AccueilExpressions par MontaigneQuand Taiwan dit nonL'Institut Montaigne propose une plateforme d'Expressions consacrée au débat et à l’actualité. Il offre un espace de décryptages et de dialogues pour valoriser le débat contradictoire et l'émergence de voix nouvelles.13/01/2020Quand Taiwan dit non AsieImprimerPARTAGERAuteur Mathieu Duchâtel Directeur des Études internationales, Expert Résident Réélue avec 57 % des voix et une majorité renforcée pour son Parti démocratique progressiste (DPP) au Yuan Législatif, Tsai Ing-wen sort triomphante des élections générales à Taiwan. Elle dispose à présent d’un mandat solide pour mettre en œuvre sa politique de résistance à l’absorption par la Chine, pour que, selon ses propres termes, Taiwan "ne perde pas tout". Son discours de victoire trace cette ligne très défensive. Elle y interprète le scrutin comme un "cri de détermination encore plus fort" du peuple taiwanais face aux menaces qui pèsent sur la souveraineté et la démocratie de l’île.La défense du statu quoLe DPP est souvent décrit par raccourci comme "indépendantiste" alors qu’il a gelé en 1999 la clause de sa charte appelant à la fondation d’une République de Taiwan par référendum. Il défend aujourd’hui le statu quo dans le détroit – la survie d’une société ouverte et d’institutions démocratiques dans l’enveloppe constitutionnelle de la République de Chine, repliée à Taiwan depuis la fin de la guerre du Pacifique. Tsai Ing-wen n’a aucunement l’intention de sortir de ce cadre. Seul un changement radical dans l’environnement extérieur de Taiwan pourrait amener le gouvernement de l’île à envisager une déclaration formelle d’indépendance. Sans effondrement du Parti communiste en Chine ou sans une violente confrontation entre la Chine et l’alliance nippo-américaine, le DPP gouvernera au service du statu quo. Il faut donc attendre de Tsai Ing-wen la poursuite d’une politique continentale fondée sur la discrétion et la non-provocation, la marque de fabrique de son premier mandat. Chaque erreur pourrait en effet être exploitée par Pékin pour affaiblir le lien entre Taiwan et les États-Unis en faisant porter à Taipei la responsabilité d’être irresponsable – ce fut le cas lors de la première expérience du DPP au pouvoir, entre 2000 et 2008. Le Parti était alors jugé provocateur et imprévisible à Washington. Aujourd’hui, le DPP est en revanche le défenseur de l’identité nationale taiwanaise, dont les sondages soulignent qu’elle est dominante – 56,9 % se considèrent exclusivement taiwanais, contre 36,5 % taiwanais et chinois, et 3,6 % exclusivement chinois, un phénomène plus marqué chez les jeunes générations. L’identité taiwanaise est fondée sur une trajectoire historique singulière, marquée par la colonisation japonaise, un miracle économique sous la houlette d’un régime autoritaire anti-communiste, mais aussi de nos jours sur le grand écart avec la Chine en matière de modèle de gouvernance, et sur la très forte attractivité qu’exercent à Taiwan le Japon et les États-Unis. Le DPP accompagne cette tendance depuis sa fondation en 1986, mais il promeut aussi cette identité, par exemple par sa politique d’éducation, parfois qualifiée de "dé-sinification".Un positionnement clair de Taiwan comme "bastion de liberté" dans l’Indo-PacifiqueChaque élection se joue sur un sujet dominant. Le scrutin de 2020 est un choix clair de positionnement stratégique pour Taiwan, auprès de l’alliance nippo-américaine, pour que Taiwan soit un "bastion de liberté dans l’Indo-Pacifique", comme l’a tweeté Tsai Ing-wen en réponse au message de félicitations de Mike Pompeo.56,9 % se considèrent exclusivement taiwanais, contre 36,5 % taiwanais et chinois, et 3,6 % exclusivement chinois.Fin 2018, après la défaite cuisante du DPP aux élections municipales, il n’était pas écrit que ce sujet dominerait les présidentielles et les législatives. Plusieurs facteurs y ont contribué, mais le plus décisif fut une grave erreur de jugement de la part de Pékin – et très certainement de Xi Jinping, dont on dit qu’il consulte peu sur Taiwan.En janvier 2019, Xi Jinping prononce un discours de politique taiwanaise qui remet en avant la formule "un pays deux systèmes", alors que la Chine lui préfère des termes qui provoquent moins de rejet épidermique à Taiwan, comme "deux rives, une seule famille" (兩岸一家親) ou le "consensus de 1992" (九二共識), une construction rhétorique du Kuomintang qui vise à faciliter les échanges entre les deux rives tout en contournant le "principe d’une seule Chine". Pourquoi cette erreur ? Il est probable que Xi Jinping ait interprété la défaite du DPP aux élections locales de 2018 comme une opportunité pour avancer la cause de l’unification, qu’il décrit dans son discours comme "une nécessité pour la grande réjuvénation de la nation chinoise dans la nouvelle ère". Il n’est pas impossible non plus qu’il ait jugé que le rapport de force était favorable à la Chine et qu’il était temps d’imposer un cadre plus strict aux relations entre les deux rives. Ce discours aurait été de toute manière une erreur de calcul même si la violence n’avait pas gagné Hong Kong, qui est le laboratoire quotidien de la formule "’un pays, deux systèmes". Mais l’érosion de l’État de droit et l’intensité de la répression dans l’ex-colonie britannique ont exposé pendant toute l’année 2019 la société taiwanaise à une saisissante illustration de tout ce qu’elle a à perdre dans le projet chinois.Guerre commerciale sino-américaine : une opportunité pour TaiwanLe deuxième grand facteur de la victoire de Tsai Ing-wen est la guerre commerciale et technologique sino-américaine, qui profite dans l’ensemble à l’économie taiwanaise. Ce contexte est défavorable au Kuomintang, dont le projet pour Taiwan a pour point cardinal l’idée que la bonne gestion de la relation économique entre les deux rives est la clef de la prospérité de Taiwan. Or l’intégration entre Taiwan et le continent chinois est déjà profonde. Les échanges commerciaux entre Taiwan et la Chine dépassent 150 milliards de dollars, auxquels il faut ajouter 43 milliards de dollars liés au commerce entre Taiwan et Hong Kong, et un stock d’investissements taiwanais sur le continent s’élevant à près de 80 milliards. En laissant ouverte la possibilité de l’unification, en n’attaquant que mollement la formule "un pays deux systèmes", le Kuomintang crée un espace de dialogue avec Pékin. Celui-ci lui permet de négocier des avantages sectoriels pour l’économie taiwanaise, et d’approfondir l’intégration entre les deux rives. Pour autant, 2019 marque le retour de nombreuses entreprises taiwanaises sur l’île et le succès de la politique favorisant les liens économiques avec l’Asie du Sud-Est et du Sud. Dans cet environnement, le discours du KMT rencontre bien moins d’écho. Dans ce sens, l’offensive de l’administration Trump contre la Chine via les tarifs, les restrictions aux transferts de technologie et la promotion du concept de l’Indo-Pacifique a créé une opportunité pour que le gouvernement taiwanais conduise une politique alternative à l’intégration économique de l’île au continent.Au-delà de la faiblesse intrinsèque du candidat KMT Han Kuo-yu, cet élément plus structurel a conduit au nouveau revers du parti qui a fondé la République de Chine sur les ruines de la dynastie Qing, combattu les Japonais et les communistes sur le continent chinois, et industrialisé Taiwan au prix d’un autoritarisme violent. Le KMT est battu, mais il n’est pourtant pas en lambeaux. Son score similaire à celui du DPP à la partie proportionnelle des législatives (qui mêlent proportionnelles et circonscriptions à la majorité simple) – 33,36 % contre 33,98 % - montre qu’il conserve les fondements suffisants pour une reconstruction. En revanche, sa crise de leadership n’a jamais paru aussi grave, et aucun "présidentiable" n’a émergé depuis Ma Ying-jeou.L’offensive de l’administration Trump contre la Chine a créé une opportunité pour que le gouvernement taiwanais conduise une politique alternative à l’intégration économique de l’île au continent.Influence et désinformation: l’impuissance de la ChineLe DPP a su aussi se saisir avec une certaine intelligence tactique, pendant la campagne, du risque que la Chine emploie des "mesures actives" pour peser sur le scrutin. Le gouvernement a fait voter deux semaines avant les élections par sa majorité parlementaire une "loi anti-infiltration" (反滲透法), pour "renforcer son arsenal juridique de défense du système démocratique taiwanais" (強化民主防衛法治). Le texte vise les actions conduites en période électorale via des agents d’influence à Taiwan, ces "gants blancs" qui facilitent le lobbying, la circulation d’argent et la désinformation via les médias et les réseaux sociaux.Cette vigilance est nécessaire pour immuniser la démocratie taiwanaise contre des actions toxiques. Elle n’en comporte pas moins des risques d’abus dans une société divisée autour d’un clivage sur les relations avec la Chine, avec qui les liens humains de nombreux Taiwanais en positions de responsabilités ou de pouvoir restent très étroits.Dans l’ensemble, la campagne anti-infiltration du DPP a bien fonctionné. L’extrême vigilance de l’État et des réseaux sociaux n’a guère laissé d’espace à la Chine pour des actions audacieuses. Sur la défensive à Hong Kong et dans ses relations avec les États-Unis, le Parti communiste chinois a presque semblé faire preuve de résignation. Le communiqué du Bureau des affaires de Taiwan du comité central du Parti renforce cette impression. Sans commenter le résultat du scrutin, il ne fait que rappeler le principe d’une seule Chine, son opposition résolue à l’indépendantisme, et son intention de travailler avec les "compatriotes taiwanais" au développement pacifique des relations entre les deux rives, en vue d’une réunification pacifique.Le rejet du projet chinoisLa victoire éclatante de Tsai Ing-wen reflète donc un choix clair, dans un environnement qui l’a rendu possible : le soutien sans ambiguïté de l’administration Trump à la sécurité et au système démocratique de Taiwan, la perte d’attractivité de la Chine sous Xi Jinping, l’opportunité de croissance pour Taiwan de la nouvelle révolution numérique en cours au vu de la structure de son économie.Tant que la dissuasion américaine demeurera crédible, la marge de manœuvre de la Chine sera réduite, d’autant que les efforts autonomes de défense de Taiwan rendraient extrêmement coûteuses des opérations militaires visant à prendre le contrôle de l’île. La Chine est face à un impossible dilemme. Sa politique taiwanaise mêle coercition, menaces et construction d’une dépendance économique. L’équilibre entre ces composantes changera de nouveau après ce résultat électoral, et l’on peut s’attendre à ce qu’elle redouble d’efforts pour créer les conditions d’un retour au pouvoir du Kuomintang en 2024. Mais le rejet à Taiwan de la Chine n’est que partiellement lié à sa politique à l’égard de l’île – il porte sur ce qu’est la Chine de Xi Jinping, et sur son projet national. Dans ces conditions, il est inévitable que la paix dans le détroit de Taiwan repose avant tout sur un rapport de forces militaires. Copyright : Sam Yeh / AFPImprimerPARTAGERcontenus associés 03/12/2019 La Chine et la Commission von der Leyen : une Europe sur la défensive Mathieu Duchâtel 31/10/2019 L’offre 5G de Huawei et les sanctions américaines : la clef taïwanaise Mathieu Duchâtel