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16/10/2019

Offensive turque contre les Kurdes syriens – la guerre perdue des Occidentaux en Syrie

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Offensive turque contre les Kurdes syriens – la guerre perdue des Occidentaux en Syrie
 Michel Duclos
Auteur
Expert Résident principal et Conseiller spécial - Géopolitique et Diplomatie

Avant l’offensive turque dans le Nord-Est syrien, le 9 octobre 2019, les États-Unis et leurs alliés avaient déjà sans conteste subi en Syrie toute une série de défaites : l’homme dont ils avaient exigé le départ, Bachar el-Assad, était toujours en place ; les innombrables crimes perpétrés par son régime et ses soutiens étaient restés impunis ; des adversaires déclarés de l’Occident – la Russie et l’Iran – avaient mis la main sur la Syrie ; grâce à cela, la Russie avait effectué un retour spectaculaire dans la région et l’Iran se sentait encouragé à tenir tête aux Occidentaux.

Dans tout conflit, à l’intérieur de chaque camp, on trouve toujours des partisans de la poursuite du combat et des avocats d’un abandon de la lutte – appeasers, défaitistes ou simplement réalistes, selon les points de vue. Les tenants d’une ligne "dure", dans l’affaire syrienne, pouvaient faire valoir une bataille remportée – contre Daech – et une position maintenue le Nord-Est syrien , contrôlée grâce aux forces spéciales américaines (ainsi que françaises et britanniques) alliées sur le terrain au PYD kurde (formant avec ses alliés arabes les Forces démocratiques syriennes ou FDS). Ce territoire représentait au moins un gage pour un éventuel règlement politique à venir. Une présence militaire occidentale aux cotés des FDS constituait aussi une garantie contre une résurgence de Daech. C’était en particulier la politique que défendait l’équipe, dirigée par l’Ambassadeur Jim Jeffrey, auquel le Président Trump avait confié au sein de son administration le dossier syrien.

Pourquoi ce retrait américain ?

Les soutiens de la thèse de l’abandon, dont l’ancien responsable de la campagne contre Daech, Bret MacGurk, ainsi que divers vétérans de l’administration Obama, faisaient valoir d’autres arguments : une fois Daech vaincu, pourquoi continuer à prendre des risques dans ces lointaines et dangereuses contrées ? N’était-il pas évident que le maintien d’une présence militaire américaine (fût-ce avec un appoint français et britannique) n’était pas tenable dans la durée ? À cela s’ajoutait un autre élément : il était temps de se réconcilier avec la Turquie, quitte à sacrifier les Kurdes. L’allié local des Occidentaux, le PYD, très apprécié de nos militaires et auréolé de la sympathie qu’inspire dans nos pays la cause kurde, n’en est pas moins en effet une branche du PKK, mouvement kurde considéré par Ankara comme une menace terroriste devant être combattue en Syrie comme en Turquie.

Cet été, un compromis avait de surcroît été trouvé entre Turcs et Américains sur une "zone de sécurité" limitée, en territoire syrien, comportant des patrouilles turco-américaines communes – de nature donc à réduire les frustrations turques.

Des considérations d’équilibre régional dépassant le théâtre syrien auraient pu faire pencher la balance en faveur de la première thèse. Comme l’avait indiqué il y a quelques semaines seulement un rapport établi par un groupe d’experts bi-partisan mandaté par le Congrès des Etats-Unis – le Syria Study Group – l’option du maintien d’une présence militaire américaine dans le Nord-Est syrien présentait un coût-efficacité sans équivalent du point de vue stratégique : un millier de forces spéciales, appuyées par une couverture aérienne très performante, permettait de faire barrage le long de l’Euphrate au corridor chiite reliant l’Iran à la Méditerranée.

Donald Trump lui-même, il est vrai, s’est toujours rangé dans l’école de l’abandon du combat, pour des raisons évidentes de respect de ses promesses électorales (retrait de toutes les opérations sur des théâtres extérieurs). Il l’avait montré une première fois le 20 décembre de l’année dernière, en décidant, déjà à la suite d’une conversation avec le Président Erdogan, un retrait complet des forces américaines de Syrie. Il s’était cependant laissé convaincre par ses alliés républicains du Congrès et par ses propres collaborateurs de laisser sur place une force résiduelle. Cet été, un compromis avait de surcroît été trouvé entre Turcs et Américains sur une "zone de sécurité" limitée, en territoire syrien, comportant des patrouilles turco-américaines communes – de nature donc à réduire les frustrations turques.

C’est tout cela qui s’est trouvé emporté en quelques jours en ce début octobre 2019. Le 6, dans une conversation téléphonique avec M. Erdogan, M. Trump donne son feu vert à une offensive turque contre le Nord-Est syrien. Il ordonne le repli des forces spéciales américaines stationnées à la frontière. L’armée turque commence le 9 à bombarder les positions kurdes et à pénétrer dans le Nord-Est syrien dans des régions de peuplement arabe (les villes de Tall Abyad et de Ras al-Aïn). Comme c’est maintenant le modus operandi dans le région, les bombardements n’épargnent pas les populations civiles, des centaines de familles fuient, l’armée turque déploie des milices arabes regroupés sous le nom d’Armée nationale syrienne, qui ne représentent guère plus que des bandes de mercenaires. Ces supplétifs s’emploient aussitôt à commettre des exactions et des assassinats.

La défaite de l’Occident

On peut imaginer pendant 48 heures que l’abandon ignominieux des Kurdes par Washington ne serait pas total. Mais le scénario d’un moindre mal – non-franchissement par les Turcs d’une ligne à 30 kilomètres de la frontière, maintien de la protection occidentale vis-à-vis des Kurdes dans le reste du territoire - est également très vite balayé. Le 13, la Maison-Blanche et le secrétaire d’Etat à la Défense, constatant que les assaillants s’en prenaient aux lignes de communication et même à des positions des forces spéciales américaines, annoncent un rappel complet de ces dernières. Le lendemain, le PYD, tout en sollicitant la protection des Russes, fait appel à Bachar el-Assad pour que ses forces viennent prendre position dans certaines villes qu’il contrôlait jusqu’ici. Un accord est conclu, sous les auspices de la Russie, "invitant" les combattants des FDS à intégrer les rangs du Vème corps d’armée syrien qui regroupe les miliciens ralliés au régime.

Dans ces conditions, les Occidentaux n’ont pas seulement perdu une série de batailles en Syrie, ils ont désormais perdu la guerre. Leur défaite, déjà largement entamée, est consommée. Une photo proprement incroyable montre des véhicules de l’armée syrienne croisant des véhicules de l’armée américaine sur une route conduisant à Kobané. Le principal bénéficiaire pour l’instant (la suite peut encore réserver des surprises) de ce qui vient de se passer n’est autre que le régime de Bachar el-Assad - et peut-être Daech, qui ne peut que profiter du chaos ambiant.

Le comble du surréalisme est cependant atteint par les déclarations de Donald Trump accusant le PYD de trahison, puisqu’il s’est soumis à Assad. Ou encore dans ses menaces d’infliger à la Turquie les pires sanctions économiques pour l’inciter à "ne pas aller trop loin". Sur ce dernier point, il promet de travailler avec le Congrès, car la politique intérieure ne perd jamais ses droits (l’offensive turque et l’assentiment de Trump résultent d’ailleurs en grande partie de motifs de politique intérieure). "Fin des guerres sans fin"tweete triomphalement le Président américain. De son fait, un air de déroute morale et d’hystérie indigne flotte à Washington autour d’une défaite stratégique qu’il a pourtant lui-même programmée.

Les nouveaux autoritaires : grands gagnants du chaos syrien

L’image d’une défaite de l’Occident peut paraître excessive depuis Paris, Bruxelles ou Washington. C’est pourtant celle qui imprègne les réactions des différents acteurs au Proche-Orient. Un remarquable article de Martin Chulov, écrit le 14 octobre depuis le Nord-Est syrien pour le Guardian, en porte témoignage. "Le transfert du pouvoir auquel on assiste est celui entre les Kurdes et le régime d’Assad, mais le vrai transfert de pouvoir a lieu entre les Etats-Unis, lesquels, 16 ans après l’invasion de l’Irak, se retirent de la région, et la Russie, dont la présence et l’influence sont maintenant cimentées". Il se trouve que M. Poutine est accueilli, les 14 et 15 octobre, avec les plus grands égards, en Arabie saoudite et dans les Emirats arabes unis. Le signataire de cet article se trouvait ces derniers jours à Abou Dabi, pour le sommet du Beyrouth Institute, qui réunit un certain nombre de responsables du Proche-Orient.

La lecture que faisait l’ensemble des participants coïncide exactement avec la formule de Martin Chulov. À condition d’ajouter toutefois un point : aux yeux des pays du Golfe notamment, la débandade américaine du Nord-Est syrien ne fait que confirmer la dévalorisation de la garantie de sécurité américaine, déjà illustrée par la faible réaction de l’administration Trump à l’attaque du 14 septembre, communément attribuée à l’Iran, contre les installations pétrolières saoudiennes. Bien des participants au sommet du Beyrouth Institute considéraient qu’un retrait militaire américain d’Irak n’est plus maintenant qu’une question de temps.

L’image d’une défaite de l’Occident peut paraître excessive depuis Paris, Bruxelles ou Washington. C’est pourtant celle qui imprègne les réactions des différents acteurs au Proche-Orient.

Quelles conclusions préliminaires tirer pour les Européens ? La priorité pour eux est d’abord de tenter de récupérer autant que possible les djihadistes étrangers dont la capacité de nuisance est soudain (mais de façon prévisible) réactivée. Pour le long terme, l’attitude de M. Trump renforce l’urgence pour l’Europe d’investir dans ses moyens de défense et de sécurité.Sur un plan plus politique, les alliés de l’Amérique au Proche-Orient ne vont pas cesser du jour au lendemain de penser leur sécurité en termes de garantie américaine. Cependant, si la Russie est désormais courtisée par les Etats du Golfe, leur attitude change également à l’égard de l’Iran : la recherche d’un dialogue avec Téhéran est désormais à l’ordre du jour. C’est une donnée (plutôt positive) à laquelle les diplomaties européennes doivent s’adapter.

Enfin, la question de la Turquie, déjà difficile avant l’offensive turque en Syrie du nord-est, se pose en des termes encore plus complexes. Les Européens ne peuvent pas ne pas marquer le coup à la suite des derniers développements, mais sans perdre de vue qu’à long terme, leur intérêt est de trouver un modus vivendi avec Ankara. Dans ce qui vient de se passer, on peut reconnaître une dimension "géopolitique des nouveaux autoritaires" : Poutine, Erdogan, Trump excellent à se fâcher et à se réconcilier ; ils se comprennent entre eux ; il ne serait pas surprenant que les choses s’arrangent entre M. Trump et le Président turc, qui est attendu à la Maison-Blanche dans quelques semaines.

Copyright : Nazeer Al-khatib / AFP

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