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04/11/2020

Où en est Vladimir Poutine ?

Où en est Vladimir Poutine ?
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

[Edit] Depuis la mise en ligne de cet article, le résultat des élections américaines est connu et Joe Biden a été élu.

Moscou est l'une des capitales où le résultat des élections américaines est suivi avec le plus d'attention. Au moment où le suspens commence à se dissiper - mais où subsistent de nombreuses incertitudes - nous nous sommes posé la question : où en est M. Poutine?

En faisant le bilan des mois qui viennent de s’écouler – période difficile pour la Russie, mais c’est le cas pour tous les pays –, le Kremlin pouvait se féliciter de plusieurs sujets de satisfaction.

Au moins deux affaires mal engagées au début de l’année sont maintenant plus ou moins maîtrisées : d’abord, le prix du pétrole (39$ le baril) est remonté à un niveau tolérable pour la Russie dans les conditions actuelles du marché ; on se souvient que la crise du début de l’année avait été dans une large mesure provoquée par une fausse manœuvre russe (rupture avec l’OPEP). Ensuite, les différents épisodes du feuilleton des amendements à la Constitution, perturbés par la crise sanitaire, ont trouvé leur épilogue avec le référendum du 1er juillet 2020, approuvant largement une réforme qui permettra à Vladimir Poutine de se représenter à la présidence de la Fédération en 2024. Les manifestations de rue, qui ont dans certaines régions émaillé la vie politique, paraissent s’essouffler.

Enfin, après des débuts difficiles, la gestion du Covid-19 a semblé donner des résultats. Comme ailleurs cependant, la pandémie frappe de nouveau, de manière d’autant plus sérieuse que c’est cette fois l’ensemble du territoire qui est atteint. Selon les chiffres officiels, le nombre de cas journaliers est d’environ 16 000 ces derniers jours contre un pic de 12 000 lors de la première vague, et la quasi-totalité des oblasts comptent plus de 2 000 cas confirmés par million d’habitants.

Mais surtout, deux développements plus ou moins inattendus sont intervenus depuis cet été, qui constituent de graves défis pour la politique de Vladimir Poutine : l’affaire Navalny, et les crises dans "l’étranger proche" (Biélorussie, Haut-Karabakh, Tadjikistan). En attendant un troisième : les élections américaines.

L’affaire Navalny

Deux développements plus ou moins inattendus sont intervenus depuis cet été, qui constituent de graves défis pour la politique de Vladimir Poutine : l’affaire Navalny, et les crises dans "l’étranger proche".

Elle reste dans une certaine mesure mystérieuse. De nombreuses conjectures se font concurrence sur la question de savoir qui est le responsable de l’empoisonnement et quels en étaient les motifs : un service officiel, sur commande du Kremlin, ou une officine bénéficiant d’un feu vert ou allant au-devant d’un désir de la direction du pays, par exemple. De la même manière, la gestion de "l’après-empoisonnement" est sujette à multiples spéculations (pourquoi avoir laissé Navalny partir, etc.).

À ce stade, deux leçons peuvent être retenues sans beaucoup de risques.

  • D’abord, l’affaire Navalny s’inscrit dans un contexte de politique intérieure où le régime craint une baisse de popularité de Vladimir Poutine dans le pays. Le discours du Président et des officiels – leur réticence à prononcer le nom même de l’opposant, leur volonté de minimiser son importance – prouvent l’inverse de ce qu’ils veulent démontrer : Alexeï Navalny représente une menace pour un pouvoir russe qui sent la contestation monter dans une partie au moins de l’opinion. Tout laisse penser que c’est par un durcissement du système que le Kremlin va s’adapter, notamment en vue de l’élection présidentielle de 2024 pour laquelle M. Poutine veut vraisemblablement éviter les manifestations dans les grandes villes de l’hiver 2011-2012.
     
  • En second lieu, l’absence de tout effort pour adoucir une réaction négative des Européens est remarquable. Il est vrai que l’administration Trump ne se presse pas d’édicter de nouvelles sanctions. Toutefois, le fait que l’Allemagne ne soit pas prête cette fois-ci à laisser passer ce qui lui apparaît comme "l’incident de trop", le fait que M. Macron ait rejoint Mme Merkel pour provoquer des sanctions de l’UE, constituent un tournant potentiellement majeur pour la position stratégique de la Russie. On se retrouve dans un scénario comparable à l’épisode Magnitski (de 2007 à 2019), dans lequel le pouvoir russe, pour une affaire subalterne où il aurait été facile et logique de lâcher du lest, a compromis en profondeur ses relations avec les États-Unis. Vladimir Poutine a-t-il fini par comprendre que l’éloignement de l’Allemagne – le grand pays européen qui a toujours cherché à garder des relations convenables avec Moscou – risquait de lui coûter cher ? Dans ses propos à la dernière réunion du "Valdaï Club" (22 octobre), il évoque une "Allemagne en voie de devenir une superpuissance, dans la lignée de la Chine". À Paris, les explications désinvoltes qu’il a données au président de la République dans leur entretien du 18 août 2019 ont fait une mauvaise impression.

Tremblements de terre dans l’étranger proche

La crise en Biélorussie a ceci de comparable à l’affaire Navalny qu’elle aurait pu facilement être évitée ou au moins contenue : c’est l’ampleur du trucage de l’élection présidentielle qui a provoqué la révolte populaire et rend plus difficile pour les puissances extérieures de détourner leur regard.

Du point de vue de Vladimir Poutine, cette crise en elle-même ne présente pas que des inconvénients : le Président Loukachenko se plaisait à cultiver ses distances avec Moscou ; il se trouve désormais en position de quémandeur vis-à-vis de son seul protecteur. Il n’est pas impossible d’ailleurs que par le biais d’une réforme constitutionnelle, la Russie ne finisse par lui trouver un successeur complètement acquis à Moscou. Par ailleurs, pour l’instant, l’opinion biélorusse n’a pas basculé dans l’hostilité à la Russie, à la différence de ce qui s’est passé dans la plus grande partie de l’Ukraine.

Pour l’instant, l’opinion biélorusse n’a pas basculé dans l’hostilité à la Russie, à la différence de ce qui s’est passé dans la plus grande partie de l’Ukraine.

Toutefois, la mise en cause du pouvoir de Loukachenko ravive la hantise du Kremlin à l’égard des "révolutions de couleur", la peur que la rue puisse renverser un pouvoir établi. C’est par ailleurs ce qui est en train de se produire en ce moment au Tadjikistan. Et surtout, venant à peu près au même moment que la résurgence du conflit Arménie/Azerbaïdjan au Haut-Karabakh et alors qu’aucune stabilisation n’est en vue dans le Donbass, ces deux crises amplifient la perception selon laquelle la Russie est maintenant bousculée dans son "étranger proche".

Un observateur particulièrement averti, Dmitri Trenin, directeur du bureau de la Carnegie à Moscou, écrit"La politique de Moscou vis-à-vis de ses alliés est visiblement appliquée sans l’ombre d'une vision stratégique" ; elle résulte de "l’inertie d’un héritage psychologique soviéto-impérial" ; sa motivation principale réside dans les "relations matérielles entre les différents groupes appartenant aux élites" (comprendre : une juxtaposition de pactes de corruption, qui laisse au pouvoir des responsables incapables de comprendre l’évolution de leurs sociétés). Dmitri Trenin va jusqu’à comparer la situation actuelle aux relations entre pays socialistes à l’époque communiste : elles semblaient "fraternelles et sans problèmes", avant que le bloc ne soit secoué par des crises et des révoltes.

Ce diagnostic n’est pas seulement celui d’experts non officiels. Il est soutenu aussi à la Douma, par des parlementaires qui reconnaissent que la "main de l’Occident" est à peu près absente de ce qui se passe en Biélorussie, au Tadjikistan ou en Azerbaïdjan.

Plusieurs facteurs aggravent la perception d’une perte de contrôle du Kremlin sur les terres ex-soviétiques : le fait qu’avec la Biélorussie, le Tadjikistan et l’Arménie, après l’Ukraine, le cœur de l’Union Économique Eurasiatique est atteint, donc l’un des cercles qui matérialisaient la survivance de l’empire soviétique ; une probable lassitude de l’opinion russe à l’égard des options militaires, auxquelles le pouvoir a beaucoup eu recours en Syrie et ailleurs ; enfin bien sûr, l’intervention de nouvelles puissances extérieures, désormais non occidentales, qu’il s’agisse de la Chine, dont la capacité d’attraction économique éclipse de plus en plus celle de la Russie en Asie Centrale, ou qu’il s’agisse de la Turquie, pour ce qui est du Haut-Karabakh.

Le Haut-Karabakh

Au même titre que le Donbass, ou que la Moldavie, plus encore même, le Haut-Karabakh faisait partie de ces "conflits gelés" dont la gestion passe parfois pour un chef d’œuvre d’habileté de la part du Kremlin. La Russie était en effet l’alliée aussi bien de l’Azerbaïdjan que de l’Arménie. Elle paraissait tenir la balance égale entre les deux adversaires, assurant la promotion de ses intérêts dans les deux pays, et maintenant une paix précaire depuis le dernier conflit ouvert entre les deux pays (1994). Il était entendu que là comme ailleurs, la Russie se satisfaisait d’une absence de solution sur le fond lui permettant de rester indispensable aux différentes parties.

Lorsque les hostilités ont commencé il y a un mois, on pouvait s’attendre à ce qu’une convocation à Moscou de représentants des deux gouvernements calme les esprits. En fait, M. Poutine a d’abord paru peu pressé d’exiger un cessez-le-feu. On a pu déceler dans cette attitude une certaine complaisance pour Bakou : le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, n’a pas la cote à Moscou car il est issu d’un processus démocratique et enclin à regarder vers l’Ouest. Rien de tel avec le Président Aliev, autoritaire classique issu du moule soviétique. De surcroît, la richesse acquise ces dernières années par l’Azerbaïdjan a fait de ce pays un partenaire de premier plan pour la Russie, donc pour certains intérêts russes, sur le plan commercial, dans le domaine de l’énergie et comme consommateur d’armes sophistiquées.

Lorsque les Russes ont vraiment insisté pour obtenir un cessez-le-feu, leur médiation s’est révélée inefficace. Il est clair désormais que derrière l’action de l’Azerbaïdjan, se trouve le soutien turc (et d’ailleurs israélien). Ce sont les Turcs et les Israéliens qui ont fourni les drones et d’autres équipements très modernes qui permettent l’avancée des forces azéries. D’où un dilemme considérable pour Vladimir Poutine : le retour d’une influence "panturque" dans une zone chèrement acquise par l’Empire russe sur les Ottomans ne peut que révulser le nationalisme du régime russe actuel. De surcroît, l’introduction par Ankara aux côtés des forces azéries de mercenaires islamistes syriens devrait faire figure de chiffon rouge pour les Russes, pour qui le combat contre le terrorisme dans le Caucase constitue une priorité absolue.

En sens inverse, le partenariat stratégique mis au point entre Poutine et Erdogan représente sans doute dans l’esprit du Président russe un acquis important. Homme de la Guerre froide, il accorde certainement du prix à avoir "enfoncé un coin" entre la Turquie et l’OTAN. Là aussi, lors de la dernière réunion du Valdaï Club, il a tenu des propos ambigus, laissant entendre qu’il était prêt à aller assez loin dans la patience stratégique à l’égard de la Turquie.

Le partenariat stratégique mis au point entre Poutine et Erdogan représente sans doute dans l’esprit du Président russe un acquis important. Homme de la Guerre froide, il accorde certainement du prix à avoir "enfoncé un coin" entre la Turquie et l’OTAN.

Certains commentateurs russes théorisent la relation Poutine-Erdogan. Ainsi, le rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs, Fyodor Lukyanov, écrit que ces relations "préfigurent dans une certaine mesure, la manière dont vont se construire à l’avenir les relations internationales, non pas autour du format de Minsk ou du groupe d’Astana, mais dans des tractations directes, dans lesquelles tous les leviers sont utilisés, y compris la force". Il précise : "nous disposons d’une expérience de dissuasion réciproque qui, en d’autres circonstances, pourrait conduire à l'effondrement complet de ces relations. Or, ces relations ne s’effondrent pas, parce que, de part et d'autre, pour différentes raisons, elles sont jugées très importantes".

Pour l’instant, la plupart des observateurs continuent de penser qu’en effet, Vladimir Poutine ne laissera par les forces azéries dépasser une certaine limite (le corridor de Latchine entre l’Arménie et le Haut-Karabakh comme on peut le voir dans cette vidéo de Jean-Dominique Merchet). Un déploiement de forces russes est observé à proximité. Et des bombardements dans la province d’Idlib, en Syrie, sur des groupes islamistes affiliés à la Turquie pourraient indiquer que la "dissuasion" a commencé vis-à-vis de la Turquie. On pourrait assister à une escalade de la tension entre la Russie et la Turquie – se concluant par un "deal".

Les élections américaines

Dans un article très brillant, une politologue russe, Lilia Shevtsova analyse le profond malaise qui sous-tend désormais la "grande stratégie" russe : celle-ci est traditionnellement structurée par la relation de répulsion/attraction avec les États-Unis. Dans l’imaginaire de l’élite russe, le monde reste en fait bipolaire. Or "la bipolarité américano-russe cède la place à un tango entre l’Amérique et la Chine". Pire encore : "l’Amérique commence à ignorer la Russie. Elle ne répond plus aux initiatives russes. Dans le meilleur des cas, la Russie doit se satisfaire de ses relations avec l’Allemagne et la France, presqu'un suicide !".

Sur ce fond de tableau, le bilan des années Trump et les perspectives de l’après 3 novembre font l’objet à Moscou d’un assez grand consensus. Les experts s’accordent à penser que Trump a été positif pour Vladimir Poutine par l’effet destructeur qu’il a eu sur les alliances occidentales, par son indifférence sur les questions de droits de l’Homme, par l’espace qu’il a laissé ouvert pour les entreprises russes. En sens inverse, les sanctions ont continué de s’accumuler contre la Russie, aucun accord constructif n’a pu se dégager avec une administration otage des querelles de politique intérieure et la diabolisation de la Russie s’est aggravée dans l’ensemble de la classe politique intérieure américaine.

De la même manière, les observateurs russes attendent très peu de l’après 3 novembre. En cas de réélection de Trump, ils craignent que l’isolement du Président continuera à l’empêcher de mettre en œuvre ses bonnes intentions vis-à-vis de Poutine. Si Biden est élu, il appliquera la ligne antirusse partagée par le Congrès. Dans un cas comme dans l’autre, la dévalorisation de la Russie dans la perception stratégique américaine, du fait de la Chine et d’autres acteurs, se poursuivra. Un de ces observateurs note : "pour la première fois depuis 30 ans, la perspective d’un changement d’administration américaine ne suscite à Moscou aucune attente positive".

Il reste cependant que "Poutine vote pour Trump" selon l’expression consacrée. Selon une autre brillante politologue, Tatiana Stanovaya, l’actuel président américain reste le candidat des siloviki, qui voient en lui "l’instrument du chaos" ou encore "notre homme", même si cette thèse aurait perdu de son crédit depuis la rencontre d’Helsinki. Une autre école estimerait que le maintien de Donald Trump comporterait désormais "plus d’inconvénients que d’avantages".

Ce serait une thèse répandue dans l`appareil diplomatique et parmi les experts qui conseillent le gouvernement (note : l’influence des diplomates et des experts sur le Kremlin est limitée). Enfin, une troisième ligne partirait de l’idée suivante : "plus les relations avec Washington sont mauvaises et plus se trouve justifié, sur le plan interne, un agenda conservateur et répressif, qui renforce les positions d’une partie de l’élite". Selon Tatiana Stanovaya, la détérioration du climat intérieur – dont témoigne l’affaire Navalny – donnerait désormais plus de poids à cette vision.

Un Président au pied du mur ?

Trump a été positif pour Vladimir Poutine par l’effet destructeur qu’il a eu sur les alliances occidentales, par son indifférence sur les questions de droits de l’Homme, par l’espace qu’il a laissé ouvert pour les entreprises russes.

Au total, après plus de vingt années au pouvoir, consacrées notamment à restaurer la grandeur de son pays, les nuages s’accumulent autour du Président russe : difficultés internes, perspectives d’un déclassement face au duo sino-américain, turbulences dans son "étranger proche", relation avec Washington durablement dégradée.

Pour beaucoup d’experts russes, la "sagesse stratégique" devrait consister pour M. Poutine à diversifier ses alliances, du côté asiatique certes (Japon, Inde, etc.), mais aussi par une ouverture vis-à-vis de l’Europe et vis-à-vis des États-Unis. S’agissant de l’Europe, il est probable que la psychologie du Président russe y répugne. Vis-à-vis des États-Unis, deux tests méritent d’être observés avec attention : d’abord, bien sûr, le degré d’immixtion russe dans le déroulement des élections du 3 novembre. C’est notamment l’atteinte portée à la démocratie en 2016 par les interférences russes qui a ancré dans la classe politique américaine son hostilité actuelle à la Russie.

Deuxième test : les négociations de désarmement. Sous la pression de Trump, l’administration américaine a renoncé à une bonne part de ses exigences (inclusion de l’arsenal de la Chine) pour avancer vers un accord russo-américain. Les Russes ont hésité à saisir cette perche, il est vrai très tardive. Finalement, le 20 octobre, un communiqué du MID (le ministère des Affaires étrangères russe) assure in extremis la prolongation du traité New Start et laisse entrouverte la porte à de futures négociations. Peut-être s’agit-il pour M. Poutine de ne pas insulter l’avenir.

 

Copyright : ALEXEY NIKOLSKY / AFP

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