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13/02/2024

Révolution géopolitique pour la Finlande ?

Révolution géopolitique pour la Finlande ?
 Cyrille Bret
Auteur
Docteur en philosophie spécialiste des enjeux de sécurité et défense

La victoire (51,6 %) du conservateur Alexander Stubb, ancien premier ministre, à l’élection présidentielle finlandaise du 11 février dernier parachève un cycle politique historique pour la Finlande. Deux ans après le début de l’invasion de l’Ukraine et près d’un an après son adhésion à l’OTAN, le pays a-t-il accompli une révolution politique et stratégique, d’une neutralité subie à une "otanisation" rapide et résolue ?

La politique finlandaise à l’ombre de la guerre d’Ukraine

La Finlande vient de connaître une campagne électorale hautement géopolitique, qui se comprend puisque la plus haute magistrature du pays a de larges prérogatives constitutionnelles et politiques en matière internationale. En conséquence, le deuxième tour a vu s’affronter, sur des thèmes internationaux, deux anciens ministres des affaires étrangères expérimentés et reconnus, le conservateur Alexander Stubb (Kok) et l’indépendant Pekka Haavisto issu du parti écologiste. La victoire du premier, militant de toujours de l’adhésion à l’OTAN, entérine la réorientation transatlantique d’un petit (5,5 millions d’habitants) État attaché (et forcé) à sa neutralité depuis sa défaite face à l’URSS durant la Seconde Guerre mondiale.

L’élection présidentielle des 28 janvier et 11 février marque le point d’orgue d’une séquence politique très dense et très visible pour un pays généralement adepte de la continuité, du consensus et d’une certaine discrétion sur la scène politique européenne. En quelques mois, l’identité politique finlandaise a véritablement connu une métamorphose. Le 18 mai 2022, quelques jours après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le pays a en effet renoncé à sa posture historique de neutralité en demandant officiellement à rejoindre l’Organisation de l’Atlantique Nord ; et c’est le 4 avril 2023 que la Finlande est devenue le 31e État partie au Traité au moment même où le pays élisait une nouvelle majorité au Parlement. Le président sortant, Sauli Niinistö, extrêmement populaire mais parvenu au terme de son deuxième et dernier mandat selon la Constitution, avait construit un consensus national pour conduire la Finlande vers l’OTAN dès 2022. Jens Stoltenberg avait salué cette évolution en déclarant : "L’adhésion à l’OTAN est bénéfique pour la Finlande, bénéfique pour la sécurité nordique et bénéfique pour l’Alliance dans son ensemble". Le tabou de la neutralité était brisé au plus haut niveau de l’État.

En quelques mois, l’identité politique finlandaise a véritablement connu une métamorphose.

Au terme de cette période et à l’orée d’un nouveau mandat présidentiel, quel bilan peut-on tirer de l’abandon de sa neutralité historique par la Finlande ? L’entrée dans l’OTAN a-t-elle radicalement changé la posture stratégique du pays ? Et a-t-elle révolutionné la culture politique nationale des Finlandais ?

La politique de défense finlandaise à l’heure de l’OTAN : une réorientation transatlantique rapide et résolue

Lorsque la Finlande a pleinement rejoint l’OTAN, ses nouveaux alliés ont largement pris la mesure de l’évolution que l’entrée dans l’Alliance représentait pour le pays. Le Secrétaire général de l’OTAN, le Norvégien Jens Stoltenberg, avait en effet déclaré : "La Finlande est plus sûre et l’OTAN est plus forte avec la Finlande comme Allié. Vos forces sont conséquentes et très performantes, votre résilience est exceptionnelle, et depuis de nombreuses années des soldats finlandais et des soldats de pays de l’OTAN œuvrent côte à côte en tant que partenaires. À partir d’aujourd’hui, nous sommes solidaires en tant qu’Alliés." Il avait ainsi souligné la contribution importante de la Finlande à la résistance face à la Russie, avec laquelle elle partage plus de 1 300 km de frontière terrestre dans des régions souvent peu densément peuplées. Mais il avait également rappelé l’excellence des armées finlandaises depuis la Guerre d’Hiver jusqu’au XXIe siècle.

Certains pourraient considérer que la candidature finlandaise allait de soi et que son "otanisation" n’était qu’une opération de communication politique. En effet, dès 1994, le pays avait rejoint le Partenariat Pour la Paix (PPP) de l’OTAN et avait ainsi écorné la politique d’équilibre élaborée par le président Urho Kekkonen pour cohabiter avec le bloc soviétique sans basculer dans un régime communiste durant la Guerre Froide. Rompant avec sa "finlandisation", le pays s’était alors résolument engagé dans plusieurs opérations de l’OTAN, comme dans les Balkans, en Afghanistan et en Irak. Dès les années 1990, elle avait commencé à prendre part aux nombreux exercices de l’OTAN dans la région comme BALTOPS (Baltic Operations). En rejoignant en 2017 le Centre européen d’excellence contre les menaces asymétriques, le pays avait encore davantage évolué vers le rôle d’avant-poste nordique face à la Russie. La Finlande concourait également à la Politique Européenne de Sécurité et de Défense.

Pourtant, la candidature du pays à l’OTAN était un véritable saut qualitatif. Jusqu’en 2021, la majorité de la population, sondage après sondage, exprimait sa préférence pour prolonger sa posture de neutralité articulée à un partenariat avec l’OTAN. Le choc de la guerre en Ukraine a été très important à Helsinki. Pour nombre d’observateurs, l’invasion russe soulignait la vulnérabilité des États qui, comme la Géorgie, la Moldavie et la Finlande, n’étaient pas protégés par la clause d’assistance mutuelle de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Une neutralité appuyée sur une armée de conscription bien équipée et bien entraînée à la guerre de partisans est apparue alors comme une faiblesse, précipitant la prise de conscience stratégique de la population.

Le chemin d’accession à l’OTAN, entravé par les exigences turques, a constitué un véritable tournant dans la politique de défense nationale. L’effort de défense a été considérablement augmenté au vu du PIB finlandais (275 Mds $US en 2023). Sa trajectoire, retracée par le SIPRI est impressionnante : le budget de défense finlandais est passé de 3,87 Mds $US en 2021 à 6,3 Mds $US en 2023 et à 6,6 Mds $US dans la Loi de finances 2024.

Le chemin d’accession à l’OTAN, entravé par les exigences turques, a constitué un véritable tournant dans la politique de défense nationale.

Non seulement le budget a presque doublé en valeur absolue mais en outre il a dépassé les 2 % du PIB érigé comme objectif (politique et volontaire) par l’OTAN. Pour 2024, s’ajoutent à ces crédits du ministère de la Défense les 400 M $US programmés pour l’érection d’une barrière avec la Russie en Carélie, budget qui relève du ministère en charge de la protection des frontières. La Finlande entend ainsi moderniser son armée basée sur une conscription large et sur une réserve opérationnelle de 290 000 hommes, opérant essentiellement dans l’est et le nord du pays, au contact du voisin russe.

Le "saut otanien" de la Finlande s’est tout particulièrement manifesté dans le domaine des acquisitions de défense. En effet, dès avant sa candidature, en 2021, le pays avait demandé à acquérir 65 avions F35 pour 9 Mds $US ; et en 2022, il avait poursuivi cette tendance en acquérant auprès d’industriels américains des lanceurs multiples de roquettes, des missiles air-air (AIM 9X Block II) ainsi que des missiles air-surface (AGM-154). Même si des acteurs-clés de sa Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD), comme PATRIA, ont été associés à ces acquisitions, il n’en reste pas moins que l’effort d’acquisition est en accélération nette et se porte principalement vers des fournisseurs américains.

Dans le domaine de l’interopérabilité des troupes et des équipements, la Finlande a également accompli une transformation impressionnante et rapide. En effet, depuis le dépôt de sa candidature à l’OTAN, le pays a intensifié sa participation aux exercices conjoints : ses forces armées ont participé à 89 manœuvres en 2023 et prévoient 103 exercices communs dans l’OTAN en 2024. Le Haut commandement militaire finlandais a même bénéficié, comme son homologue suédois, d’une entrée anticipée dans les structures de commandement intégrée de l’OTAN, avant même l’intégration officielle du pays dans l’Alliance. En somme, c’est à un rythme très soutenu que la Finlande intègre ses forces, ses équipements, ses chaînes de commandement et ses ressources dans l’OTAN.

Une évolution politique intérieure très rapide mais consensuelle

L’évolution otanienne de la Finlande s’est réalisée à un rythme très soutenu entre 2022 et 2023. Le plus remarquable est qu’elle s’est opérée sans heurts ou dissensions majeures dans la culture politique nationale. Ses maîtres d’œuvre, le président Sauli Niinistö, la Première Ministre sociale-démocrate Sanna Marin et le ministre des Affaires étrangères, Pekka Haavisto, candidat malheureux à la présidentielle de 2024, ont réussi à cimenter un consensus large et inattendu sur le sujet. La neutralité finlandaise semblait si centrale dans l’identité politique et dans le positionnement régional du pays que cette évolution drastique doit être relevée.

La neutralité finlandaise semblait si centrale dans l’identité politique et dans le positionnement régional du pays que cette évolution drastique doit être relevée.

Le choc de l’invasion de l’Ukraine a conduit dès 2022 à adopter une position de fermeté explicite envers la Russie. Ainsi, la Première ministre sociale-démocrate Sanna Marin avait immédiatement convaincu son Parlement d’autoriser des livraisons d’armes directes à l’Ukraine et avait été l’une des plus ardentes avocates des sanctions au sein des institutions européennes avec son homologue balte Kallas.

Loin de son attentisme supposé, la Finlande a bel et bien fait partie de l’avant-garde des Européens dans le soutien militaire à l’Ukraine. Paradoxalement, le consensus qu’elle avait favorisé sur l’Ukraine a desservi Sanna Marin lors des élections parlementaires d’avril 2023. Au moment même où l’adhésion de la Finlande à l’OTAN était consacrée, la campagne électorale se concentrait sur des questions très internes et sur des défis endogènes : la réduction de la dette publique, le recours à l’emprunt sur les marchés internationaux pour les investissements, la lutte contre le changement climatique et la réforme de l’éducation. Tout s’est alors passé comme si l’adhésion à l’OTAN, hypothétique en 2021, était devenu un pilier incontesté de la politique nationale en 2023. Les résultats avaient reflété ce recentrage du pays sur lui-même : le parti conservateur (Kok) avait réussi une percée avec 20,8 % suivi du parti nationaliste des Finlandais avec 20,1 %. Le faible score - relatif - du parti social-démocrate avec un peu plus de 19 % des voix n’était alors pas imputé à la politique étrangère de Sanna Marin mais à son "laxisme" budgétaire. Autrement dit, la défaite de Sanna Marin ne résultait pas de dissensions sur la trajectoire otanienne de la Finlande.

Si la campagne des législatives de 2023 avait été très nationale, la compétition électorale pour l’élection du président de la République de Finlande a, elle, été marquée par de nombreux débats stratégiques et diplomatiques, sans pour autant que l’adhésion à l’OTAN ne soit remise en cause. Les fonctions du président de la République de Finlande incluent en effet de larges prérogatives internationales. Le plus haut magistrat finlandais est le commandant en chef des forces armées, représente le pays hors des instances de l’Union européenne et partage les compétences de politique extérieure avec le Premier ministre, le ministre de la Défense et le ministre des Affaires étrangères. Même la réforme constitutionnelle de 1999 n’avait pas érodé le champ international de la présidence finlandaise. Elle avait beau réduire encore les prérogatives du président pour en attribuer au Premier ministre, elle n’avait pour autant pas mis fin à la tradition finlandaise d’une présidence très internationale. Les grandes figures de la présidence finlandaise se sont souvent illustrées dans les dossiers internationaux. Ainsi, durant la fin de son unique mandat, le diplomate de carrière Martti Ahtisaari avait-il œuvré pour résoudre la crise des Balkans.

Les thèmes de campagne ont eux aussi été très internationaux : sans remettre en cause l’adhésion à l’OTAN, les candidats ont discuté en détail la proposition d’Alexander Stubb d’interdire la double nationalité Russe-Finlandaise, la militarisation de l’archipel d’Aland, la possibilité de déployer des armes nucléaires sur le territoire national et la lutte contre les migrations illégales favorisées régulièrement par les autorités russes pour faire pression sur la Finlande comme en août dernier.

Plusieurs candidats en lice ont donc fait de leurs compétences diplomatiques et de leur stature internationale un de leurs principaux atouts dans la campagne. Ainsi, Mika Aaltola, un géopoliticien de profession, s’était fait connaître par ses interventions sur l’Ukraine dans les médias. De même, Olli Rehn, ancien commissaire européen, candidat du parti du centre, a axé sa campagne sur ses compétences internationales. Et les deux finalistes avaient mis en valeur leur bilan dans le domaine. La victoire d’Alexander Stubb est celle d’un conservateur libéral issu de la minorité suédophone mais c’est surtout celle d’un acteur international chevronné, ayant travaillé aussi à la Banque Européenne d’Investissement et au Collège européen de Florence. En Finlande, pour la présidence de la République, ce n’est pas l’institution qui fait le domaine réservé, comme en France, c’est plutôt le domaine réservé qui donne sa substance à la présidence.

Le nouveau cycle politique ouvert par l’élection d’Alexander Stubb le souligne : la culture politique finlandaise a beaucoup évolué depuis la décision d’adhérer à l’OTAN sans pour autant ruiner le consensus national. Fait remarquable : l’identité politique du pays et son positionnement régional ont drastiquement changé dans le cadre d’un consensus très large et solide.

L’identité politique du pays et son positionnement régional ont drastiquement changé dans le cadre d’un consensus très large et solide.

Les défis géopolitiques de la prochaine présidence finlandaise

Si on passe du bilan de la séquence 2022-2023 aux perspectives pour 2024 et la mandature d’Alexander Stubb, on peut repérer plusieurs défis.

Le défi endogène immédiat est de réussir l’intégration aux structures de commandement de l’OTAN notamment à l’occasion des grandes manœuvres Nordic Response 2024 du 3 au 14 mars 2024, sous commandement norvégien. La crédibilité de l’appareil de défense finlandaise sera scrutée non seulement par la Russie mais aussi par les Alliés. L’intégration des nouveaux systèmes de défense dans les forces sera elle aussi un défi important à court terme. Et, sur le plan doctrinal, 2024 sera une année-clé : en effet, c’est en 2024 que doit être élaboré, adopté et présenté le nouveau "livre blanc" sur la défense nationale, actualisé depuis sa version de 2021. Il conviendra d’examiner comment le concept de défense finlandais aura réussi à évoluer en fonction de l’adhésion à l’OTAN. Loin d’être un simple aggiornamento, ce livre blanc devra indiquer l’ampleur de la tâche d’intégration à l’OTAN mais aussi la place laissée à l’Europe dans la stratégie de défense nationale.

L’autre défi de court terme est sans doute une recrudescence et un déportement des pressions russes. En effet, comme l’a souligné le président russe dans sa conférence de presse du 17 décembre 2023, l’ouverture d’une zone de contact de plus de 1 300 km entre l’OTAN et la Russie en Finlande change la donne dans le nord de l’Europe. Les autorités militaires russes ont donné le ton : elles ont créé une nouvelle région militaire du nord-ouest, elles ont renforcé la base de Petrozavodsk, proche de la Finlande ; et une crise migratoire a été organisée en août dernier. La Russie pourrait être tentée d’accentuer sa pression sur les zones arctiques et baltiques étant donné que le front semble actif mais peu mobile en Ukraine. Si le front ukrainien reste immobile en 2024, tout laisse à penser que les prochaines initiatives seront prises au nord, dans les zones d’intérêt direct de la Finlande.

Copyright image : JOHN THYS / AFP

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