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23/10/2020

Nouvelle vague : comment l’Allemagne pourrait perdre le contrôle

Nouvelle vague : comment l’Allemagne pourrait perdre le contrôle
 Alexandre Robinet-Borgomano
Auteur
Expert Associé - Allemagne

L’annonce de la mise à l’isolement du Ministre allemand de la santé Jens Spahn, testé positif au coronavirus le 21 octobre 2020, apparaît comme le signal du retournement de la situation sanitaire en Allemagne. La courbe des nouvelles contaminations, qui accuse une croissance modérée depuis plusieurs semaines, explose entre le 15 et le 21 octobre, passant brutalement de 8 523 à 12 331 nouveaux cas par jour. Face à cette situation, la stratégie allemande, qui a permis au pays de gérer efficacement la première vague, apparaît fragilisée : à la crise d’autorité qui s’exprime au sommet de l’État s’ajoute une crise de confiance dans la science qui gagne progressivement la population. L’Allemagne pourrait-elle perdre le contrôle ? Éléments d’analyse par Alexandre Robinet-Borgomano.

Le philosophe allemand Edmund Husserl observe au début du XXe siècle un renversement dans l’attitude à l’égard des sciences : il analyse dans la Krisis une remise en cause des sciences européennes qui ne concerne pas tant la reconnaissance de leur efficacité, que la façon générale d’estimer la science, de considérer ce que cette science peut signifier pour l’existence humaine : "Dans la détresse de notre vie, c’est ce que nous entendons partout, cette science n’a rien à nous dire".

La crise du coronavirus, en détruisant l’illusion d’une science capable d’appréhender efficacement tous les phénomènes, en remettant en cause la capacité des sciences à définir une stratégie durable de lutte contre le virus pourrait opérer dans la conscience européenne un renversement similaire : face à l’irruption d’une épidémie que l’Europe ne parvient pas à endiguer, la science peut-elle encore fonder les décisions politiques susceptibles de minimiser ses effets ?

L’Allemagne est le pays ayant le plus misé sur la rationalité scientifique pour lutter contre le virus.

Le cas de l’Allemagne présente à cet égard un exemple intéressant. L’Allemagne, en effet, est le pays ayant le plus misé sur la rationalité scientifique pour lutter contre le virus : sa stratégie s’appuie sur une intervention précoce des autorités, une stratégie de dépistage et d’isolement ciblé permettant de briser les chaînes des contaminations, et une communication de crise s’attachant à gagner l’adhésion de la population par l’explication rationnelle et l’appel à la responsabilité.

L’Allemagne est ainsi parvenue à limiter le nombre de décès liés au coronavirus, sans imposer à sa population des mesures de confinement aussi drastiques que dans d’autres États européens. En plaçant la rationalité scientifique au cœur de sa stratégie, l’Allemagne a su définir une voie médiane entre la recherche de l’immunité collective et le contrôle à outrance de sa population : avec un nombre de décès rapporté au million d’habitant s’élevant à 118,6 morts durant la première vague - contre 658,9 au Royaume-Uni, 605,9 en Italie ou 502 en France - l’Allemagne affiche un bilan humain plus favorable que ses principaux voisins. Mais le succès de l’Allemagne durant la première vague ne la protège aucunement d’un éventuel rebond : ce succès pourrait au contraire conduire l’Allemagne à minimiser l’urgence d’une action déterminée pour protéger sa population.

Une croissance exponentielle du nombre de contaminations

Comme l’explique la Chancelière allemande dans une vidéo devenue virale par sa précision et sa pédagogie, le nombre de cas de contaminations recensés en Allemagne augmente désormais de façon exponentielle. Le 17 octobre 2020, l’Institut national de santé publique Robert Koch reportait ainsi 7 830 cas de contamination en 24 heures, un record depuis le début du déclenchement de l’épidémie. Si ce résultat s’explique en partie par le nombre de tests pratiqués - l’Allemagne réalise en moyenne 1 160 000 tests hebdomadaires depuis le milieu du mois de septembre, soit une moyenne comparable à celle de la France - il reflète également une situation sanitaire préoccupante qui pourrait rapidement dégénérer.

La situation épidémiologique allemande varie fortement d’une région à l’autre : si la région rurale de Berchtesgaden à la frontière autrichienne est la première à avoir ré-imposé un confinement total, les centres urbains d’Allemagne représentent actuellement les principaux foyers d’infections. Avec 100 nouveaux cas pour 100 000 habitants au 20 octobre, la capitale berlinoise tient le record des contaminations, loin devant la Rhénanie du Nord (62,3), le Bade-Wurtemberg (53,1), la Ville-État de Hambourg (52) ou la Bavière (50,3). Jusqu’à présent les Länder de l’Est, marqués par des taux d’urbanisation et des densités de populations moins élevés, apparaissent relativement épargnés.

Malgré l’inquiétude que suscitent ses nouveaux chiffres, les capacités du système de soins allemand, en particulier le nombre de lits en soins intensifs, apparaît encore comme le principal rempart contre un dérapage incontrôlée de l’épidémie. Comme l’explique Reinhard Busse, Directeur du département de la santé à l’Université technique de Berlin : "Nous devons casser cette dynamique, non pas parce qu’elle risquerait de submerger les capacités de nos hôpitaux, mais pour éviter des douleurs d’infections inutiles et minimiser les conséquences à long terme de cette crise". L’Allemagne compte en effet, au 15 octobre, 655 patients en réanimation alors que le nombre de lits en soins intensifs s’élève au niveau fédéral à 30 000 unités.

Si les experts s’accordent sur la solidité du système de soins pour affronter la nouvelle vague, ils mettent en garde contre un possible manque de personnel hospitalier, en particulier si le nombre de mises sous respiration artificielle venait à exploser. Ils alertent également contre la situation problématique que représenterait la coexistence de l’épidémie de grippe avec celle du coronavirus, appelant à généraliser le vaccin contre la grippe au sein de la population.

Les capacités du système de soins allemand, en particulier le nombre de lits en soins intensifs, apparaît encore comme le principal rempart contre un dérapage incontrôlée de l’épidémie.

Une politique en quête d’adhésion

Pour contenir la propagation du virus, le gouvernement fédéral et les Länder se sont accordés, le 14 octobre, sur la mise en place de nouvelles mesures graduées, adaptées à la réalité de chaque situation. Lorsque sur un territoire donné, le nombre de nouveaux cas de contamination sur les 7 derniers jours dépasse la barre des 35 cas détectés pour 100 000 habitants, le nombre de participants aux fêtes privées est limité à 15 personnes et l’obligation de porter le masque est étendue aux espaces publics très fréquentés. À partir de 50 cas détectés pour 100 000 habitants, les rassemblements publics de plus de 10 personnes sont interdits et un couvre-feu à partir de 23h est imposé aux bars et aux restaurants. À partir du 7 novembre, les personnes ayant voyagé dans une zone à risque avant leur entrée en Allemagne sont obligées de se confiner durant 5 jours, avant de pouvoir se faire tester.

Difficilement lisibles et peu contraignantes, les mesures adoptées le 14 octobre reflètent les multiples difficultés auxquelles l’Allemagne, dans sa gestion de la crise, doit faire face actuellement:

  • La première difficulté est liée à la structure fédérale du pays : si le fédéralisme est apparu durant la première phase de l’épidémie comme un levier efficace pour adapter les mesures à la réalité du terrain, la volonté d’associer davantage les Présidents de région à la gestion de la crise fragilise désormais la stratégie allemande. La controverse liée aux interdictions d’hébergement (Beherbergungsverbote) sur laquelle l’État fédéral et les Länder ne sont pas parvenus à s’accorder, ou les décisions rendues par les tribunaux administratifs annulant purement et simplement des mesures de couvre-feu "non proportionnées" illustrent bien cette cacophonie au niveau gouvernementale. L’hétérogénéité des mesures adoptées d’un Land à l’autre, et leur volatilité face à l’évolution rapide de la situation, contribuent incontestablement à diminuer l’acceptation de ces mesures par la population. Selon un récent sondage, deux tiers des Allemands sont favorables à la mise en place de mesures unifiées à l’échelle du pays.
     
  • La deuxième difficulté de l’Allemagne est liée au retour d’un contrôle parlementaire largement atténué durant la première phase de l’épidémie. Le ministre de la Santé Jens Spahn a fait voter au printemps dernier une nouvelle lois de lutte contre les infections, la Infektionsschutzgesetz qui permet au ministère de la Santé de disposer en temps de pandémie de pouvoirs étendus pour mener une action rapide et centralisée. Alors que le Ministre Spahn cherche à utiliser le rebond de l’épidémie pour pérenniser les pouvoirs que lui confère cette loi, le Bundestag, par la voix de son Président Wolfgang Schäuble, a fait savoir que la lutte contre le virus ne pouvait plus ressortir uniquement de la seule concertation entre le Gouvernement fédéral et les Länders et que le Parlement devait désormais être associé à l’élaboration de la stratégie allemande de lutte contre le virus.  
     
  • La troisième difficulté, plus conjoncturelle, est liée à l’affaiblissement de l’autorité de la Chancelière. Alors que le Ministre Président de Bavière, Marcus Söder et celui de Rhénanie du Nord, Armin Laschet, sont tous deux des candidats à sa succession, Angela Merkel n’a pu imposer lors de la conférence avec les Länder, sa conception des mesures à prendre pour endiguer la pandémie. Comme elle l’exprime dans une vidéo diffusée le 14 octobre, "mon inquiétude n’est pas dissipée" (Meine Unruhe ist nicht weg). Considérant que les mesures adoptées par l’Allemagne ne sont pas suffisantes, Angela Merkel a de nouveau lancé aux Allemands un appel, les invitant à prendre la situation au sérieux et, dans la mesure du possible, à "rester chez eux".

L’indifférence de plus en plus marquée vis-à-vis des mises en garde du corps médical et la volonté de vivre avec le virus [...] caractérisent aujourd’hui une grande partie des Allemands.

Le succès de l’Allemagne dans sa lutte contre le virus au printemps dernier était fondée sur une adhésion particulièrement forte de la population vis-à-vis des mesures imposées par le Gouvernement : une attitude motivée tout autant par la "sidération" face à l’irruption d’un virus inconnu, que par une attention marquée aux recommandations sanitaires dispensées par le gouvernement et des experts influents - comme Lothar Wieler ou Christian Drosten, s'efforçant jour après jour d’expliquer par des arguments scientifiques la stratégie du gouvernement.

La Corona-Müdigkeit

Cette adhésion de l’opinion est aujourd’hui fragilisée par le sentiment de perte de contrôle qu’illustrent les hésitations au sommet de l’État, mais également par une certaine lassitude vis-à-vis des mesures anti-corona, une "Corona-Müdigkeit" qui semble progressivement gagner l’ensemble de la population.

L’indifférence de plus en plus marquée vis-à-vis des mises en garde du corps médical et la volonté de vivre avec le virus qui caractérisent aujourd’hui une grande partie des Allemands, s’exprime dans le succès rencontré en Allemagne par la théorie de l'Immunité collective ou de la "protection ciblée", défendue dans la déclaration de Barrington. Dans une longue interview accordée au Zeit, Klaus Stöhr, ancien coordinateur pour le SARS à l’OMS, dénonce ainsi l’absence de vision de long terme de l'Allemagne et insiste sur la nécessité d’accepter des taux de contamination élevés, en protégeant uniquement les personnes les plus fragiles - une position également défendue par l’épidémiologiste Hendrick Streek, devenu, depuis quelques semaines, une référence incontournable du débat public allemand.

Signe des progrès de cette théorie en Allemagne, la société allemande de virologie à laquelle appartient Christian Drosten a publié le 19 octobre une mise en garde contre les positions défendues par la déclaration de Barrington, laquelle conduirait à une "perte de contrôle" (Kontrollverlust) dans la gestion de l’épidémie.

Comme le suggère l’influence des théories complotistes ou des mouvements anti vaccins au sein des manifestations "anti-masques", tout comme la lassitude de la population face aux mesures d’endiguement, la confiance dans la rationalité scientifique, qui a fait la force de l’Allemagne durant la première vague, semble s’éroder. S’il est trop tôt pour affirmer que la deuxième vague touchera plus fortement le pays, sa situation actuelle révèle l’actualité du questionnement husserlien : face à cette réalité nouvelle que représente la présence durable du virus, quelle rationalité scientifique est encore à même de fonder nos choix ?

 

Copyright : Tobias SCHWARZ / AFP

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