une offensive sur Marioupol, il ne faudra pas s'étonner", avertit le chroniqueur de la Deutsche Welle.Une nouvelle doctrine russe de souveraineté limitéeLe texte du Président russe ne contient rien de bien nouveau par rapport aux conceptions qu'il a défendues jusqu'à présent, mais il leur donne une forme cohérente, estime Leonid Bershidsky. Complété par un entretien télévisé entièrement consacré à l'Ukraine, cet article, remarque Vladimir Frolov, "offre un tableau complet qui précise l'orientation de la politique étrangère à l'égard de l'Ukraine, mais aussi de la Biélorussie, du Kazakhstan, et probablement, de la Géorgie et de la Moldavie". Leonid Bershidsky rapproche la dénonciation du "projet anti-russe" attribué par Vladimir Poutine aux Occidentaux du discours prononcé par Hitler à Vienne le 15 mars 1938, dans lequel celui-ci fustigeait les traités de paix, obstacle à la formation d'un grand Reich, afin de justifier l'Anschluß. Vladimir Poutine aurait pourtant pu s'inspirer autrement du modèle autrichien, remarque Martin Schulze Wessel. À rebours de toute son argumentation, il admet à un moment que "les choses changent, les pays et les communautés ne font pas exception", sans tirer aucune conséquence de ce constat, dont l'Autriche offre une bonne illustration, qui a su développer après-guerre son identité propre. Le défi posé par la Russie a plus que tout contribué à affirmer l'indépendance ukrainienne, relève l'historien allemand. Vladimir Poutine "fixe clairement les conditions qui font que la Russie continuera à reconnaître les accords de Belovej [qui entérinent la dissolution de l'URSS, signés en décembre 1991 par les présidents russe, ukrainien et biélorusse - ndr] et à respecter les choix de ses voisins", explique Vladimir Frolov, qui cite le Président russe ("nous n'admettrons jamais que nos territoires historiques et que les populations proches de nous qui y vivent soient utilisés contre la Russie. Ceux qui font une tentative en ce sens, je veux le dire, détruiront leur pays"). Dès lors, les États post-soviétiques ont le choix entre une intégration aux structures créées par Moscou (CEI, UEE, OTSC, etc...) et une nouvelle forme de "finlandisation", référence au modèle défini en 1947 par le traité de Paris (reconnaissance par l'URSS de l'indépendance et de l'intégrité territoriale de la Finlande en contrepartie de sa neutralité et de restrictions à sa souveraineté). Appliqué au cas ukrainien, Kiev devrait reconnaître l'annexion de la Crimée, mettre en œuvre les accords de Minsk, accorder une autonomie politique et culturelle au Donbass, limiter son potentiel militaire et accepter un statut de neutralité. "La question-clé", pour cet expert, est de savoir si le Kremlin acceptera ce que le régime soviétique avait admis en Finlande - la non-ingérence dans les affaires intérieures ukrainiennes. Vladimir Frolov en doute, tout comme Timothée Bordatchov, expert proche du pouvoir. "La Russie peut-elle attendre de l'Ukraine qu'elle devienne un voisin normal, qui se développe conformément à ses priorités, mais en prenant en compte sa situation géopolitique ? C'est à ce modèle de finlandisation de l'Ukraine que pense la majorité des analystes sérieux", écrit le chercheur du club Valdaï, néanmoins sceptique, car "malgré l'affaiblissement global de la position des États-Unis et de leurs alliés, ceux-ci conserveront la capacité de contrôler ce territoire". "Le maximum de ce qu'on puisse espérer, d'après Timothée Bordatchov, c'est une réduction graduelle de l'emprise extérieure sur l'Ukraine", qui "conduira progressivement à ce que les élites ukrainiennes se montrent plus sensibles aux arguments venant de Russie".ImprimerPARTAGERcontenus associés 13/07/2021 Revue de presse internationale #23 : Comment parler à Poutine ? Bernard Chappedelaine 06/07/2021 Revue de presse internationale #22 : Élection présidentielle en Iran : quel... Bernard Chappedelaine