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15/11/2021

L'usage de la force n'est plus ce qu'il était

L'usage de la force n'est plus ce qu'il était
 Dominique Moïsi
Auteur
Conseiller Spécial - Géopolitique

La Chine muscle son arsenal militaire, avec Taiwan pour cible. Pourtant, des exemples récents montrent que la puissance militaire est loin d'assurer l'hégémonie espérée par les pays victorieux, décrypte Dominique Moïsi.

"Le Vatican, combien de divisions ?" demandait Staline. Pourtant, en ce XXIème siècle, on peut légitimement se demander à quoi sert la force militaire.

En Afghanistan, plus de trois mois après la victoire éclair des talibans, la violence terroriste continue. Il semblerait que des éléments de l'armée régulière vaincue aient rejoint les rangs de "l'internationale fondamentaliste" pour poursuivre le combat contre les talibans. Bref, la victoire militaire sur le terrain n'a rien réglé. Les talibans font face à la résilience des nostalgiques de la liberté et du progrès d'un côté, aux fanatiques de l'islamisme de l'autre. Mais surtout, un désastre humanitaire d'une ampleur inégalée se prépare, encouragé dans son intensité par la conjonction du réchauffement climatique, des sanctions internationales contre le régime des talibans, et la poursuite de la violence sur le terrain. Le départ des troupes américaines et de ses alliés, et la victoire sur le terrain des talibans n'a rien réglé, bien au contraire.

L'explosion de l'Ethiopie

Dans le pays d'Afrique le plus peuplé après le Nigeria, l'Ethiopie, l'usage de la force militaire n'a rien réglé non plus. Après une série de victoires initiales contre les "rebelles du Tigré", les forces du gouvernement central éthiopien, sous les ordres du Premier ministre et prix Nobel de la paix Abiy Ahmed (jamais rétrospectivement une telle récompense n'a été si peu méritée) ont connu un brutal retour de fortune. Ce sont désormais les forces tigréennes du TPLF qui sont aux portes d'Addis-Abeba. Entre-temps, des dizaines de milliers de civils ont perdu la vie, des centaines de milliers d'autres ont été déplacés dans un conflit ethnique qui semble échapper à tout contrôle et où toutes les parties se comportent également mal avec les populations. Avec, au bout du compte, cette interrogation lancinante : l'Ethiopie est-elle en train de devenir pour le continent africain ce qu'a été la Yougoslavie à la fin de la Guerre froide pour l'Europe, une entité qui explose dans la violence ? 

L'Ethiopie est-elle en train de devenir pour le continent africain ce qu'a été la Yougoslavie à la fin de la Guerre froide pour l'Europe, une entité qui explose dans la violence ?

L'Ethiopie avait - de par sa réussite économique, son processus de réconciliation avec l'Erythrée, et entre ses ethnies - donné l'impression qu'elle pouvait servir de modèle positif pour le continent africain. Las, il n'en a rien été. L'usage inconsidéré de la force militaire a précipité ce géant d'Afrique dans le chaos. Là encore, la force n'a rien réglé, bien au contraire. Et que dire du Yémen où Saoudiens et Iraniens se livrent une guerre par proxy, dont le seul résultat clair sur le terrain est la souffrance, immense, des civils ?

Seuls les régimes d'el-Assad en Syrie, ou de Loukachenko en Biélorussie - ils ont tous les deux bénéficié du soutien de la Russie de Poutine - peuvent se réjouir d'avoir utilisé la force avec succès contre leurs populations. En Syrie, en dépit des accusations de génocide qui pèsent sur le régime toujours en place, le ministre des Affaires étrangères des Émirats Arabes unis vient de se rendre à Damas, conférant à Assad le retour d'un semblant de légitimité. Mais à quel prix ! Pour rester au pouvoir, Assad a fait reculer son pays de plusieurs décennies. Il règne toujours, mais sur un "champ de ruines". Quant à Loukachenko, il a découvert l'arme des migrants et se sert des victimes de la violence au Moyen-Orient comme d'un moyen de chantage contre les pays de l'Union européenne qui ont l'outrecuidance de critiquer son révoltant cynisme. "Vous voulez m'isoler, me sanctionner : je suspendrai les livraisons de gaz russe qui passent par mon territoire et je vous noierai sous un flot de réfugiés."

Taiwan, le scénario de l'invasion

Et pourtant, comme si ces avertissements venus d'ailleurs ne suffisaient pas, c'est la Chine qui semble désormais prête à prendre le relais en se lançant à son tour dans l'aventure militaire. Tout se passe comme si les dernières leçons de l'engagement militaire américain en Afghanistan et en Irak n'avaient servi à rien, comme si "l'ultima ratio des Nations", la force militaire, fascinait toujours, en dépit de son usage récent, plus que globalement négatif. 

Ainsi, dans le désert du Taklamakan, surnommé "la mer de la Mort", au nord-ouest de la Chine, des forces armées chinoises s'entraîneraient, selon des images fournies par des satellites de contrôle, sur des répliques de vaisseaux de guerre américains déployés dans le Pacifique. Et qui serviraient de cibles d'entraînement pour des tirs de missiles chinois de nouvelle génération. Dans sa volonté d'affirmer son statut de première puissance en Asie dès aujourd'hui et dans le monde demain, la Chine multiplie les efforts et explose les budgets de défense. Comme si elle ne percevait pas les limites "systémiques" aujourd'hui de l'action militaire classique.

Tout se passe comme si les dernières leçons de l'engagement militaire américain en Afghanistan et en Irak n'avaient servi à rien.

À Washington, un "récit", même s'il ne fait pas consensus entre tous les experts, apparaît de plus en plus crédible : comme si, avec la montée des tensions, on semblait presque se résigner à lui. La Chine, dit-on, aura bientôt les moyens maritimes de débarquer ses troupes à Taiwan. Mais compte tenu de la géographie difficile de l'île, la résistance des Taïwanais se poursuivra à l'intérieur, aidée en cela par les États-Unis et ses alliés asiatiques. L'économie chinoise a-t-elle les moyens de faire face à un conflit prolongé qui aurait des conséquences plus que négatives sur sa croissance ? Il y a certes, dans ce schéma, sur lequel insistent nombre de mes amis américains, une volonté évidente de dissuader la Chine. Comme si Washington voulait faire entendre raison à Beijing : "Vous pouvez certes envahir Taiwan, mais réfléchissez bien, un débarquement réussi ne résoudra rien : la résistance taïwanaise (avec notre soutien) continuera."

Dans leurs têtes, dirigeants chinois et américains donnent l'impression de flirter dangereusement avec l'abîme, comme si, de part et d'autre, on s'était résigné à l'hypothèse d'un affrontement inévitable. Les progrès du dialogue sino-américain sur le climat dans le cadre de la COP26 ne sauraient faire illusion. La priorité des dirigeants chinois et américains n'est pas de contribuer à sauver la planète, mais de reconquérir pour les premiers, ou de maintenir pour les seconds, leur statut dans le monde. Comme s'ils n'avaient rien appris, rien compris des avertissements de l'Histoire.

 

Avec l'aimable autorisation des Echos (publié le 14/11/2021).

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